L’université peut-elle encore prétendre être un service public ? Et de quel « service public » s’agit-il ? A-t-elle encore vocation à la démocratie ? Ou, en inversant la question, à quel symptôme de la démocratie touche-t-elle ? Et qu’a-t-elle à en dire ?
Face à ces questions, deux universitaires confrontent ici leurs points de vue.
Alain Abelhauser :
J’ouvre le feu ? Oui ? Dans ce cas, de la façon suivante :
La martingale la plus simple, dans les jeux où l’on a une chance sur deux de gagner (et donc une chance sur deux de perdre) et où le gain correspond au double de la mise, consiste à miser le même montant que le précédent lorsqu’on a gagné, et le montant double du précédent lorsqu’on a perdu.
Exemple : je mise 1 €. Si je gagne (à savoir 2 €), il me faut alors mettre de côté l’un des euros et miser au coup suivant l’autre euro. Mais si je perds, en revanche, il faut que je joue au coup suivant 2 €. Car si cette fois je gagne (c’est-à-dire 4 €), 1 € couvrira le montant de ma première mise, 2 € le montant de ma seconde mise, et le dernier euro sera un gain pur. Que je mettrai de côté avant de recommencer l’opération avec ma mise initiale.
Il s’agit d’un modèle très simple, dont on peut tirer ce principe : la réussite ne demande guère qu’à ce qu’on la prolonge ; l’échec, lui, en revanche, exige non seulement que l’on persévère, mais que l’on investisse deux fois plus à chaque étape, faute de perdre tout ce que l’on a misé précédemment.
Un tel modèle s’applique-t-il à d’autres circonstances que celles de l’univers des jeux ? Gageons, comme cela a déjà été constaté par maints auteurs, qu’il peut aisément éclairer de nombreuses situations. Ces pans de l’histoire, par exemple, où l’on s’engage dans une voie qui apparaît très vite comme déplorable, mais où l’investissement nécessaire à l’engagement de départ interdit de faire machine arrière sous peine de faire éclater au grand jour l’absurdité de la décision première.
Est-ce clair ? Tel pays s’engage par exemple dans une guerre insensée. Qui coûte très cher, entre autres en vies humaines. Et n’apporte aucun bénéfice. Aussi faut-il arrêter rapidement l’opération. Et dire à tous ceux qui y ont laissé un père, un frère, un époux, un fils (ou une mère, une sœur, une épouse, une fille) : mais oui, bien sûr, ils sont morts pour rien, d’ailleurs c’est pour ça qu’on arrête les frais maintenant ? Impossible. Alors on continue, coûte que coûte. C’est ce que certains historiens appellent le syndrome du « pas morts en vain ». (Et ce que les psychanalystes mettent volontiers sur le compte de la « répétition », figure de proue de la pulsion de mort.)
Eh bien, il me semble que ce modèle, pour extrêmement simpliste qu’il soit, met pourtant assez bien en lumière de nombreux processus sociaux et s’applique de fait assez bien au monde de l’université.
J’en donnerai quelques illustrations, dont le mérite est aussi de témoigner des principaux plans où se concentre l’activité universitaire : l’enseignement et la recherche, ainsi que l’organisation qui est dorénavant requise pour exercer ces fonctions.
Commençons par cette dernière. Il y a une quinzaine d’années, le mythe néo-libéral et « évolutionniste » voulant que la compétition entre organismes permette d’améliorer leurs performances, conduisit entre autres à promouvoir un classement des universités, aux critères au demeurant très contestables et contestés(1)Le premier, qui vit le jour en 2003, est le plus connu : le classement dit de Shanghai (Academic Ranking of World Universities).. Bien d’autres ont suivi depuis. Ce classement, dans lequel la France était peu à l’honneur, servit d’argument pour la mise en place d’une stratégie de regroupement des établissements : plus ils étaient gros, plus il y avait de chercheurs dans chacun d’eux, et plus leurs résultats cumulés donneraient de chances à l’établissement de progresser dans les classements. Big devenait forcément beautiful. Ce sur quoi renchérissait la politique économique, en considérant que ces regroupements devaient permettre une gestion plus centralisée et efficace de nombre d’opérations : des économies d’échelle, comme disent les gestionnaires. Aussi regroupa-t-on les universités en formant des PRES (Pôles de Recherche et d’Enseignement Supérieur).
