Parlant en leur nom, dans l’optique officielle d’assurer leur bien-être et leur survie, le pouvoir contraint les personnes âgées, en Ehpad tout particulièrement, à se conformer à des mesures d’exception allant contre leur liberté sans tenir compte de leur autonomie ni solliciter la société civile (article initialement publié dans la revue Pratiques).
S’il est bien une population fragile et fragilisée face à la Covid-19, c’est celle des personnes âgées, voire très âgées. Ceci est bien relayé et mis sur le devant de la scène : « Attention les vieux sont fragiles, protégeons nos aînés ! » Ce qui est bien moins mis en lumière en revanche, c’est leur absence criante du débat public où, intéressées au premier chef, elles n’ont pas voix au chapitre. C’est d’autant plus navrant que sous prétexte de les protéger, l’accès à la parole ne leur est pas possible.
Panoptique sanitaire
Dans le but de protéger leurs vies, les aînés et notamment ceux résidents d’Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) se retrouvent pris au piège de leurs citadelles médico-sociales. Afin d’éviter la propagation du virus, un certain nombre de restrictions leur sont imposées. À la peine de réclusion à perpétuité en collectivité forcée, peine souvent courte il ne faut pas l’oublier, qui déjà, en dehors de toute épidémie, a fait intituler par le Comité consultatif national d’éthique son avis n° 128 : « Quel sens à la concentration des personnes âgées entre elles, dans des établissements dits d’hébergement ? »1, s’ajoute tout un arsenal de mesures disciplinaires qui ont tout du carcéral. On y trouve des visites encadrées de leurs proches dans une salle commune, derrière une vitre de plexiglas, version à peine édulcorée du parloir avec des soignants changés en matons, à leur corps défendant, cela va de soi. Quand tout bonnement les visites et les sorties de leur chambre ne leur sont plus autorisées, version hygiéniste du mitard. Ces restrictions d’aller et venir, contrairement aux prisons et aux hôpitaux psychiatriques, ne peuvent même pas faire l’objet d’un appel au Contrôleur général des lieux de privation de liberté, les Ehpad étant hors de sa juridiction, car censément non des lieux de privation de liberté. On assiste parfois aussi à des situations kafkaïennes où les visites sont autorisées, mais seulement du lundi au vendredi de 10 heures à 17 heures, soit pendant les horaires de travail des proches en activité professionnelle. Bien entendu, les professionnels du soin et les membres de la direction s’évertuent dans bien des endroits à trouver des expédients pour tenter d’adoucir cet isolement forcé, par exemple les appels avec caméra via des tablettes numériques, des photos envoyées aux proches ou encore plein d’autres initiatives locales. Des ersatz de relations sociales qui ne remplacent toutefois pas le lien physique, l’affection passe aussi par le corps et les gestes en réalité réelle. Difficile de prendre soin de son parent sans une certaine proximité physique.
Démocratie autoritaire
À ces remarques, on peut faire prévaloir, à juste titre, que si on ne prend pas de telles mesures, la propagation de l’épidémie dans ces lieux peut être massive, mortelle et saturer les hôpitaux. De même, on peut opposer risque individuel d’être infecté et risque collectif de transmettre le virus aux autres résidents. Tout cela s’entend et est fort juste. Cependant, en démocratie, rien ne justifie en réalité l’absence de débats sur l’adoption de règles extraordinaires. Malheureusement, il semble bien que désormais, les états d’urgence se succédant les uns aux autres, le temporaire devenant permanent, l’arbitraire technocratique, malhabilement camouflé derrière un conseil scientifique objectif, faisant force de loi, le citoyen soit devenu l’esclave d’une « démocratie autoritaire »2. Au printemps, lors de la première vague, tout le monde a été pris de court, la sidération initiale et la temporalité ont pu justifier l’inexistence du débat public sur les mesures prises. Quoiqu’en libérant nombre de citoyens de leurs rôles d’exécutants et de consommateurs passifs d’un système néolibéral mis temporairement entre parenthèses, déjà des réflexions et des critiques se faisaient jour. Malgré tout, il devient difficile actuellement, après l’accalmie estivale qui aurait pu être propice à la réflexion à froid, d’accepter l’absence totale de concertation sur la suite. Le retour de l’épidémie n’est une surprise pour quiconque se renseigne un peu et surtout le virus est là pour longtemps. Dans ce cadre, les mesures arbitraires non débattues, non étayées par la société civile et d’autres « experts » que ceux choisis par nos dirigeants : philosophes, juristes, soignants, enseignants… demeurent certes légales, le législatif étant asservi à l’exécutif, mais complètement illégitimes. Toutes ces mesures ont un impact sur la vie des gens et sont amenées à perdurer.
