Avec le confinement généralisé, comment ne pas croire à l’efficacité de l’e-learning ? Une chose est certaine, celle-ci a transformé le rôle et la fonction enseignante. Le professeur est un animateur, un accompagnateur, au détriment de la véritable autorité pédagogique symbolisée par l’enseignant(e) ; l’établissement, la classe est comme un espace social distinct imprégné d’une morale socio-politique socialisatrice. Depuis des années, les tenants de l’extension des domaines du marché au savoir scolaire, aux pratiques pédagogiques expérimentent différents procédés dans la perspective d’imposer un tel changement. La théorie du capital humain, « l’approche par les compétences APC » font partie de ces armes, et leur vade mecum n’a pas produit les résultats escomptés. Pire, la mise en application de ces procédés tend à désorganiser les dispositifs scolaires et à augmenter les inégalités scolaires devant le savoir. Cependant, les forces d’extension du marché ont la dent dure. Et il est fort à parier que les solutions qu’on nous présente comme provisoires ou de substitution (télétravail, vidéoconférence, l’e-learning) ont valeur de tests et vont perdurer. Pour le capitalisme, les crises aboutissent à des idiosyncrasies particulières. Qu’on s’en souvienne, les premiers signes de l’ordolibéralisme (matrice du néolibéralisme) sont apparus en Allemagne au lendemain de la crise des années 1930, pour connaître leurs lettres de noblesse après la Seconde guerre mondiale en redessinant progressivement le paysage politique et économique des pays développés et moins développés tout au long des années 1970 et 1980 (1). Ainsi, enhardie par le contexte sanitaire actuel, l’e-learning a le vent en poupe et ses prosélytes pour qui il suffit d’imposer les nouvelles technologies dans les établissements scolaires et les pratiques pédagogiques des enseignant(es) pour obtenir de bonnes performances tant chez les enseignants que chez les élèves (qu’on appelle désormais apprenants) ont plus que jamais un droit de cité. Ils envahissent l’espace médiatique vantant les mérites de l’e-learning. Sur l’écran la leçon est lancée, l’élève comme l’enseignant, chacun est libre et va de son commentaire par retranscription et échanges réciproques. Comme l’élève, l’enseignant(e) a également son espace d’apprentissage individualisé qui évolue en fonction des résultats obtenus. Quant à l’élève, il progresse et peut toujours progresser et cela quelles que soient les erreurs qu’il commet pour s’améliorer puisque l’offre pédagogique est ajustée au besoin de différenciation. Ainsi, de par sa structure et ses modalités d’appropriation, non seulement l’e–learning consacre et accentue les différences entre élèves en niant au passage la diversité des conditions socio-économiques supposant que tous les élèves disposent des mêmes conditions, du temps, de l’espace et des outils nécessaires, mais elle exacerbe également le culte de la performance à travers une mise en concurrence généralisée des élèves et une quantification des résultats (2).
Une telle offre est intrinsèquement inégalitariste et ce qu’elle produit est dépourvu de sen pédagogique du point de vue démocratique. Rien ne peut remplacer la présence de l’enseignant(e). Le présentiel enseignant est et reste la condition essentielle pour attirer l’attention de l’élève, pour réactiver en permanence cette flamme qui est au fondement de tout apprentissage : l’attention. Celle-ci est l’outil par excellence pour amener l’élève à atteindre ce qui compte vraiment. Elle est donc en lien avec la volonté (de savoir) et l’action de maîtriser progressivement des connaissances. C’est elle qui conditionne la relation pédagogique, les dispositions qu’a l’enseignant(e), la possibilité de conduire la classe. Sachant que celle-ci n’est pas une donnée que l’on obtient par écrans interposés, mais un espace social toujours instable à (re)construire.
Dire que l’attention est au centre des mécanismes d’apprentissage et que l’e-learning ne favorise pas cette dernière parce qu’elle tend à supprimer le présentiel enseignant n’implique pas que nous partageons le diagnostic alarmant selon lequel : nos contemporains et plus particulièrement les plus jeunes souffriraient d’un déficit chronique de l’attention. Qu’ils seraient atteints « d’une hyperattention multitâche » qui serait fondamentalement désindividuante, que la télévision serait « une capture de l’attention » (3). En réalité le néolibéralisme n’est pas un monstre sacré sans queue ni tête, ni une fatalité (4). Mais un imaginaire politique aux effets réels visant l’extension du marché en imposant aux secteurs de l’économie, aux espaces sociaux des normes, des techniques comportementales de plus en plus raffinées qui affectent toute la vie et jusqu’au tréfonds de l’intime individuel. Parce que ces normes et ces techniques agissent à distance en s’appuyant sur le milieu, la force d’individuation et de contrôle que recèlent les nouvelles technologies est pour le néolibéralisme un programme, un moyen d’extension des domaines du marché. L’enseignement est envahi.
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Cf. Patricia Commun, L’ordolibéralisme allemand. Aux sources de l’économie de marché, éd. CIRAC/CICC, 2003. Voir également M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, Paris, éd. EHESS/Seuil, 2004.
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Cf. Jean-Sébastien Philippart « Enseignement à distance, le chant des sirènes » dans Appel pour une École démocratique.
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Cf. Bernard Stiegler, Prendre soin, Paris, Flammarion, 2008. Voir aussi, Natalie Depraz, Attention vigilance, Paris, PUF, 2004.
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Cf. Pierre Bourdieu, « L’essence du néolibéralisme », Le Monde Diplomatique, mars 1998.