Nombreuses furent les Cassandre à objecter : cette stratégie était stérile à terme et ne tenait pas compte des réalités de terrain. D’ailleurs, s’il s’agissait vraiment de cumuler des résultats pour bien se classer (en admettant bien sûr que l’on souscrive aux critères de classement, voire à leur logique sous-jacente), il était des subterfuges bien plus simples et bien moins coûteux pour y parvenir. Et s’il s’agissait grâce à cela d’attirer davantage d’étudiants étrangers, peut-être convenait-il en priorité d’améliorer les possibilités et les conditions de leur accueil. Mais peu importa. Les regroupements eurent lieu, les PRES furent mis en place, cela nécessita beaucoup de temps et d’énergie (que l’on aurait peut-être pu consacrer à travailler vraiment) et, pour finir, ce ne fut pas plus heureux que ce qu’avaient prédit les Cassandre.
Se le tint-on pour dit ? Vous n’avez pas entendu ce que l’on a précisé en introduction ? Si les PRES ne marchaient pas bien, alors il fallait doubler la mise, faute de se désavouer. Il fallait faire pire. D’ailleurs on avait un nom tout prêt pour cela : les COMUE (Communautés d’Universités et d’Établissements). (J’ajoute que dans la région où j’exerce, et où l’on dénonçait volontiers ce processus, on suivit parfaitement la logique sur laquelle il s’appuyait. Tant qu’à faire pire que les PRES, autant viser le pire du pire : on décida de créer la plus grosse COMUE française : près de 30 établissements et plus de 180 000 étudiants couvrant deux régions entières. À sa création, on se rendit compte que l’on ne savait pas comment faire voter simultanément tous ces étudiants sur autant de sites et que l’organisation de ce monstre devenait vraiment compliquée. Mais tout ne fut pas perdu, d’un certain point de vue : certes, les économies d’échelle ne furent pas vraiment au rendez-vous puisque plus d’une centaine de postes administratifs durent être créés en sus, mais après tout ce ne fut jamais là que notre contribution à la lutte contre le chômage !)
Autre exemple. Les universitaires sont pour la plupart enseignants-chercheurs (E-C), c’est-à-dire qu’ils partagent en principe leur activité professionnelle à parts égales entre la recherche et l’enseignement, l’une et l’autre devant se nourrir réciproquement. (Je dis « en principe », car l’évolution du métier les conduit hélas à consacrer une bonne partie de leur temps à tout autre chose : l’« administration » de leurs activités, quand ce n’est pas la promotion de leurs recherches – pardon ! la « valorisation » de celles-ci.)
Étant en principe relativement autonomes – même s’ils sont intégrés dans des laboratoires, d’un côté, et des équipes pédagogiques, de l’autre – les E-C ont des comptes à rendre sur leurs activités. Rien là que de très normal. Si ce n’est qu’il n’est pas simple d’évaluer ces activités. Une recherche fondamentale peut prendre des années avant de produire un résultat tangible. Et si elle aboutit à une impasse, elle aura eu néanmoins le considérable mérite d’indiquer aux autres chercheurs que cette voie était pour l’instant sans issue. Et l’enseignement n’est pas plus simple à évaluer dès lors qu’il ne consiste pas seulement à remplir un cahier des charges de bon fonctionnaire : être à son poste aux moments voulus, dire ce qu’il faut, suivre scrupuleusement un programme, etc.