Dans ce contexte, où l’urgence à agir, bien réelle, ne peut plus, ne doit plus justifier l’absence de concertation, à quel moment tiendrons-nous compte de l’avis des aînés confinés, isolés dans un milieu aseptisé ? Quand écouterons-nous ceux qui réfléchissent à cette situation ?
Considération des personnes âgées
L’Espace de réflexion éthique de la région Val-de-Loire a récemment produit une réflexion intéressante sur la situation des personnes âgées en Ehpad durant cette épidémie3. On y lit que trois libertés fondamentales y sont refusées : interdiction d’aller et venir, négation du consentement et contrôle des relations. Comme cela se joue dans le huis clos d’établissements volontairement mis à l’écart, l’indignation ne semble pas avoir explosé en place publique. Cet isolement social et affectif permet d’évaluer la dignité et le statut accordés à nos aînés les plus vulnérables. Ces longs mois de privation, chez des personnes arrivées à l’étape finale de leur vie, éclairent d’une lumière crue l’estime qu’on leur porte. Également, le choix de l’étalon-or consistant à publier médiatiquement la comptabilité des lits de réanimation pour évaluer la pression sur l’hôpital, sans évoquer l’augmentation parallèle, continue et très inquiétante du nombre de lits de gériatrie, offre un contraste de considération saisissant. Si l’on voulait paraphraser Lucien Bonnafé, on pourrait affirmer aujourd’hui que si on juge du degré de civilisation d’une société à la manière dont elle traite ses vieux, l’image du Pays-des-Lumières-et-des-Droits-de-l’Homme est bien écornée.
Si la valeur première défendue par ces mesures est la vie, on est tout bonnement en droit de se demander de quelle vie on parle. Le plus court pour ces personnes est devant elles et on les priverait des ultimes instants de bonheur pour prolonger leur vie, assurer leur survie ou plutôt, en réalité, leur sous vie, une vie dépouillée de tout ce qui peut faire sens pour elles, une vie biologique, une « vie nue »4 sous-tendue par une « biolégitimité »5.
La transdisciplinarité, remède en cas de crise
Dans ses prises de position, le gouvernement se voudrait empreint d’humanité et de sollicitude envers nos aînés, alors pourquoi ne pas solliciter leur avis ? On peut monter un « grand dialogue », un « Ségur de la Santé » en quelques semaines et une convention citoyenne impliquant les premiers concernés sur ce sujet ne serait pas réalisable ? La démocratie ne s’use que si l’on ne s’en sert pas et l’urgence ne doit pas à nouveau être prétexte à empêcher toute analyse, critique ou idée contradictoire. La transdisciplinarité est une clé dont il faut se saisir dans des moments aussi critiques6. Le printemps a montré qu’il existe une aspiration à plus de transparence et de démocratie dans les institutions notamment sanitaires (tribunes, pétitions, témoignages…), la Convention citoyenne pour le climat que les citoyens savent se former et réfléchir pour aboutir à des propositions ambitieuses et solides. L’heure n’est plus aux décisions autoritaires, versatiles, culpabilisantes et répressives. Cela ne fonctionne pas et personne n’en sort digne, ni nos aînés ni les décideurs.
https://www.change.org/SoignonsEnsemble et https://blogs.mediapart.fr/atelier-pour-la-refondation-du-service-public-hospitalier/blog/290920/atelier-pour-la-refondation-du-service-public-hospitalier
1 Avis n° 128 du 15 février 2018 – Enjeux éthiques du vieillissement. Quel sens à la concentration des personnes âgées entre elles, dans des établissements dits d’hébergement ? Quels leviers pour une société inclusive pour les personnes âgées ? Comité consultatif national d’éthique.
2 Didier Fassin et al., « La démocratie à l’épreuve de l’épidémie », Esprit, vol. octobre, n° 10, 2020, pp. 81-106.
3 M. Ladiesse, T. Léonard, B. Birmelé, « Les libertés en Ehpad, à l’épreuve du confinement », Éthique et Santé, (2020) 17,147-154.
4 Giorgio Agamben : « Qu’est donc une société qui ne reconnaît pas d’autre valeur que la survie ? », L’Obs. 27 avril 2020 (nouvelobs.com).