L’éducation nationale a connu un grand développement avec la Troisième République et ses lois fondatrices de l’école publique obligatoire et gratuite à partir de 1884. À l’époque l’industrialisation du pays était en pleine effervescence, les manufactures avaient besoin de plus de main d’œuvre, mieux formée capable de lire des consignes complexes et des schémas pour exécuter leur travail. La réserve de main d’œuvre se trouvait dans les campagnes majoritairement analphabètes, il fallait donc créer les conditions d’une éducation adaptée aux besoins du pays et de la bourgeoisie industrielle, qui devait faire face à la concurrence de ses homologues allemande et anglaise en particulier (la France sortait de sa défaite de 1871 face à l’Allemagne et du paiement des indemnités de guerre à celle-ci et se confrontait à l’Angleterre sur le plan colonial). Cette nécessité rencontrait par ailleurs les objectifs de la République récente avec la conquête du suffrage universel impliquant la lecture pour tous. Enfin le mouvement ouvrier en pleine ascension, aspirant à une révolution sociale et à une émancipation collective et individuelle impliquant un niveau de connaissances nouveau pour défendre ses intérêts exigeait une formation tant sur le plan social et politique que professionnel (le mouvement socialiste était en formation, la CGT est créée en 1895). Cette conjoncture aboutit à la création d’un système d’éducation, certes sélectif et discriminatoire en faveur des couches bourgeoises, notamment à partir du lycée et encore plus à l’université, mais qui pour l’école primaire concernait tout le monde, garçons et filles au moins formellement. Un système éducatif qui sortait les élèves de l’influence de l’église catholique.
Cette architecture perdura toute la Troisième République, elle fut fortement rénovée à la Libération par le plan Langevin-Vallon qui ne fut jamais totalement mis en œuvre. Mais à nouveau la période de reconstruction du pays – 1945,1965 – requiert une main d’œuvre abondante dont les qualifications se diversifient, main-d’œuvre qui sera essentiellement puisée dans l’émigration et la paysannerie. Sous la pression conjuguée de besoins industriels dont une part de la main d’œuvre plus nombreuse doit être de plus en plus qualifiée en raison du développement scientifique et technologique, d’aspiration à des situations sociales meilleures des couches populaires et donc des luttes sociales et politiques (le fameux ascenseur social), nous assistons à une « massification » de l’éducation, d’abord le secondaire puis l’université, avec une accélération après 1968. Si bien qu’aujourd’hui, bien que 150 000 jeunes sortent chaque année du système scolaire sans qualification (sans diplôme plus exactement), l’immense majorité de chaque classe d’âge possède le baccalauréat et peut accéder à l’université, ce qui n’empêche pas que le système scolaire français soit un des plus inégalitaires des pays développés et que la sélection (le tri) se fasse tout au long de la chaîne éducative en faveur des couches sociales les plus favorisées. Par ailleurs, comme nous allons le voir, les besoins du capital ont considérablement évolué afin de s’adapter à un capitalisme financier de plus en plus prédateur et rapace, les gouvernements s’efforçant d’adapter les politiques publiques éducatives à ces besoins en essayant de lisser au maximum les réactions du monde enseignant et des couches populaires de plus en plus marginalisées dans l’accès à « l’ascenseur social ». Les conséquences de ces politiques sont très bien décrites dans l’article au nom des « Stylo rouges » de notre précédent numéro. Il n’est pas utile d’y revenir. Ce que nous cherchons à décrire sont les raisons profondes de ces politiques publiques qui détruisent l’éducation nationale, remonter aux racines et porter la lutte pour une école des citoyens, laïque, offrant ses chances à tous les enfants quel que soit leur milieu d’origine, la fortune de leurs parents, leur « capital social et culturel de départ » comme il est de bon ton de s’exprimer aujourd’hui, bref quelle que soit leur classe sociale.