Devant cette difficulté de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement (dit) supérieur, on a essayé de trouver quelques critères acceptables par tous. Par exemple, jauger l’activité d’un chercheur en comptabilisant les publications où il présente les résultats de ses recherches. Et jauger celle d’un enseignant en recueillant les avis des étudiants qui ont suivi ses cours. Simple, non ? À ceci près que si un bon chercheur est celui qui publie beaucoup, et dans de « bonnes » revues, l’accent se déplace : il ne s’agit plus trop, dès lors que l’on veut faire carrière, d’entamer des recherches longues, complexes, aléatoires et inattendues, mais de jouer la sécurité en priorisant tout ce qui permettra de publier aisément, abondamment, et en accord avec la ligne directrice des revues visées. Et à ceci près que si un bon enseignant est celui qui fait un bon score à l’audimat étudiant, le contenu de son enseignement et ses propres critères d’évaluation aux examens qu’il organise peuvent s’en trouver considérablement influencés.
Cassandre, à nouveau consultée, considéra qu’il y avait là les germes d’une stérilisation de la recherche et d’un appauvrissement de l’enseignement (supérieur). Fut-elle écoutée ? Mais oui ! Puisqu’on décida très vite de franchir quelques étapes supplémentaires dans le processus. Par exemple – puisque publier tout, n’importe quoi et n’importe où, n’avait pas forcément de sens – de hiérarchiser les revues elles-mêmes, de leur confier alors quasi exclusivement l’évaluation des chercheurs et d’apprécier la qualité de ceux-ci en fonction du nombre de fois où des collègues citaient leurs travaux (ce qu’on a appelé l’impact factor), même si c’était parfois pour en dire le plus grand mal. Ce qui a conduit, comme on pouvait s’y attendre, à promouvoir les renvois d’ascenseurs et la production d’articles de synthèse (n’apportant souvent rien de nouveau, mais étant plus pratiques à citer), voire à multiplier le nombre de cas d’impostures scientifiques.
Et, par exemple encore, puisqu’enseigner était soumis à l’approbation de l’auditoire, il devint habituel d’en réduire les risques potentiels en se cantonnant à la prestation de quelques cours bien cadrés, bien rodés et a priori peu susceptibles de provoquer l’ire des auditeurs. Puis-je témoigner de ceci ? Lorsque j’ai commencé à enseigner à l’université, il était possible, voire apprécié, de poursuivre dans les cycles avancés un enseignement tout au long d’une année (en y consacrant, disons, une bonne cinquantaine d’heures) pour explorer un champ complexe, et sans parfaitement savoir au départ où cela allait aboutir. De prendre des risques, en somme, accueillis et partagés par les participants de l’enseignement qui en comprenaient les bénéfices possibles. (Je me souviens de l’étonnement et de l’enthousiasme d’étudiants américains, ravis d’assister en France à des séminaires où se disaient des choses qu’ils n’avaient pas encore entendues, qui n’avaient pas encore été publiées, et qui étaient mises là à l’épreuve de leur écoute.) À présent, il me semble que de telles entreprises sont devenues fort rares. La plupart de mes collègues ne me disent-ils pas qu’ils ne dispensent plus que des poussières d’enseignement (jamais plus de 8 h par enseignant dans un cours donné), chacun se limitant à son pré carré, à son domaine très étroit de spécialisation, et laissant aux étudiants le soin de rassembler – si tout va bien, et s’ils y arrivent – ces morceaux épars d’un savoir effiloché.
