La question de l’école numérique : pensée magique ?

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Toute la société est embarquée dans le bateau de la numérisation quasi absolue. Cette numérisation est présentée comme le remède universel à tous les maux auxquels nous sommes confrontés : absence de service public, ségrégation scolaire et éducation nationale en difficulté, déserts médicaux, manque d’enseignants, manque de personnels soignants (médecin de toutes disciplines, infirmiers et infirmières, aides-soignants et soignantes…), production excessive de gaz à effet de serre… La réponse qui évoque la pensée magique consiste en la diffusion et la mise en œuvre des nouvelles technologies et de la numérisation, qui se conjuguent avec une certaine déshumanisation. Essayez d’avoir une personne pour répondre à vos questions et vous serez orientés vers les FAQ (foire aux questions).

 

Force est de constater que la révolution numérique touche tous les secteurs de la vie sociale et économique, sans qu’elle soit questionnée, sans qu’elle fasse l’objet d’un débat sérieux. Pour autant, il n’est pas question de jeter le bébé numérique avec l’eau sale du bain nauséabond et l’usage malintentionné ou le mésusage du numérique. Les auteurs invitent à pondérer fortement l’intrusion intempestive des nouvelles technologies qui déshumanise, dans les écoles, les interrelations entre élèves, professeurs et parents. Il faut de la culture pour dominer le numérique et ne pas y être soumis, pour ne pas être aliéné, au sens marxiste du terme.

Certains n’hésitent pas à parler de « Désastre de l’école numérique », pour reprendre le titre d’un livre réédité en 2021(1)Le désastre de l’école numérique de Philippe Bihouix et Karine Mauvilly, Seuil.. L’école fait face à une certaine dégradation, à une baisse relative du niveau des élèves, à un manque de moyen, à un accroissement des inégalités. Soyons clairs : si la France a réussi la massification dans le domaine éducatif, elle a, en grande partie, échoué dans l’objectif de la démocratisation qui implique une hausse généralisée du niveau culturel et intellectuel de tous les élèves. L’égalité républicaine ne peut être un niveau plancher pour toutes et tous, mais doit constituer le plus haut niveau.

Depuis des décennies, plan éducatif après plan éducatif, c’est la numérisation qui est le principal outil proposé pour y remédier. Il ne s’agit pas de proposer une analyse binaire, bien ou mal. L’outil numérique peut avoir son utilité, faciliter la mise en œuvre de pédagogies innovantes, rendre plus aisé le travail des enseignants. Ce travail doit, pour autant, demeurer le pivot de l’enseignement. Rien ne peut se substituer aux interactions entre élèves et maîtres.

Bref historique

De tout temps, dès qu’un nouveau médium est créé par l’être humain, l’école s’y est intéressée comme fascinée par les nouvelles technologies, pensées comme panacée.

Quelques étapes :

  • 1880, en France, conférence pour les directeurs et directrices d’écoles sur l’intérêt des projections lumineuses ;
  • 1913, Thomas Edison prédit que « bientôt les livres seront obsolètes dans les écoles »(2)Lary Cuban, Teachers and Machines… » in Teachers Press, 1986, cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly. ;
  • 1930, promotion de la radio par Benjamin Darrow(3)Cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly « Radio, The Assistant Teacher », 1932. pour qui elle permettait « de faire entrer le monde dans la salle de classe, de rendre universellement disponibles les services des meilleurs professeurs » ;
  • 1957, Eisenhower fait voter le « National Defense Education Act » pour favoriser l’enseignement audiovisuel qui, selon un rapport(4)Cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly. de la « Carnegie Commission on Educational Television », conclut que « l’impact de la télévision éducative sur l’éducation formelle a été relativement modeste… » ;
  • 1960, en France, « les collèges audiovisuels avec des salles de classe équipées de téléviseurs »(5)Philippe Bihouix et Karine Mauvilly. ;
  • 1970, les débuts de l’informatique en France.

A priori : l’informatique efficacité controversée dans la lutte contre l’échec scolaire

L’informatique ou le numérique est considéré comme l’outil par excellence pour lutter contre l’échec scolaire : « L’informatique […], c’est également un outil d’enseignement permettant une meilleure individualisation de l’apprentissage, des situations pédagogiques nouvelles et un développement des capacités logiques et organisatrices. Elle peut être notamment mise au service des élèves qui courent un risque d’échec scolaire »(6)Cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly et tiré de Le Numérique éducatif (1977-2009) : 30 ans d’un imaginaire pédagogique officiel, Editions universitaires de Dijon, 2010..

