L’uniforme à l’école : idées reçues et réalité
Pour reprendre un titre bien senti du journal de la FSU « fenêtres s/ cours », « l’uniforme file un mauvais coton ». L’idée reçue serait que l’uniforme à l’école permettrait de lutter contre les stigmatisations, les ostracismes divers et les inégalités. La tenue unique permettrait selon une déclaration du Président de la République, le 24 janvier 2024, de créer « les conditions du respect ». Le ministère de l’Éducation y va de son couplet apologétique d’une telle mesure : cohésion des élèves, sentiment d’appartenance renforcée, climat scolaire amélioré, épanouissement. Il y a loin de la coupe aux lèvres. L’uniforme a servi sous Napoléon 1er à mettre en avant un rôle de distinction. Par la suite, la tenue unique s’est maintenue dans les écoles privées non pas pour rassembler, mais pour montrer qu’elles sélectionnent et accueillent les élèves issus des catégories socio-culturelles supérieures. A l’école publique, l’accent n’est pas mis sur l’uniforme, mais sur l’hygiène, à savoir des vêtements propres, ainsi que sur la décence dont la distinction entre filles et garçons n’est pas absente, sur fond de stéréotypes de sexe.
Dépasser le contexte idéologique par les connaissances scientifiques
La droite et une partie de la gauche qui y est sensible s’appuient sur des prétextes comme la montée des communautarismes, la lutte contre les violences, le racket et le harcèlement. Il ne s’agit pas de nier l’existence de tels phénomènes qu’il ne faut ni minimiser ni exagérer.
Les connaissances scientifiques, à l’encontre des affirmations péremptoires ci-dessus, ne permettent pas de montrer la pertinence de l’uniforme à l’école pour lutter contre les inégalités afin de contrer la pression du consumérisme ambiant sur la façon de se vêtir. Il apparaît selon les études que le statut social se manifeste par d’autres biais : les chaussures, les accessoires, les sacs à dos, les téléphones portables. Au-delà de ces attributs extérieurs, l’éducation, les pratiques culturelles et sportives, le langage et les modes d’expression se révèlent plus prégnants. L’uniformisation par une tenue ne changera rien à cela.
Une étude citée par « fenêtres s/ cours » (étude réalisée en 2022 aux États-Unis entre les écoles primaires imposant un uniforme et celles laissant le libre choix vestimentaire) indique clairement que la tenue unique n’a pas d’influence sur le comportement des élèves, l’absentéisme, le taux de violence. En revanche, l’obligation de la tenue unique empêche la proximité des élèves avec les enseignants et leurs pairs. Pire, la limitation de la liberté d’expression induite par une telle obligation les empêche de se sentir à l’aise à l’école, de se sentir reconnus.
Bref, l’uniforme ne servirait qu’à invisibiliser les inégalités et à conformer une politique de l’autruche pour ne pas voir les réalités sociales contrastées (euphémisme), et ce, pour ne pas penser une politique efficace de réduction des inégalités scolaires.
Loin de l’affirmation gouvernementale, l’uniforme ne favorise pas la cohésion du groupe et nie la liberté de choix des élèves qui ont besoin de construire leur conscience et leur autonomie de jugement.
Le dualisme scolaire : tout bénéfice pour le privé
La réunion récente d’un collectif uni pour l’école laïque autour de vingt-six organisations syndicales s’appuie sur une revendication cohérente pour tout républicain social : « Argent public pour la seule école publique ». Est mis en exergue que l’enseignement privé, à 90 % confessionnel, est financé à 77 % par l’État, soit huit milliards d’euros par an. Ce financement public sert principalement à rémunérer le personnel enseignant et le forfait d’externat pour le personnel non enseignant. À cela s’ajoute la part des collectivités locales. Cela suppose un contrôle budgétaire de l’usage de ces fonds publics et le respect du code de l’Éducation, notamment en termes de liberté de conscience. De fait, ce contrôle est inappliqué et les établissements privés ne transmettent quasiment jamais leurs comptes de résultat, tandis que les services des finances publiques ne mettent pas leur nez dans le fonctionnement et l’usage des subventions.
Ajoutons à cela la forfaiture que constitue l’extension de l’école obligatoire à l’école maternelle, alors que la scolarisation atteignait déjà quasiment les 100 % : elle permet au privé de s’octroyer cent cinquante millions d’euros par an sur le forfait communal supplémentaire. Avant cette loi, les communes ne devaient subvenir qu’aux écoles maternelles publiques.