Dernier exemple, lequel a trait aux modes d’entrée à l’université ou à la poursuite de certains cursus. Soyons réalistes : nombre de jeunes gens, leur bac en poche, s’inscrivent pour un an à la fac par attentisme, histoire de prendre le temps de décider ce qu’ils veulent faire ensuite, ou plus simplement par défaut, parce qu’ils n’ont pas été pris dans la formation qu’ils visaient en priorité. De surcroît, alors même que l’université est loin de constituer la voie royale pour de nombreux types d’études, il est néanmoins des cursus très demandés, lesquels offrent soit des capacités d’accueil limitées, soit organisent une sélection drastique en fin de première année. Mais qu’à cela ne tienne : on attend de l’université qu’elle fasse état de « bons » résultats, à savoir que la plupart des étudiants de première année passent en deuxième. Quant à ceux qui ne se réinscrivent pas, ils sont considérés comme « décrocheurs », témoignant ainsi du mauvais encadrement pédagogique qu’ils ont subi. Certes, celui-ci est loin d’être optimal, mais il n’est pas non plus inintéressant de noter que sur quatre étudiants qui ne se réinscrivent pas, trois ne le font pas parce qu’ils ont réussi à intégrer cette fois la formation de leur choix (un pourcentage significatif ayant de plus complètement validé leur première année) !
Pourtant cette sélection précoce imposée dans certaines formations, et cet usage d’orientation de la première année d’étude, furent retenus comme autant de mauvais points potentiels de l’université, auxquels il s’agissait de remédier. Comment ? En orientant le mieux possible, d’entrée de jeu, les étudiants pour qu’ils ne perdent pas leur temps à tenter de suivre une formation pour laquelle ils n’avaient pas les capacités ou les prérequis. Cela donna « Parcoursup ». Un grand barnum qui, autant que je puisse en juger à ma toute petite échelle, conduisit avant tout nombre d’étudiants à bien réaliser qu’ils ne pouvaient suivre de droit la formation qu’ils souhaitaient. Mais surtout un mode de sélection qui ne disait pas vraiment son nom et qui conduisit les équipes pédagogiques chargées de l’effectuer à : 1) prendre la mesure de l’ampleur de la tâche (des milliers de dossiers à traiter en très peu de temps et à très peu d’enseignants) ; 2) renoncer à l’accomplir comme elles l’auraient souhaité (par un examen approprié de chaque dossier) ; 3) confier dès lors le soin de ce tri à des algorithmes – disons-le – souvent bricolés dans l’urgence à partir de critères loin de faire l’unanimité au sein des équipes.
On constate que l’université accueille mal les étudiants et ne permet pas à tous de progresser harmonieusement dans leurs cursus ? Pas de problème ; il n’y a que des solutions. Par exemple celle de les sélectionner de manière encore plus aveugle et selon des procédures aussi chronophages que grossières.
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Ce qui nous amène au cœur du sujet que nous avons ici à traiter : qu’est-ce que l’université, d’abord ? À l’origine, c’était une corporation – le corps des maîtres et celui des élèves rassemblés en une communauté d’aspiration au savoir. Soit. Et qu’est-elle devenue ? Pour ma part, je dirais qu’il s’agit maintenant, en premier lieu, d’un monde quasi féodal, toujours peuplé de mandarins (en baskets ou Richelieu) et de petites mains (encore corvéables à merci), avec des territoires jalousement délimités, des suzerainetés et des vassalités, et un système hiérarchique beaucoup plus prégnant qu’il n’y paraît souvent à l’extérieur.
Mais un monde quasi féodal doté pourtant d’une sorte d’idéal d’autogestion, hésitant volontiers entre la démocratie la plus directe (les Assemblées Générales) et la bureaucratie la plus redoutable (les sacro-saintes procédures). Et, de surcroît, tiraillé entre ce que les psychanalystes appellent le « discours du maître » (peu importe ce qui est en jeu, il faut que les choses tournent et que « ça marche »), le « discours capitaliste » (tout cela ne tient qu’à s’indexer à l’exigence de développement, à l’exigence de la croissance) et l’idéologie libérale (donnons aux universités libertés et responsabilités – c’est la fameuse « LRU » – et le jeu du marché finira bien par faire le reste). Avec, enfin, cette caractéristique de taille d’être à la fois investi des missions sociales les plus importantes (éduquer à un haut niveau, dispenser des connaissances de pointe et former à de multiples compétences, faire penser) et les plus ambitieuses (accueillir tous ceux qui le souhaitent, quelle que soit l’augmentation de leur nombre), et de se découvrir pourtant économiquement faible et contraint aux jonglages financiers les plus dérisoires (il n’est, rappelons-le, qu’à comparer le coût d’un étudiant à l’université et celui d’un élève de classe préparatoire ou de grande école).