Sur une longue période, l’Éducation nationale n’a pas si mal réussi. Le niveau de connaissance du peuple français s’est accru, l’analphabétisme a très fortement reculé (même si de nouvelles formes d’alphabétisme comme l’illectronisme apparaissent), ce pourrait bien entendu être mieux avec des politiques publiques adaptées, mais ce n’est pas si mal. Cette montée en éducation et compétence pose constamment de nouveaux problèmes au capital, ce qui explique les constantes réorganisations et réformes, parfois contradictoires, de l’Éducation nationale depuis une bonne quarantaine d’années, tous gouvernements confondus.
Nous pouvons, sans prétendre à l’exhaustivité et sans ordre hiérarchique tant elles s’entremêlent et se combinent, essayer d’en déterminer les causes :
1) La première cause des politiques destructrices de l’Éducation nationale par les gouvernements ces dernières années est bien évidemment l’évolution du capitalisme et de ses besoins en main-d’œuvre, la formation de celle-ci devant évoluer avec ces besoins. Je ne reviens donc pas sur ce qui est dit au début de ce texte. Mais d’autres causes, liées sous divers aspects à la première viennent s’ajouter qui complexifient la question.
2) Bien que l’idéologie dominante et l’organisation sociale tendent à la reproduction sociale, les enfants d’ouvriers doivent être ouvriers ou employés, les enfants de cadres, cadres etc., l’aspiration à une promotion sociale est très forte dans toutes les couches de la population. L’école représente pour les couches populaires le seul moyen d’y parvenir, d’où les exigences pour le système éducatif, exigences souvent déçues, mais qui sont fortes et font l’objet de luttes importantes de parents et d’ organisations politiques et de la société civile. C’est le coté positif.
3) Mais cette aspiration, dans un contexte de compétition organisée et de lutte de tous contre tous développe l’individualisme et casse les solidarités. Pour les entreprises (le patronat) cet individualisme a l’inconvénient de rendre plus difficile l’organisation des collectifs de travail, mais selon les situations a l’avantage de favoriser le management individualisé, voire le télétravail de surveillance qui risque de devenir une nouvelle source d’aliénation tout en donnant l’impression d’une liberté plus grande dans sa propre organisation de vie. Le système éducatif de l’enseignement supérieur s’est adapté à cette situation, les écoles de commerce, comme aujourd’hui les écoles d’ingénieurs et les universités forment en priorité au management. Dans beaucoup de cas, les directions d’entreprises, ou des services ne connaissent pas les métiers qu’elles encadrent, et ne raisonnent que selon le reporting, le management, les gains de productivité et d’économie sur les personnels. Les directions des hôpitaux sont la caricature dans ce domaine, mais c’est généralisé dans les services et beaucoup de grandes entreprises. Pour que ça fonctionne il faut des salariés qui acceptent1.
La dégradation de l’enseignement tel que nous l’avons connu dans la période industrielle du pays, répondant aux besoins de cette industrie, est concomitante et cohérente à la politique de désindustrialisation du pays. Le capital financier avait besoin d’une main-d’œuvre avec des compétences nouvelles, les savoirs, savoirs-faire et compétences industrielles devenant obsolètes, inutiles et coûteux. La politique d’adaptation de l’école à l’emploi et à la recherche d’un emploi à la sortie du parcours éducatif devait alors devenir l’objet prioritaire de ce parcours. Le discours du patronat fut très clair très vite, en s’appuyant sur le chômage structurel que provoquait la politique de désindustrialisation, afin d’engager les gouvernements à mettre en œuvre les politiques publiques adéquates à cette « politique de l’emploi ».
Les gouvernements successifs obéissants ont adapté l’enseignement public et les programmes à ces objectifs : moins d’heures de cours sur des matières pouvant développer l’esprit critique (histoire, géographie, français, philosophie), moins de matières scientifiques et de mathématiques. La réforme du bac de Blanquer est le symbole et l’aboutissement actuel de ce processus de destruction des savoirs dans l’éducation, de son adaptation aux « réseaux sociaux », et au conditionnement au management. La dégradation des conditions de travail des enseignants, des élèves et étudiants, le manque de moyens, la caporalisation dans l’organisation et le fonctionnement des établissements sous prétexte d’autonomie et maintenant leur mise sous tutelle des politiciens locaux sont la concrétisation matérielle de cette politique.