Ce type d’affirmation mérite d’être interrogé. Cela n’empêche pas les gouvernements successifs, avec une accélération depuis 1997, de se lancer dans la généralisation de l’accès aux réseaux d’information au travers de l’équipement progressif des écoles.

Il semble que, après plus « d’un siècle d’imaginaire techniciste », les résultats attendus, espérés, ne soient pas au rendez-vous en termes d’efficacité et d’attention des élèves. A l’appui de ce constat, le rapport de l’UNESCO est édifiant : « L’examen systématique de l’expérience internationale montre… que le problème fondamental… est d’abord celui d’avoir un projet éducatif bien cerné avant d’avoir un projet média »(7)Cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly et tiré de l’Institut international de planification de l’éducation, UNESCO, 1979.. C’est clairement mettre la charrue avant les bœufs, tendance favorisée par le lobbyisme des producteurs des nouvelles technologies.

Le choix du tout numérique controversé

Les auteurs citent volontiers le choix des parents travaillant dans la Silicon Valley d’inscrire leurs enfants dans des écoles ne disposant d’aucun ordinateur en classes primaires et n’utilisant les nouvelles technologies que de manière très prudente.

L’impact réel du numérique est difficile à estimer « tant les critères [participant] à la réussite des élèves » sont multiples : « milieu socio-économique, aptitudes personnelles, moyens mis à la disposition des établissements, situation géographique des écoles, méthodes choisies par les enseignants, organisation de l’établissement, origine… de l’enfant… »(8)Philippe Bihouix et Karine Mauvilly..

L’OCDE, dans un rapport cité par les auteurs(9)Philippe Bihouix et Karine Mauvilly. concède que « la relation entre l’utilisation des ordinateurs à l’école et la performance s’illustre graphiquement par une courbe en U inversé, qui suggère qu’un usage limité des ordinateurs peut être plus bénéfique que l’absence totale d’utilisation, mais que les niveaux d’utilisation supérieurs à la moyenne actuelle des pays de l’OCDE sont associés à des résultats significativement plus faibles »(10)Source : OCDE Pisa, « Connectés pour apprendre ? Les élèves et les nouvelles technologies », 2015.. Il apparaît ainsi que les USA, malgré un fort taux d’équipement numérique, ne « décollent » pas, contrairement à la Corée du Sud au taux d’équipement faible, qui caracole en tête. Les cours du soir auxquels sont inscrits un grand nombre d’élèves coréens peuvent être une explication plausible.

D’autres études établissent une corrélation entre l’usage intensif des médias (réseaux sociaux, portables…) et la baisse des résultats. En revanche, la lecture de journaux et l’écoute de musique semblent bénéfiques en termes de résultats.

Le numérique et le mythe d’une pédagogie active et motivante

Grâce aux jeux de simulation virtuelle, aux laboratoires virtuels, aux documents interactifs, selon l’OCDE, l’école parviendra à « placer les apprenants au cœur d’un apprentissage actif »(11)Philippe Bihouix et Karine Mauvilly..

L’erreur consiste mettre la charrue avant les bœufs. Les professeurs de psychologie Franck Amadieu et André Tricot(12)Philippe Bihouix et Karine Mauvilly. démontrent « qu’un apprentissage actif est lié, non pas à une action de surface sur l’information, mais à une production de contenu à partir de cette information ». Nul besoin du numérique pour cela, comme y invitait la pédagogie Freinet qui organisait la journée sur la production des élèves au travers du journal scolaire, de la correspondance, des textes libres. Produire des écrits pour être publié et lu est motivant. Encore une fois nul besoin d’un équipement individuel des élèves en tablette. L’usage de la vidéo peut être utile si un travail postérieur est entrepris, amenant les élèves à exprimer ce qu’ils ont compris(13)Source : Franck Amadieu et André Tricot, Apprendre avec le numérique. Mythes et réalités, Retz, 2014, cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly..