Un monde de paradoxes, donc, maniant oxymores et contradictions à l’envi : moderne et vieillot, féodal et démocratique, autogéré et bureaucratique, libéral et humaniste. Mais pourtant toujours censé remplir ces missions qui relèvent de ce que l’on aimerait encore pouvoir nommer le « service public ». Et, enfin, parfaitement partie prenante de ce processus que j’ai tenté de souligner au départ (celui consistant à persister dans un engagement pourtant néfaste, voire à le doubler à chaque nouvelle étape, parce qu’il est strictement impossible de reconnaître s’être fourvoyé à moins de désavouer tout ce qui a précédé).
Comment l’université peut-elle s’arranger de ces paradoxes, se déprendre de ce processus, et répondre aux mutations de plus en plus rapides de notre monde actuel ? C’est à ce point que je laisse – certainement très lâchement – la plume à mon ami Marie-Jean Sauret.
Marie-Jean Sauret :
J’enchaîne
… non sans que nos réflexions n’aient tenté de conjuguer quelques pistes.
Il me revient que lorsque mon université a réuni, elle aussi, ses enseignants pour discuter du projet qui devait faire d’elle une candidate à l’excellence, j’ai posé cette question : comment faire en sorte que nous préservions notre mission de transmission des savoirs au-delà des seuls étudiants qui permettent de construire les réponses singulières au « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien », au sens de la présence de chacun au monde, et de tresser les mises en récit ainsi obtenues afin de contribuer à un lien social partagé et vivable ? Qu’allons-nous faire de l’anthropologie, de la philosophie, de la littérature, de l’histoire, de certains pans de la psychologie (clinique…), de la sociologie, du peu de psychanalyse, etc. ?
Un collègue agacé et « riche » du soutien de quelques autres m’a renvoyé dans mes quartiers : le problème est de savoir comment notre université peut s’inscrire dans le monde de l’entreprise, devenir elle-même rentable en étant concurrentielle au point de s’imposer sur le marché du savoir, des compétences, de l’information – quitte à remiser les disciplines académiques obsolètes. Malgré la réaction offusquée du président de l’université d’alors, un historien, c’est pourtant cette transformation qui a eu globalement lieu.
Ce n’est pas que les disciplines mentionnées, pour s’en tenir à elles, aient disparu. C’est que, de façon larvée, le savoir a muté sous l’impact de la logique d’évaluation imposée par la forme contemporaine du lien social. Le mariage de la techno-science (la science opératoire) et du marché, dont naît la forme contemporaine du « discours capitaliste » s’effectue sous le privilège du savoir scientifique, avec la rigueur duquel aucun autre savoir n’est capable de rivaliser. Ce qui divise en fait le savoir de la science et les savoirs que l’on dira existentiels, ceux qui se posent la question de la vérité quand le premier ne connaît (légitimement) que l’exactitude du calcul dans une langue qui ne se parle pas, les mathématiques.
Or ce sujet qui s’interroge sait que la science ne peut se construire sans lui en même temps qu’il la met en échec en ce qui le concerne : il est foncièrement singulier, une exception quand la science ne peut produire qu’un savoir généralisable, vrai pour tous et pour tous les objets de même type. C’est donc ce sujet que requiert la démocratie. Et tous les savoirs qui ont contribué à la penser sont maltraités, car ils empêchent le marché de tourner en rond, de ronronner. Le seul savoir valable est celui compatible avec une allure scientifique, dont les seules valeurs sont chiffrables et relèvent du « tout évaluation ». On devine le coup d’accélérateur que cette modalité du savoir reçoit du numérique jusqu’à imposer l’intelligence artificielle comme idéal de la décision au service de « tous » …
Selon l’anthropologie idéologique qui sert le capitalisme, « l’individu » ne devrait avoir qu’une visée : la rentabilité et la jouissance, puisqu’il lui est promis une réponse à tout. Ce système est à la fois un système de prédateur et un système de frustration puisqu’il est fondamentalement mensonger : mais il récupère la frustration pour renvoyer les individus sur le marché… Et l’université joue sa partie dans ce jeu, qu’elle le veuille ou non.
