Lettre ouverte à l’Appel des appels
par Renaud Garcia et le collectif des professeurs de philosophie de l’académie d’Aix-Marseille
15 juin 2022
Depuis l’année scolaire 2018/ 2019, nombre d’enseignants de lycée ont vu leurs conditions de travail changer. Un nouveau dispositif algorithmique organisant le tri des demandes pour les études supérieures, Parcoursup, a été mis en œuvre cette année-là. Peu à peu, à bas bruit, cette technologie est devenue prépondérante dans le déroulement de l’année scolaire, pour les familles, les élèves et les enseignants. Dans son sillage, un cortège de dégâts pédagogiques, professionnels et psychologiques. L’infléchissement s’est mué en basculement.
Pourtant, Parcoursup n’était qu’une énième invention bureaucratique censée fluidifier le lien entre le secondaire et le supérieur. Il succédait au logiciel APB (Application Post Bac), déjà critiqué en son temps pour ses lourdeurs. Néanmoins, ce premier logiciel laissait aux élèves la possibilité de hiérarchiser leurs vœux de formations par ordre de préférence, un ordre intégré dans les critères de l’algorithme. Cette possibilité leur est désormais déniée par Parcoursup : le calculateur artificiel met en rapport les élèves et les institutions (lycées d’origine et établissements demandés dans le supérieur), traite leurs intérêts divergents sans que l’élève n’ait pu, en amont, classer ses vœux à la suite d’une délibération rationnelle. La machine enferme l’élève dans un destin, en lui retirant les seuls moyens de s’en extraire : sa connaissance de lui-même et ses tropismes1.
Pourquoi évoquer, dès l’abord, une technologie immatérielle, dont le « grand public », si tant est qu’il s’intéresse à la question, peine à déterminer la nocivité ? Parce qu’il faut revenir à la racine, quitte à être compris au bout de la deuxième ou troisième lecture. En juin 2021, à l’occasion d’une session de baccalauréat réduite à un examen fantoche en raison de la « crise » du Covid, puis cette année au mois de mai, nous avons ainsi tenté d’être radicaux. Ce que nous disions, et continuons de dire, est que la technologie Parcoursup est en train d’opérer une mutation anthropologique chez les élèves et de détruire le métier de professeur, qui plus est dans une discipline telle que la philosophie. Ce que nous soulignons, après d’autres, et que nombre de nos collègues se refusent encore à admettre, sans parler de l’Institution elle-même, c’est que cette mutation et cette destruction s’inscrivent dans une vision de la nature, de la société et des hommes modelée par la technoscience, ou plus précisément le capitalisme technologique. Autrement dit la triple alliance du capital, du savoir et du pouvoir.
On rappellera ainsi que Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Éducation nationale à la longévité record, avait pour mentor le neuroscientifique Stanislas Dehæne, spécialiste de la plasticité neuronale et du cerveau computationnel. Cette caution intellectuelle n’a rien de cosmétique. Elle est tout à fait congrue, si l’on se représente le devenir du métier et du rapport avec les élèves. Pour Dehæne, les sciences cognitives montrent que le cerveau est organisé dès l’enfance comme un enchevêtrement d’algorithmes, que l’apprentissage ne ferait que recycler à des fins scolaires. À l’aide de techniques d’imagerie cérébrale, qui localisent les zones du cerveau à l’œuvre par exemple dans la lecture des lettres et des mots, le scientifique prétend mettre en évidence la structure algorithmique cachée du cerveau2. Quelques scrupules épistémologiques pousseraient à se demander en quoi l’observation de l’activité cérébrale et de la réorganisation des réseaux de neurones en fonction de telle ou telle stimulation, permet d’induire la présence physique de processus de type algorithmique, à valeur explicative. Mais pour le scientisme triomphant, de telles préventions relèvent de la crispation obscurantiste. On glisse de l’hypothèse spéculative à la réalité elle-même. Le cerveau est (comme) une machine, que l’on pourrait programmer ou reprogrammer à satiété.