Se méfier des rumeurs sur l’abandon de l’écriture manuscrite

Les pays en haut du classement sur le plan éducatif, comme la Finlande, auraient abandonné l’usage de l’écriture manuscrite. C’est une rumeur médiatique : écrire à la main demeure au programme finlandais. Il apparaît que prendre des notes à la main permet de cibler les idées clés, de mieux mémoriser(14)Source : étude parue dans n° 25 en 2014 de Psychological Science, cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly., et les auteurs de citer la locution latine « Qui scribit, bis legit » (Qui écrit, lit deux fois).

De la baisse en orthographe

Les auteurs citent la dictée d’un texte de Fénelon qui montre qu’entre 1873 et 1987, le niveau des élèves avait nettement progressé. En revanche, les élèves de 2005 réalisent 50 % de fautes de plus que ceux de 1987. Le même phénomène apparaît en sport.

Techniques et technologies

Plus que le numérique, il s’agit de développer la pensée. La lecture et le calcul sont des « méta-techniques culturelles » qui assurent une base solide pour toutes les autres disciplines. « Pour bien lire le numérique, il faut d’abord savoir lire »(15)Denis Thouard, « La pensée numérique », Revue Projet, n° 345, avril 2015cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly..

Les auteurs établissent une nette distinction entre « grandes techniques » inventées par l’être humain comme la marche, la roue, l’écriture-lecture, la communication à distance… pérennes et les technologies qui assurent la « mise œuvre provisoire de ces techniques ».

Pisa, numérique et supposée préparation des élèves au marché du travail

OCDE : « Si les élèves ne sont pas capables de naviguer dans un environnement numérique complexe, ils ne pourront plus participer pleinement à la vie économique, sociale et culturelle… »(16)Avant-propos des « Principaux résultats » du rapport OCDE/Pisa 2015, cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.. De fait, Pisa n’a pas vocation à amener les élèves « à faire nation », « ni à réfléchir au sens de la vie », mais à mesurer leur employabilité future. Se baser uniquement sur Pisa, c’est réduire l’école à un rôle purement utilitariste à court terme. Qui peut définir avec certitude de quels emplois, métiers nous aurons besoin ? Le monde numérique qui investit tous les aspects de nos vies inviterait plutôt à développer des capacités nous permettant de nous autonomiser de façon solidaire pour des services que la société ne pourra plus rendre : réparer une voiture, cultiver ses fruits et légumes ; élever des poules, pratiquer la couture, désosser un ordinateur…

Numérique, autonomie et inégalité

Les auteurs précisent, afin de nous sortir d’une certaine confusion, qu’ « éduquer au numérique ce n’est pas éduquer avec le numérique. Enseigner sur tablette, ce n’est pas autonomiser, c’est rendre dépendants de la Silicon Valley en toutes circonstances ». L’une des missions de l’école est de développer l’autonomie des jeunes gens qu’elle accueille, de lutter contre les inégalités. La quasi-obligation de travailler numériquement à la maison accentue les inégalités entre les élèves, car elle exige un suivi parental constant. De plus, dans un monde numérisé, il y a bien d’autres compétences à maîtriser que celles concernant l’usage du numérique, comme la lecture fluide et efficace, la capacité à retenir ou mémoriser, la logique et la pensée rationnelle…

Autre poncif : le numérique et son supposé effet bénéfique pour l’environnement

Durant des décennies, nous a été vendu que la tertiarisation ou l’économie de service devait prendre le relais de l’industrie française forcément polluante. Le développement du numérique accélère ce phénomène délétère pour notre économie, l’emploi, la balance commerciale, avec la fermeture des hauts fourneaux, des filatures, des manufactures. Le poncif selon lequel l’économie numérique est plus propre qu’une aciérie est largement véhiculé.

