On sait que l’âge joue un rôle aggravant dans l’exposition à l’épidémie de Covid-19. Mais dans quelle mesure les conditions de vie et d’emploi en jouent-elles un ? Les données de l’Insee sur la Seine-Saint-Denis ont montré que ce département, dont la population est plus jeune que la moyenne, présente néanmoins un record de surmortalité : on y a recensé 130 % de décès en plus entre le 1er mars et le 27 avril par rapport à la même période en 2019. Lire aussi Coronavirus : une surmortalité très élevée en Seine-Saint-Denis.)
Cette population connaît également un taux de pauvreté élevé et une forte proportion de travailleurs qui, prenant tous les jours les transports en commun, exercent des métiers dits, depuis le début de la crise sanitaire, « de première ligne ». On sait aussi qu’il existe des liens étroits entre pauvreté, conditions de vie médiocres et mauvaises conditions d’emploi. Mais peut-on aller plus loin : certains métiers présentent-ils plus de risques d’être touchés par le Covid-19 que d’autres, et pourquoi ?
Aux Etats-Unis, le profil démographique des travailleurs « de première ligne » (vente, transports publics, chauffeurs, entrepôts, services postaux, entretien, métiers du soin, travailleurs sociaux) a permis de mettre en évidence la prédominance des femmes, notamment dans les métiers du soin, du social et de la vente, ou encore la surreprésentation des personnes de couleur et touchant des salaires bas (« A Basic Demographic Profile of Workers in Frontline Industries », Hye Jin Rho, Hayley Brown, Shawn Fremstad, Center for Economic and Policy Research, 7 avril 2020). Mais cette étude ne présente pas de données sur la contamination ou la mortalité par Covid-19.
Conditions socio-économiques et comorbidités
En revanche, l’équivalent britannique de l’Insee, l’Office for National Statistics (ONS), a exploité les données de mortalité par le Covid-19 (« Coronavirus (Covid-19) Roundup ») sous l’angle socioprofessionnel. L’une de ses études analyse les 2 494 décès impliquant le coronavirus intervenus entre le 9 mars et le 20 avril dans la population en âge de travailler (20-64 ans) en Angleterre et au Pays de Galles. La profession étant indiquée sur le certificat de décès, on peut comparer la composition socioprofessionnelle des personnes décédées du Covid-19 à celle de l’ensemble des personnes décédées du même âge et du même sexe.
Les plus forts taux de surmortalité concernent en premier lieu les travailleurs des métiers du soin à la personne (hors travailleurs de la santé, car les médecins et infirmières n’ont pas enregistré de surmortalité), suivis des chauffeurs de taxi et d’autobus, des chefs cuisiniers et des assistants de vente et de détail ; autrement dit, ceux que l’ONS décrits comme les « key workers », les « travailleurs essentiels ». L’ONS a aussi montré la plus forte probabilité pour les non-Blancs de décéder du coronavirus, en partie explicable par des facteurs socio-économiques.
Ces études – qui ne peuvent pas pour l’instant être réalisées en France, car nos instituts statistiques n’ont pas légalement l’autorisation de relier origine ethnique, cause médicale de décès et profession – permettent de démontrer la plus grande vulnérabilité de certaines professions et pourraient inciter à mieux les protéger (notamment les personnes atteintes par ailleurs de maladies chroniques), en matière d’équipements – qui ont cruellement manqué en début de crise –, mais aussi de statut d’emploi et de conditions de travail.
En effet, les emplois des « key workers » sont aussi, constate l’ONS, ceux qui sont les moins bien payés, qui présentent les conditions de travail les plus difficiles et les statuts les plus précaires. Ces conditions socio-économiques sont aussi en cause dans la prévalence élevée de comorbidités (diabète, hypertension…), dont la présence accroît le risque de décès en cas de Covid-19.
Investir dans la qualité de l’emploi
Deux groupes méritent plus que jamais l’attention des pouvoirs publics. D’abord, ceux (ou plutôt celles) qui pratiquent les métiers du « care », notamment auprès des personnes âgées en perte d’autonomie, au domicile ou en établissement, et dont les études ont montré qu’elles avaient été particulièrement frappées par le virus. En France, le rapport du député Dominique Libault (« Concertation grand âge et autonomie », mars 2019), a rappelé combien les salaires de ces plus de 830 000 travailleuses (en équivalent temps plein) du « care » étaient bas et leurs conditions de travail difficiles. (Lire aussi Infirmières, soignantes, caissières : « C’est une bande de femmes qui fait tenir la société »)
Leur taux d’accidents du travail et de maladies professionnelles est trois plus élevé que dans les autres professions, et le secteur connaît de grosses difficultés de recrutement, alors même que les besoins de main-d’œuvre sont d’autant plus élevés que la population française continue de vieillir. Une augmentation des salaires, une amélioration des conditions de travail et, plus généralement, une réorganisation profonde du secteur, de préférence dans le cadre de la mise en place d’un cinquième risque au sein de la Sécurité sociale, s’imposent.
Ensuite, la population des travailleurs des plates-formes, livreurs et chauffeurs, a également été mise à rude épreuve. Une proposition de loi relative au statut des travailleurs des plates-formes numériques va être prochainement discutée au Sénat, qui vise à faire rentrer ces travailleurs sous la protection du code du travail, en les assimilant à des salariés. Il serait ainsi mis fin au statut d’autoentrepreneur que les plates-formes obligent ces travailleurs à adopter, les privant ainsi de toute protection, mais que la Cour de cassation a encore récemment désigné comme « fictif ». Investir massivement dans la qualité de l’emploi apparaît bien comme une véritable urgence.