En ce sens, les présupposés de la neuropédagogie entretenus par Jean-Michel Blanquer durant toute sa mandature (et dont rien ne dit qu’ils ne soient pas approfondis aujourd’hui en coulisse, derrière l’abord bienveillant de son successeur Pap N’Diaye) s’inscrivent dans une histoire longue du mode de connaissance scientifique, à partir du XVIIe siècle : mathématisation de la nature, homme-machine, cerveau-machine, calculateurs mécaniques puis électriques, et désormais ordinateurs et cerveau-algorithmique3.
Autrement dit, une conception de la réalité culminant après la Seconde Guerre mondiale dans la cybernétique, ce projet de maîtrise intégrale par la mise en fiches et en nombres de tout l’existant.
Mais comment tout ceci se décante-t-il jusque dans les salles de classe ? Quels sont les effets bien matériels de ces visions et technologies immatérielles ? Dans la mesure où on les considère avant tout comme des cerveaux algorithmiques adaptés à un monde-machine, les élèves apprennent très jeunes à l’école la socialisation réifiante : chacun se fragmente en une collection de modules relevant d’autant de « compétences » à valider en fonction de procédures standardisées, ces tests que leur administrent leurs enseignants afin d’établir, au lycée, leur moyenne et leur profil dans le dossier Parcoursup. Programmé et reprogrammé sans cesse en fonction des contraintes de « l’orientation », par exemple en « choisissant » un bouquet d’options plus rentables au mépris de ses tropismes (on abandonnera la philosophie pour choisir les mathématiques ou les sciences économiques), l’élève se plie à la règle apprendre, oublier ce qui a été appris, apprendre autre chose. Son rapport à la connaissance n’est en effet plus guère différent de celui d’un disque dur. Cela prouve bien que les neurosciences disent juste, triompheront les neuropédagogues. Procédé trop facile de naturalisation de ce qui a été induit par des technologies, des financements et des impératifs politiques. Car un cerveau « normé-éduqué » est un support de productivité fiable, d’autant qu’il se limite à se demander « comment ? », jamais à questionner le « pourquoi ? ».
Il en résulte, dès le début de l’année et, théoriquement, jusqu’en mars (mois choisi au départ pour le passage des épreuves de « spécialités », ces options choisies à la carte dont les moyennes seront décisives pour le tri algorithmique), une course à la note chez les élèves. Vidée de son sens symbolique et pédagogique, la note obtenue en contrôle continu se réduit à un pur chiffre attestant l’adéquation du cerveau-machine aux critères de Parcoursup. Il faut se battre non seulement contre soi-même (les bureaucrates auront beau jeu de rappeler, à ce sujet, que l’émulation a toujours existé), mais encore contre les autres élèves, puis contre les établissements plus huppés. Et si le lycée dans lequel on se trouve ne s’est pas hissé au rang de pépinière d’excellence pour l’économie marchande, certaines familles ont toujours la possibilité de s’adresser à des institutions privées. Nous le voyons, nous le savons, les adolescents sont loin d’être tous adaptés à cette mise en concurrence permanente, orchestrée par des logiques impersonnelles. Moins que jamais, l’école est le lieu de l’émancipation intellectuelle. On y apprend le rendement, la productivité, la mise sous pression. Au lieu de têtes bien faites, la taylorisation des neurones. Il y a de la souffrance, et de l’hébétude. La ritaline et les pharmacopées diverses le montrent amplement.
Puisque notre métier, particulièrement en philosophie, tient dans la relation, la dislocation de l’intelligence chez les élèves n’est pas sans effet sur notre travail. Dans un monde algorithmique, le professeur n’a plus grand-chose à transmettre, guère d’humanité à incarner dans des gestes, un savoir-faire, de l’humour, une vision du monde. L’imprévisible, le surgissement de l’idée qui naît dans la discussion, le saillant d’un cours, cela n’a plus de sens, car cela prend du temps. Or, un évaluateur professionnel, soumis lui aussi à la pression de Parcoursup, n’a d’autre but que de mesurer les performances des élèves, en calibrant au maximum son enseignement. Au sein du règne machinal, la spontanéité, le retard dans le programme, les profondes lenteurs sont bannies. Il n’est pas rare, désormais, que des familles anxieuses et procédurières somment l’évaluateur, par écrans de contrôle interposés, de se remettre au travail, de remonter les moyennes, de combler les manquements au respect du calendrier.