C’est d’autant plus dommageable pour les jeunes générations qu’elles sont confrontées aux questions climatiques, écologiques, de perte de la biodiversité qui demandent pour être bien appréhendées des connaissances scientifiques importantes dans de nombreux domaines compte tenu de la complexité et de la transversalité des problèmes. L’ignorance scientifique et l’ affaiblissement de l’esprit critique et du doute « scientifique » ou méthodique créent les conditions pour le développement de la pensée magique, les solutions miracles, les approches religieuses, complotistes, démagogiques, l’apparition de charlatans de la politique en remplacement des organisations politiques, syndicales, associatives fondées sur les enjeux de classe et les rapports sociaux.
4) Il est souvent affirmé qu’un peuple trop instruit est ingouvernable. C’est vrai du point de vue du capital pour asseoir sa domination, d’où les « ruses » utilisées pour faire accepter cette domination, de la publicité à l’idéologie « TINA »2, de la mainmise des oligarques de la finance et de l’affairisme sur les médias au niveau national, européen, voire mondial à l’absence de démocratie dans l’entreprise… Mais du point de vue de la citoyenneté, de la démocratie, de la République à bâtir (la Sociale, celle de la Sécurité Sociale), c’est exactement l’inverse, l’éducation, le développement des connaissances sont indispensables pour des délibérations collectives éclairées, pour inventer les nouvelles formes de démocratie, débats et délibération. L’ école, de la maternelle à l’université est fondamentale pour cela, les problèmes, voire les affrontements sociaux, sous tous leurs aspects s’y jouent et s’y expriment. Selon les politiques mises en œuvre, le contenu des enseignements, les modes d’organisation et de fonctionnement elle peut être source d’émancipation ou de reproduction des systèmes d’aliénation. C’est bien pour cela que chaque reforme doit être appréhendée du point de vue de ces enjeux et pas seulement des conditions matérielles et des moyens même s’ils sont déterminants pour mettre en œuvre une politique.
5) De ce point de vue, « la lutte de classe » s’est modifiée, se segmente, se réifie, dans et pour l’éducation en raison de l’évolution des process de production dans ce capitalisme financier, dont les modes d’extraction du profit de sont transformés, demandant une main-d’œuvre, formée différemment, plus malléable et mobile (aujourd’hui on dit agile), à qualification très spécialisée pour une grande partie d’entre elle, donc plus facilement jetable, plus précaire, laissant à l’abandon une forte proportion de la population jugée inutile pour l’économie capitaliste d’aujourd’hui. Dans ces conditions, la « bourgeoisie de robe » (la petite et moyenne bourgeoisie dite intellectuelle) se trouve en butte aux couches populaires qui rêvent de « l’ascenseur social » grâce à l’école. Les enfants de ces couches populaires risquent d’entrer en concurrence et prendre la place de leur propres enfants pour les postes d’encadrement, d’enseignants, de CSP et CSP+ , s’ils en ont les capacités et si l’école les forment dans un contexte des diminutions de l’emploi. Cela leur est insupportable. L’enseignement public, lieu de formation de tous devient alors un lieu de compétition qu’il convient de déqualifier et d’où il faut s’échapper. L’enseignement privé devient le lieu de refuge, quitte à payer en plus (ils en ont les moyens quitte à se saigner pour les fin de mois), afin de se retrouver entre soi et donner un enseignement de meilleur qualité à leurs enfants. C’est ce qui se développe à tous les niveaux de l’enseignement du primaire à l’enseignement supérieur. La ségrégation sociale, notamment dans les grandes métropoles urbaines devient la norme pratiquée par les couches bourgeoises afin de perpétuer leur position sociale.