Ainsi, la consommation de papier n’a baissé que de 1,3 % entre 2000 et 2010. Le zéro papier — est-ce souhaitable ? — n’est pas pour demain. De plus, il faut bien prendre conscience que l’économie numérique s’appuie sur du concret tout ce qu’il y a de plus matériel : les terminaux comme les téléphones, les tablettes, les ordinateurs sur lequel je tape cet article à partir de la lecture d’un livre papier, mais aussi et surtout un aspect invisible au quotidien, l’ensemble des équipements et infrastructures tels les millions de serveurs locaux, les bornes pour le wifi, les antennes-relais pour lesquelles des questions sur les effets négatifs pour notre santé interpellent, les répartiteurs, les répéteurs et routeurs, les câbles terrestres et sous-marins, les satellites, les centres de données ou data centers…

Tout cela contribue à l’économie de l’extraction des matières premières (dont certains métaux plus ou moins rares(17)Cuivre et argent pour les conducteurs, lithium et cobalt dans les batteries, gallium, indium, germanium dans les applications optoélectroniques, étain dans les soudures, or dans les microprocesseurs, tantale et palladium dans les condensateurs…), ainsi qu’à renforcer l’ère du plastique et de divers produits chimiques issus du pétrole et du gaz. Il s’avère que l’extraction de minerais constitue l’une des activités humaines parmi les plus polluantes, qui impacte durablement les équilibres écologiques avec la construction de voies d’accès, la destruction de forêts, la disparition de surface agricole, la perturbation des cycles de l’eau de surface et phréatiques : beaucoup d’eau est en effet nécessaire(18)Vingt à trente litres d’eau par cm² de silicium.. Tout cela sans compter la quantité de gaz à effet de serre dégagés pour le transport.

À cela s’ajoute la consommation d’électricité, autre côté invisibilisé du numérique. Ainsi, selon l’ADEME, l’envoi d’un courriel de 1 Mo génère une consommation de 25 Wh, l’équivalent de 25 min d’une ampoule de 60 W(19)ADEME, « Analyse comparée des impacts environnementaux de la communication par voie électronique », 2011, cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.. La consommation globale du numérique est évaluée à plus de 2 000 TWH, soit la consommation électrique annuelle de la France ou 10 % de toute l’électricité mondiale(20)Mark P ; Mills, Digital Power Group, « Cloud Begins With Coal », 2013, cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly..

Sans s’appesantir sur le sujet, la question du recyclage des déchets électroniques interpelle, tant le taux se situe à un niveau scandaleusement bas. Certes, des progrès peuvent se réaliser.

Et les impacts sanitaires ?

L’effet délétère de l’usage intensif des écrans, téléphones ou tablettes, relève d’un changement de mode de vie au sein des classes tout comme en dehors. Cela impacte négativement la vision, le niveau d’attention, l’équilibre psychique…

Il est ainsi avéré une augmentation dans des proportions inquiétantes de la myopie(21)Anne Lefèvre-Balleydier, « Myopie : pourquoi c’est une épidémie mondiale », Le Figaro santé, n° 6, octobre-novembre 2015, cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.. Outre la distance entre les yeux et l’écran, ce qui est incriminé par la majorité des chercheurs est la réduction du temps passé à l’extérieur par nos enfants, réduction due au temps passé sur les écrans. Ainsi, augmenter le temps de récréation d’une demi-heure pendant une année scolaire réduit le temps d’apparition de myopie l’année suivante(22)Selon des études menées en Asie, citées par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly..

Le temps passé sur les écrans empêche le sommeil réparateur et en réduit le temps. Cela impacte le niveau d’attention. Le réseau Morphée indique que 23 % des collégiens disent somnoler, voire dormir en classe(23)Etude réalisée au cours de l’année scolaire 2013-2014, par un questionnaire en ligne anonyme auprès de 776 jeunes allant de la sixième à la troisième, dans quatre collèges de la région parisienne, citée par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly..

Le plastique souple des appareils numériques contient des perturbateurs endocriniens, substances toxiques qui se font passer pour des hormones perturbant l’action des hormones véritables(24)Anne Lafourcade, ingénieure chimiste, « Un plastique est toujours un mélange chimique, et plus un plastique est souple, plus son maillage moléculaire est apte à se distendre et à laisser s’évacuer les additifs »..

Le moral est également impacté. Le Public Health England(25)Département en charge de la santé publique au Royaume-Uni. a croisé les réponses de 42 000 enfants de 8 à 15 ans sur leur bien-être et le temps passé devant les écrans(26)Étude citée par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.. Il apparaît que le niveau d’estime de soi, la confiance en soi et le sentiment de joie diminuent à mesure que le temps passé devant les écrans (téléphone, tablette, ordinateur, jeux vidéo) augmente.