Une proposition de loi pour limiter le dualisme scolaire
Le sénateur des Hauts-de-Seine, Pierre Ouzoulias, a répondu positivement à une demande d’entretien par la revue de la Fédération des Délégués de l’Éducation nationale(1)N° 278, mars 2024.. Il évoque l’obligation faite, en 2022, par le tribunal administratif à l’Éducation nationale de publier les IPS (Indice de positionnement social) des écoles élémentaires et des collèges, puis des lycées. Les résultats indiquent clairement que « dans la France entière, hexagonale et ultra-marine, les collèges et lycées privés concentrent en leur sein les élèves les plus favorisés… » Cela confirme une triste et « terrifiante » réalité : « une ségrégation scolaire se déroule sous nos yeux, laquelle met gravement en cause notre contrat social républicain ». Le sénateur a déposé une proposition de loi visant à autoriser la puissance publique à conditionner les subventions versées aux établissements privés sous contrat à des critères de mixité sociale. Ce serait une avancée si une telle loi aboutissait, même si la cohérence ultime voudrait que le financement public des établissements privés cesse. Rappelons l’exigence républicaine et démocratique : « l’argent public à l’école publique ».
En substance, cette loi vise à réduire les subventions publiques des écoles privées qui contournent l’obligation de mixité sociale. Ces subventions seraient reversées à l’école publique. Il n’est pas question d’augmenter le financement public pour les écoles publiques qui emprunteraient le chemin de la mixité sociale.
Le sénateur cite pour appuyer sa proposition de loi le discours prononcé, en 1900, par le président du Conseil, Waldeck-Rousseau : « … deux jeunesses, moins séparées par leur condition sociale que par l’éducation qu’elles reçoivent, grandissent sans se connaître, jusqu’au jour où elles se rencontreront si dissemblables qu’elles risquent de ne plus se comprendre. Peu à peu se préparent ainsi deux sociétés différentes. » Nous pouvons ajouter que Ferdinand Buisson, à la charnière entre le 19e et 20e siècle, artisan de l’école publique, gratuite et laïque, donnait à l’institution scolaire publique la mission de la fraternité. Pour lui, l’école prépare la fraternité des adultes.
Partir du réel pour aller à l’idéal de laïcité
L’idéal est que le financement public soit réservé à la seule école publique. Pour mener à bien le combat pour l’école publique, il faut partir du rapport de force qui montre que l’école privée est solidement installée. Force est de constater que la plupart des gens est soit, au mieux, indifférente et silencieuse, soit hostile. La guerre scolaire qu’elle mène à bas bruit, avec l’appui des gouvernements successifs, évolue en sa faveur. C’est sans doute parce que les partisans de l’école publique ne mènent pas le combat. Les batailles perdues sont celles que l’on ne mène pas. Cette loi, même si elle n’est pas pleinement satisfaisante, a le mérite de mettre en mouvement les militants de la laïcité et de multiples forces attachées aux valeurs de la République qui s’interrogent et débattent de la justification du dualisme scolaire. Il s’agit d’aller « vers la laïcité absolue de l’enseignement » qui n’en supprime pas la liberté(2)Ferdinand Buisson sur la question du débat sur le monopole de l’enseignement in « La Foi laïque », 6 juin 1903. Nous évitons pour ce qui nous concerne d’entretenir une confusion entre foi et laïcité.. La stratégie qui sous-tend la proposition de loi du Sénateur Pierre Ouzoulias repose sur la notion d’hégémonie culturelle, chère à Gramsci, sur cette question. La bataille pour l’hégémonie laïque n’est pas perdue, mais elle n’est pas gagnée non plus. Cette proposition de loi qui sera discutée au courant de l’année est l’occasion de débats que nous ne devons pas laisser au seul Parlement, mais porter sur la place publique.
Des dérives qui renforcent le privé scolaire et le séparatisme
Comme le révèle la lettre du DDEN(3)N° 254 du 15 mars 2024., « la gestion administrative et financière [du scolaire privé] est désormais explicitement confiée à la Fédération des organismes de gestion de l’enseignement catholique (FNOGEC) [passant] d’un réseau d’appartenance à un réseau collaboratif. » C’est clairement un contournement de la loi Debré qui permettait à l’État de passer un contrat avec chaque établissement privé séparément. Cette mutation ferait que l’État passerait un contrat avec un ensemble ou un réseau d’établissements privés. Ce serait la confirmation de l’existence de fait d’une éducation privée parallèle à l’Éducation nationale, concurrente de cette dernière avec l’appui financier de l’État. Un comble alors que la Constitution donne pour mission prioritaire à l’État d’organiser un service public d’Éducation et d’en assurer la continuité sur tout le territoire de la République, partie hexagonale et parties ultra-marines.