Jusque-là l’université formait des professeurs : soit des sujets qui consentaient, quelle que soit leur discipline (sciences dures ou humaines…), à s’expliquer devant un auditoire avec ce qu’ils ne comprenaient pas eux-mêmes, car c’est seulement là que le savoir se déploie. Désormais l’université forme des travailleurs : l’étudiant doit apprendre à se vendre, soit se traiter lui-même comme un objet. Toutes ses compétences seront mobilisées au service d’une logique qui conduit au pire.
La science ne dit pas ce qu’il faut faire de la science : là intervient la nécessité du débat. La réponse sera éthique si l’on appelle ainsi celle que le sujet doit donner quand il n’y a pas d’autre pour répondre à sa place (ni calcul, ni morale, ni déontologie, ni comité de ceci ou de cela). Leo Szilard, qui a accompagné Einstein pour convaincre le président des États-Unis de construire la bombe atomique dans la crainte que les nazis les devancent, culpabilisé par les conséquences de son intervention, a abandonné la physique pour la biologie moléculaire. Il met en scène, dans une nouvelle, une discussion dans laquelle un intervenant lui demande ce qu’il faut faire pour éviter que cette contribution des savants à une catastrophe ne se répète(2)La Voix des Dauphins, Editions Denoël, collection Présence du futur, 1985.. Avec une ironie prophétique incroyable, il répond qu’il suffit de créer des commissions d’évaluation et de demander aux chercheurs de concourir pour les valider et les financer : ils passeront plus de temps dans l’administratif, à peaufiner des projets en quête de financement, que dans la recherche !
Plutôt que d’organiser la discussion autour de notre responsabilité quant à ce que nous découvrons, renonçons à penser quitte à ce que la recherche fondamentale en souffre… à l’université, car on sait que nombre de laboratoires (à commencer par ceux qui servent des intérêts économiques, pharmaceutiques ou militaires) n’ont même pas ce genre de scrupules.
Lorsque je suis rentré dans l’Université à la fin des années 70, il y avait plus de personnels enseignants qu’administratifs. Pourtant, des appariteurs accueillaient les étudiants dans les amphithéâtres, surveillaient, ramassaient et ordonnaient les copies, le secrétariat rentrait les notes, organisait les sessions d’examens, etc. Lorsque je suis parti, plus de 40 après, il y avait plus d’agents administratifs que d’enseignants, et néanmoins les enseignants passaient la moitié de leur temps en tâches administratives ! Ainsi qu’Alain Abelhauser l’a décrit au début de ces pages, la bureaucratisation est sans doute le symptôme le plus lisible de la forme prise par le « il faut que ça marche » sous l’emprise de la logique néolibérale.
Le Discours capitaliste a non seulement mis à mal les disciplines susceptibles d’aider à penser, mais en a réquisitionné un certain nombre – les unes malgré elles, les autres consentantes – pour fabriquer l’anthropologie idéologique dont il a besoin : comportementalisme, neurosciences (partiellement), cognitivisme (idem), psychologie de la santé, psychopathologie du DSM, sociologie métrique, et les disciplines en « isme »(3)Il s’agit des disciplines qui se pensent comme ayant sinon réponse à tout, comme théorie du seul réel qui mérite un intérêt : pas d’en-dehors des déterminations biologiques, pas d’en-dehors des déterminations économiques. Elles ont leur pendant en psychologie (cf. l’individu bio-psycho-social) et sûrement dans d’autres champs. (biologisme, économisme), bref toutes les disciplines qui concourent à la « nouvelle » idéologie, celle qui prétend répondre à toutes les questions, existentielles et scientifiques, par les seuls moyens de la science : le « scientisme ».