A l’inverse, l’empathie, la compréhension de l’autre se développent lorsqu’ « une forte interaction sociale, même sans parole, combinée à un éloignement des écrans est mise en place »(27)Source : Yalda T. UHLs et al., « Five Days at Outdoor Education Camp Without Screnns Imporves Preteen Skills With Nonverbal Emotion Cues », Computer in Huamn Behavior, n° 39, octobre 2014, p. 387-392, cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly..

La question légitime que posent les auteurs est : est-ce le rôle de l’école de favoriser l’addiction aux écrans de nos enfants ?

De la trahison sociale et financière

Cette affirmation forte, les auteurs l’étayent ainsi.

Ils s’appuient sur l’exploitation indigne et très éloignée de l’éthique des ressources à l’étranger avec son lot de pollution au mercure, au cyanure et de financement des seigneurs de la guerre(28)Le Monde, en 2007 : « Du sang dans nos téléphones portables », cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly..

En France, il y a trahison sociale quand l’argent public pour le numérique est utilisé sans effet bénéfique pour l’emploi, avec une inféodation à Microsoft France qui réussit à capter le marché de l’école numérique française. Le patron de Microsoft France, Éric Boustouller, effectue une inversion de sens pour qui « les deux tiers des collégiens s’ennuient en classe. De l’ennui à l’échec, il n’y a qu’un pas… Il faut faire tomber les murs de l’école, la rendre totalement poreuse à la société… Il n’y a pas d’un côté, l’univers artificiel de l’école, et, au-delà des grilles de la cour, la vraie vie ». Ainsi, les tables, les chaises, les sonneries, les interactions concrètes en cours de français, en sport seraient virtuelles et les communautés numériques, les ressources en ligne, les échanges sur les réseaux sociaux seraient la réalité concrète. Microsoft va investir 13 millions d’€ dans un partenariat avec l’Éducation nationale et réaliser 22 milliards de dollars de résultat net mondial en 2014.

Nous pouvons rappeler à ce propos ce sur quoi insistait Gaston Bachelard(29)Gaston Louis Pierre Bachelard est un philosophe français des sciences, de la poésie, de l’éducation et du temps, auteur de La Formation de l’esprit scientifique. : ce n’est pas l’école qui doit être faite pour la société, mais la société qui doit être faite pour l’école. L’école se doit de cultiver une distance à soi par rapport à une société qui ne se pose même pas ou plus la question du sens et des finalités humaines à atteindre.

De la trahison des enseignants

Une épistémè ou une ambiance type « coup de pouce », selon l’expression de Roland Gori, invite voire oblige les enseignants à renoncer à résister et à accompagner l’offensive pédago-mercantile de Microsoft façon « business model » ou « Democraschool ». Il faudrait que ces nouveaux outils numériques remplacent les livres, les cahiers, les ressources documentaires et, le plus possible, les cours(30)Bruneau Dechauvelle, chargé de mission TIC pour l’enseignement, « Un modèle scolaire à réinventer », revue Projet, n° 345, avril 2015, p. 14, cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.. Les usages illicites et perturbateurs des portables en cours sont sous-estimés par les thuriféraires des nouvelles technologies.

Les auteurs s’appuient sur le sociologue Jean-Luc Metzger pour qui « les organismes et les institutions, notamment l’école, sont entrés dans l’ère de l’expérimentation et du changement permanent. Le changement est érigé en mode de management et d’une certaine façon en mode de domination-assujettissement »(31)Sylvain Genevois, « Les espaces numériques de travail (ENT) : un catalyseur de changement pour l’école ? », in Ecole et mutation, De Boeck Supérieur, 2014 », cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.. Les enseignants sont relégués au statut d’être toujours en retard d’une évolution, d’un logiciel, avec injonction au « rattrapage-recyclage » et soumis, depuis Blanquer, à utiliser des méthodes pédagogiques pensées par d’autres et qu’il ne faut surtout pas questionner. C’est la mise en œuvre du « discours techniciste » qui devrait tout résoudre comme par magie.

Autres poncifs : la création d’emplois

De fait, les outils numériques, comme ils sont produits et assemblés en dehors de la France et même de l’Europe, ne créent pas d’emplois et aggravent le déficit commercial, à moins d’une volontaire politique de réindustrialisation absente des priorités de l’extrême centre macroniste, de la droite et de la gauche acquise au libéralisme économique.