Ségrégation scolaire : des perspectives apocalyptiques
Comme l’indique le schéma qui illustre cet article, la ségrégation scolaire(4)Cela peut paraître exagéré. Comme l’indique l’étymologie, cela signifie la fin d’un monde, celui de l’école publique et républicaine socle de notre démocratie. et sociale déjà inquiétante actuellement va s’accentuer entre le service public d’Éducation nationale et les établissements scolaires privés. De 2000 à 2021, la proportion d’élèves inscrits dans l’enseignement privé est passée de 41,5 % à 55,4 % et celles des élèves issus de catégories défavorisées de 24,8 % à 15,8 %(5)Sources : Cour des comptes, Depp.. Les études prospectives montrent une aggravation d’ici à 2034 : les collèges privés accueilleront 88 % d’élèves d’origine sociale très favorisées et les collèges publics 30 %. À l’inverse, les collèges privés accueilleront 2 % des élèves d’origine sociale défavorisée et les collèges publics 28 %. À ce rythme, le Premier ministre n’aura plus besoin de mettre en place des groupes de niveaux quasi permanents. En effet, ces groupes de niveaux se mettront en place entre établissements. C’est déjà le cas du fait d’une carte scolaire qui reproduit la ségrégation spatiale ou géographique, mais le phénomène prendra des proportions inquiétantes.
La Cour des comptes pointe du doigt cette situation et préconise même de conditionner la participation financière de l’État à un critère de composition sociale et de niveau scolaire des élèves inscrits.
Financer des écoles privées qui dispensent des valeurs opposées aux valeurs de la République ? Inacceptable !
Il est impensable dans une République laïque de financer un réseau d’établissements privés qui ne respecte pas les valeurs et loi de la République et appelle à s’y opposer. De multiples exemples(6)Revue de la Fédération des DDEN, n° 278, mars 2024. montrent la volonté, notamment du Secrétariat à l’enseignement catholique, d’aller à l’encontre du mariage pour tous, de la liberté de conscience des enseignants et des élèves :
- 1983 : le directeur du lycée Sainte-Croix invite à une « fatwa » catholique contre un enseignant ;
- Toulouse : un ancien proviseur accusé « d’abus sexuel, de corruption de mineur, de viol… » retrouve un poste d’enseignant dans un autre lycée privé ;
- 1975 : une responsable de catéchèse à Saint-Germain-en-Laye est licenciée au motif qu’elle a entamé une procédure de divorce. Le pire est que la Cour de cassation avait déclaré légitime le motif de licenciement parce qu’elle s’était remariée après avoir divorcé.
- Groupe scolaire Saint-Charles à Athis-Mons : « management brutal, arbitraire et inhumain », harcèlement moral condamné par la justice ;
- Le directeur diocésain, responsable de plus de cent mille élèves des écoles privées de Loire-Atlantique, mis en examen pour trafic de cocaïne ;
- …
Les propos du président de la République, lorsqu’il affirme péremptoirement, du haut de sa grandeur, « il n’y a pas de conflit entre les deux écoles »(7)Cité par Eddy Khaldy, président de la Fédération des DDEN in revue de la Fédération des DDEN, n° 278, mars 2024. privées et publiques induisent en filigrane que le système privé et public vise les mêmes missions. Ce qui est fallacieux : l’école publique vise l’autonomie de jugement, notamment en matière de choix spirituel, athée ou religieux, l’esprit critique, la pensée scientifique et rationnelle, le discours argumenté, la liberté de disposer de son corps, la possibilité de se cultiver, alors que l’école privée vise, fondamentalement, la conformité aux dogmes religieux travestis en « caractère propre » intangible.
Annonces simplistes en tant que camouflage des vrais problèmes
Ce ne sont pas les tenues scolaires uniques qui remédieront à cette plaie pour la République et ses valeurs que sont la ségrégation scolaire sur des bases sociales et le manque de moyens pour l’école publique. C’est bien une politique audacieuse de mixité sociale qui est susceptible de remédier à tous ces maux. Gabriel Attal en tant que ministre de l’Éducation nationale puis maintenant à Matignon a pris le contre-pied avec le soutien du président Macron de la volonté de son prédécesseur Pap N’Diaye, qui voulait affronter la question de la mixité sociale. Au plus haut niveau du gouvernement, il n’y aurait pas de problème de ségrégation sociale ose affirmer celui qui a été élève à l’École alsacienne. Il y aurait un problème d’attractivité de l’école publique. Ce faisant, il déplore les effets, mais chérit les causes qui les déterminent : dualisme scolaire, manque de moyens, contournement de la carte scolaire par les parents aisés et non application pour le privé.
Notes de bas de page
↑1 | N° 278, mars 2024. |
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↑2 | Ferdinand Buisson sur la question du débat sur le monopole de l’enseignement in « La Foi laïque », 6 juin 1903. Nous évitons pour ce qui nous concerne d’entretenir une confusion entre foi et laïcité. |
↑3 | N° 254 du 15 mars 2024. |
↑4 | Cela peut paraître exagéré. Comme l’indique l’étymologie, cela signifie la fin d’un monde, celui de l’école publique et républicaine socle de notre démocratie. |
↑5 | Sources : Cour des comptes, Depp. |
↑6 | Revue de la Fédération des DDEN, n° 278, mars 2024. |
↑7 | Cité par Eddy Khaldy, président de la Fédération des DDEN in revue de la Fédération des DDEN, n° 278, mars 2024. |