6) Cette situation est le résultat d’un long processus social, parfois contradictoire fait de perpétuelles réformes depuis les années 1970, un processus dans lequel chacun défend, avec ses moyens, ce qu’il estime être ses intérêts, ceux de ses enfants, dans les conditions du moment. Il s’agit bien d’un affrontement social dans lequel il n’est pas indifférent de constater que les thèses sur la « cancel culture » la « woke culture », « l’intersectionnalité », la « blanchité », les « racisés » etc. initiées pour l’essentiel par ces couches « intellectuelles », conduisent à des impasses, interdisent tout débat car chacun ne doit parler que de soi, de sa communauté et uniquement à celle-ci, stérilisent beaucoup de forces militantes dans l’éducation, la société civile et la politique. Une forme de stérilisation des débats et de leurre en somme.
Une école laïque, facteur d’émancipation individuelle et collective devient un obstacle à l’acceptation de ce néolibéralisme financier qui repose sur des dogmes qui n’ont par définition aucune base scientifique sérieuse malgré la littérature économique « savante » et abondante pour les justifier. La laïcité est donc attaquée de tous les cotés, avec des arguments contradictoires mais faisant système pour la détruire. La droite, l’extrême droite qui historiquement l’ont toujours combattu en font un de leur cheval de bataille en la dévoyant vers des positions xénophobes et racistes, les religions en profitent pour la remettre en cause et développer leurs établissements scolaires en demandant toujours plus de financement à la puissance publique (qu’elles obtiennent pour certaines), en contradiction avec les principes de laïcité, la pseudo-gauche radicale y voit un nouveau champ d’activisme, le « sel de la terre » s’étant selon elle déplacé de la classe ouvrière (la lutte des classes) vers les religions discriminées et les discriminations de toutes natures, intersectionnelles, racialisées, néo-féministes, patriarcales… en raison de l’unique domination de l’homme blanc. Dévoyé, le combat pour la laïcité à l’école et sur tout le parcours de formation est toujours aussi essentiel et d’actualité.
7) La numérisation à marche forcée de toute la société, de la part des gouvernements comme de l’industrie numérique accentue et sert d’accélérateur vers une formation scolaire universitaire toujours plus longue, et toujours plus superficielle pour la grande masse, seule l’élite oligarchique étant digne d’une formation lui permettant de perpétuer sa position sociale et économique en empruntant des chemins spécifiques et réservés. Bien entendu il y a toujours des exceptions, aucune société, même les plus totalitaires ne peuvent totalement se fermer, et quelques individualités accéderont à l’ascenseur social, mais toujours dans le cadre du système lui-même. Les conséquences de cette numérisation des sociétés, avec la constitution de sociétés de surveillance en complicité/osmose des États et multinationales de l’informatique (les GAFAM aujourd’hui) restent à appréhender et sont encore trop sous estimées. Apprendre dès le plus jeune âge et pendant tout le parcours scolaire à utiliser cette technologie à sa convenance et pour sa propre émancipation individuelle et collective est un enjeux que l’Éducation nationale ignore, ne veut pas voir car tout le système est à revoir. On préfère donc traiter l’informatique comme un simple outil que la masse des utilisateurs doit employer avec le maximum de dextérité en en laissant les fondements à une toute petite minorité d’individus qui les contrôle, font d’immenses profits et visent à l’hégémonie mondiale.
L’école laïque est un enjeu fondamental pour notre avenir. Un socle existe encore, le gouvernement n’a pas réussi à tout détruire, la réforme du bac n’en est qu’à ses prémisses, tout peut être inversé. Pour cela il convient d’établir le bon diagnostic, savoir que tout n’est pas qu’une question de moyen et que nous ne rétablirons pas un système éducatif formant des citoyens libres par la démagogie, s’adresserait-elle aux enseignants lors de campagnes électorales.
1 Voir Johann Chapoutot, Libre d’obéir. Le management du nazisme à aujourd’hui, Gallimard essais, janvier 2020.
2 TINA pour there is no alternative, il n’y a pas d’alternative, slogan de madame Thatcher quand elle était au gouvernement au Royaume-Uni, repris par tous les gouvernements dans le monde dit occidental et par les économistes néolibéraux.