Vers quelle société nous entraîne l’usage outrancier des technologies numériques ?

Les premières prémisses n’incitent pas à voir l’avenir en rose sans être obligé d’insulter demain, qui sera peut-être meilleur que l’on ne pense. Voici quelques faits qui n’incitent guère à l’optimisme :

  • Temps libre grignoté avec injonction de se connecter pour les parents et les enfants scolarisés. Vouloir mettre en constante relation numérique l’élève, le professeur et l’école comme les travailleurs et leur entreprise relève d’un projet un tantinet liberticide ou de l’emprise psychologique. L’être humain, pour s’épanouir, a besoin de respiration émancipatrice. Est-il si certain qu’il y ait un vrai gain de temps grâce au numérique ?
  • Quid des « digital natives » (jeunesse née après 1995) ? Cette expression induit en erreur, car comme l’affirment les auteurs en parodiant Simone de Beauvoir (« on ne naît pas femme, on le devient »), « on ne naît pas digital, on le devient ». C’est plus l’imitation des adultes qui pousse les jeunes à être constamment connectés. « La plupart [des parents est] plus absorbée par leur mobile que par leurs enfants »(32)Guillaume Faure, « Les parents pris au piège des écrans », lemonde.fr, 3 avril 2015, cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly. ;
  • Des frustrations induites par l’usage du numérique loin des promesses de relations fondées sur l’altruisme et de liberté. Le « partage » se mut en « données », le « nouvel ami » en big data (données massives). Ses désirs, ses choix sont formatés par les algorithmes. C’est l’illustration moderne de l’affirmation spinoziste : « Les hommes se croient libres parce qu’ils sont conscients de leurs désirs, mais ignorants des causes qui les déterminent » ;
  • La promesse démocratique non tenue. Les indignations font florès sur Internet sur les enjeux majeurs du changement climatique, les émissions de gaz à effet de serre, mais le monde numérique ne transforme pas le système de domination, le système capitaliste délétère pour les êtres humains et la nature. Toute la connaissance mondiale se retrouve dans Google, qui idéologiquement n’est pas neutre. La République numérique est une illusion quant à la défense efficace des valeurs et principes républicains. Sur Internet, il y a plus de messages de haine, de fausses nouvelles, que d’appels à la paix, à la concorde, au respect de l’humanité en chaque individu.
  • L’égalité des chances et la méritocratie ne sont pas au rendez-vous du numérique. Le pire est que, sous prétexte d’un accès à une pédagogie différenciée, individualisée, d’un accès aisé aux connaissances, aux meilleurs enseignants de Harvard, celui qui ne réussit pas sera culpabilisé et rendu fautif de son propre destin et de ses échecs.
  • Plus besoin de fournir des efforts grâce au numérique. C’est la promotion par les thuriféraires du numérique de l’école ludique, même si les jeux ont leur place au sein des classes, de professeurs plus amusants (fun pour les adeptes du franglais). L’emploi d’oxymore fleurit dans leur bouche : jeu sérieux, autoroute écologique, voiture propre, agro-industrie respectueuse de l’environnement et du consommateur. Les jeux, comme l’affirment les auteurs, ont toute leur place, mais pas toute la place. Pour autant, tout apprentissage nécessite des efforts qui sont essentiels pour construire sa personnalité, éprouver le plaisir de la complexité et de la réussite. Nous pouvons parodier Pierre Corneille qui estimait « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ». Ainsi, à gravir les échelons successifs du parcours scolaire sans effort, on réduit le plaisir de l’obtention des diplômes. L’objectif de l’école réside essentiellement dans l’élévation culturelle, intellectuelle de tous les jeunes gens accueillis au sein du système scolaire. C’est la différence de nature entre démocratisation de l’école et massification. René Andrieu et André Tricot ont raison d’insister sur le rôle de l’école qui « sert à ce que tous les enfants apprennent des connaissances qui ne correspondent ni à leur environnement immédiat ni à leur passion »(33)Franck Andrieu et André Tricot, Apprendre avec le numérique, cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.. L’école est donc utile pour ne pas laisser les enfants seuls pour élaborer des connaissances, car seuls face aux écrans et aux logiciels, ils se contenteront de satisfaire et d’aller vers leurs désirs, leurs sujets de prédilections. Quand les études montrent que la durée d’attention de la plupart des jeunes ne va pas au-delà de 1 min dans la vision d’une vidéo ou la lecture d’un texte, il y a des inquiétudes à avoir.