Le sujet ne peut pas ne pas mettre sa vie en récit : dès lors que les « grands récits » (les savoirs qui se préoccupent du sens de l’existence) sont disqualifiés par le Discours Capitaliste, le « scientisme » prend leur place, imposant son « politiquement correct » et sa « religion » paranoïaque (avec lequel les formes religieuses contemporaines tentent parfois de rivaliser). Si le sujet habite bien le discours qu’il construit, ce politiquement correct le formate : de la sorte l’université, enrôlant malgré eux, innocemment, ou de façon complice, ses propres agents, devient l’un des principaux centres d’éradication du sujet et de la théorie du sujet de l’acte, de la responsabilité, sans lequel il n’est point de démocratie, un centre de diffusion de ce « politiquement correct » dont la pandémie est pire que la COVID 19. En ce sens, quel que soit son mode de gestion, l’université est anti-démocratique !
Un seul exemple : un universitaire pouvait s’insurger sur France Culture contre ceux qui incriminent le capitalisme dans la dégradation de l’université. Il mettait au défi quiconque d’en apporter la preuve expérimentale. Mais si la science, expérimentale ou non, a pour condition de bouter hors de ses conclusions le sujet qui la fabrique afin de tendre à l’objectivité et à la généralisation, alors il n’est pas scientifique de vouloir en saisir les dimensions (singularité et inscription dans le lien social) qui ne s’attrapent pas par la science ! Chacun a pu voir d’ailleurs ce que donnait la gestion à flux tendu pour des raisons strictement de rentabilité économique de la santé et de la recherche quand il a fallu faire face à la première vague de la pandémie actuelle, sans d’ailleurs que cela n’infléchisse la politique du gouvernement. Le même intervenant voyait la raison du déclin universitaire dans la dépendance politique de l’université et réclamait plus d’autonomie : on devine qu’en l’absence de discussion sur la société que nous voulons, il demande d’abandonner encore plus l’université à la concurrence et à la logique néolibérale, celle dont les tenants nous disent qu’elle a réduit la pauvreté, fait des progrès techniques extraordinaires, et nous sauvera des cataclysmes écologiques dont elle est pourtant responsable. Tel est l’impact du formatage, le résultat de la contamination : « Je ne veux pas savoir ».
En d’autres termes, certes, la démocratie universitaire suppose, sur un versant, de penser l’université au sein de la société (ses fonctions de formation et de transmission), et sur un autre d’imaginer comment régler son organisation en associant tous ses acteurs. Sur ce dernier point, c’est moins d’un maître aux allures de PDG qu’il conviendrait de mettre au poste de responsable, qu’une « intelligence » capable de mettre au travail les ressources de « l’intelligence collective » que l’université recèle encore : une sorte de « sous-commandant Marcos », en quelque sorte.
On aura compris qu’il y a donc « une question préliminaire à tout traitement de la démocratie » : quel soin apportons-nous à son sujet ? Restaurer et défendre les disciplines qui cherchent à lui rendre la responsabilité de sa position, de ses actes, sa capacité de création est un premier moyen ; solliciter « l’intelligence collective » un autre. Le discours Analytique prend sa part dans cette entreprise : ce pourquoi il est une cible du discours Capitaliste.
Notes de bas de page
↑1 | Le premier, qui vit le jour en 2003, est le plus connu : le classement dit de Shanghai (Academic Ranking of World Universities). |
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↑2 | La Voix des Dauphins, Editions Denoël, collection Présence du futur, 1985. |
↑3 | Il s’agit des disciplines qui se pensent comme ayant sinon réponse à tout, comme théorie du seul réel qui mérite un intérêt : pas d’en-dehors des déterminations biologiques, pas d’en-dehors des déterminations économiques. Elles ont leur pendant en psychologie (cf. l’individu bio-psycho-social) et sûrement dans d’autres champs. |