Ne nous laissons pas voler ce qui fait notre humanité par le mirage du numérique

Vouloir à tout prix éliminer l’ennui dans la vie des jeunes et des adultes signifie méconnaître le pouvoir créatif de ces moments d’indolence et de rêverie dont nous avons besoin pour nous recentrer, nous construire et finalement inventer. La génération d’avant le tout numérique était capable de s’inventer des jeux et n’avait pas besoin des paillettes et des béquilles numériques. Sachons utiliser intelligemment ces outils afin de garder notre liberté, notre esprit critique, notre capacité d’initiative.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Le désastre de l’école numérique de Philippe Bihouix et Karine Mauvilly, Seuil.
2 Lary Cuban, Teachers and Machines… » in Teachers Press, 1986, cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.
3 Cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly « Radio, The Assistant Teacher », 1932.
4 Cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.
5, 8, 9, 11, 12 Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.
6 Cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly et tiré de Le Numérique éducatif (1977-2009) : 30 ans d’un imaginaire pédagogique officiel, Editions universitaires de Dijon, 2010.
7 Cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly et tiré de l’Institut international de planification de l’éducation, UNESCO, 1979.
10 Source : OCDE Pisa, « Connectés pour apprendre ? Les élèves et les nouvelles technologies », 2015.
13 Source : Franck Amadieu et André Tricot, Apprendre avec le numérique. Mythes et réalités, Retz, 2014, cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.
14 Source : étude parue dans n° 25 en 2014 de Psychological Science, cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.
15 Denis Thouard, « La pensée numérique », Revue Projet, n° 345, avril 2015cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.
16 Avant-propos des « Principaux résultats » du rapport OCDE/Pisa 2015, cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.
17 Cuivre et argent pour les conducteurs, lithium et cobalt dans les batteries, gallium, indium, germanium dans les applications optoélectroniques, étain dans les soudures, or dans les microprocesseurs, tantale et palladium dans les condensateurs…
18 Vingt à trente litres d’eau par cm² de silicium.
19 ADEME, « Analyse comparée des impacts environnementaux de la communication par voie électronique », 2011, cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.
20 Mark P ; Mills, Digital Power Group, « Cloud Begins With Coal », 2013, cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.
21 Anne Lefèvre-Balleydier, « Myopie : pourquoi c’est une épidémie mondiale », Le Figaro santé, n° 6, octobre-novembre 2015, cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.
22 Selon des études menées en Asie, citées par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.
23 Etude réalisée au cours de l’année scolaire 2013-2014, par un questionnaire en ligne anonyme auprès de 776 jeunes allant de la sixième à la troisième, dans quatre collèges de la région parisienne, citée par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.
24 Anne Lafourcade, ingénieure chimiste, « Un plastique est toujours un mélange chimique, et plus un plastique est souple, plus son maillage moléculaire est apte à se distendre et à laisser s’évacuer les additifs ».
25 Département en charge de la santé publique au Royaume-Uni.
26 Étude citée par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.
27 Source : Yalda T. UHLs et al., « Five Days at Outdoor Education Camp Without Screnns Imporves Preteen Skills With Nonverbal Emotion Cues », Computer in Huamn Behavior, n° 39, octobre 2014, p. 387-392, cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.
28 Le Monde, en 2007 : « Du sang dans nos téléphones portables », cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.
29 Gaston Louis Pierre Bachelard est un philosophe français des sciences, de la poésie, de l’éducation et du temps, auteur de La Formation de l’esprit scientifique.
30 Bruneau Dechauvelle, chargé de mission TIC pour l’enseignement, « Un modèle scolaire à réinventer », revue Projet, n° 345, avril 2015, p. 14, cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.
31 Sylvain Genevois, « Les espaces numériques de travail (ENT) : un catalyseur de changement pour l’école ? », in Ecole et mutation, De Boeck Supérieur, 2014 », cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.
32 Guillaume Faure, « Les parents pris au piège des écrans », lemonde.fr, 3 avril 2015, cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.
33 Franck Andrieu et André Tricot, Apprendre avec le numérique, cité par Philippe Bihouix et Karine Mauvilly.