Tel est ce que prescrit l’institution, plus ou moins ouvertement : vous êtes des évaluateurs de performance, chargés de superviser en masse – très souvent face à 35 élèves – le « projet professionnel » d’adolescents de 17 ans, afin d’alimenter une machine algorithmique au sein d’un monde-machine autorégulé, où chacun trouvera la place de rouage qui lui convient. À ce titre, on le conçoit, peu importe que l’on se trouve en présence des élèves, ou remplacé par un ersatz numérique. Les « expérimentations » de visio-professeurs effectuées cette année dans l’académie de Nancy-Metz (des expérimentations dont les bureaucrates de l’Éducation nationale nous disent, en technocrates avertis, qu’elles n’ont évidemment aucune raison d’être pérennisées – là où l’histoire des technologies démontre systématiquement le contraire) inaugurent cette trajectoire, que nombre de collègues acceptent puisque, d’ores et déjà, ils ont renié la dimension humaine de leur travail.
Face au prescrit se manifeste le réel du travail. Pour nous en philosophie, il s’agit forcément de nous inscrire dans le temps long, en travaillant avec de jeunes gens qui tous cachent des subjectivités problématiques dont nous n’explorons, de fait, que la préhistoire, en une année seulement. Le réel du travail dans nos salles se compose de multiples petites perceptions, comme autant d’infléchissements intuitifs, sentis davantage qu’intellectualisés, permettant de répondre aux variations de la situation de la classe. Dans le dialogue et la volonté de faire comprendre, l’enseignement est une épreuve subjective, qui met en jeu des subjectivités vivantes, disponibles les unes pour les autres.
On mesure l’écart entre le prescrit institutionnel, enfermé dans la logique algorithmique et le principe de rendement, et le réel du travail en philosophie, ouvert à l’aléa et à la patience du concept. De cet écart naît, fatalement, une souffrance et, chez certains collègues, le blasement voire le dégoût. D’une part en raison de la contrainte à mal travailler ; d’autre part parce que toutes les conditions sont désormais réunies pour détruire purement et simplement la philosophie et, plus largement, les Humanités (« luddites » par nature, disait le physicien C.P. Snow dans sa conférence sur les « deux cultures 4», afin de hâter leur disparition au profit des sciences expérimentales de la nature et des sciences de l’organisation).
Pour toutes ces raisons, nous avons choisi l’an dernier de ne pas corriger le baccalauréat de philosophie, en faisant par ailleurs connaître publiquement notre position dans divers médias. C’est pourquoi nous avons tenté de nous débattre cette année encore dans les rets du totalitarisme cybernétique appliqué à l’éducation, en appelant à une grève des corrections. Avec moins de succès malheureusement, car la lassitude gagne, et avec elle le sentiment de la vanité de toute contestation. Quant à l’Institution, elle « entend » volontiers nos griefs tant qu’il s’agit de les recycler sous le patronage d’une commission d’éthique ou d’un projet d’école « innovante » proche du terrain. Aussi faibles et dispersés que nous soyons, nous résistons, au sens où nous voulons rester, professeurs amoureux d’une culture d’une profondeur infinie au regard des misérables courants scientistes qui achèvent de détruire ce qui restait encore de noble dans l’école. C’est en ce sens que nous nous adressons à vous, qui partagez nombre de nos constats, afin de relayer plus largement nos analyses et notre protestation.
NOTES
1 Émile Bouchez, « Parcousup et la police prédictive », Lundi matin, 30 mai 2022.
2 S. Dehæne, « Les quatre piliers de l’apprentissage, ou ce que nous disent les neurosciences », Paris Innovation Review : Paris Sciences et lettres (PSL), 2013.
3 Pour une brève histoire de ces transformations, voir Michel Blay / Christian Laval, Neuropédagogie. Le cerveau au centre de l’école, Tschann & Cie, 2019.
4 C.P. Snow, Les deux cultures, Les Belles Lettres, 2021.
Lettre à Roland Gori
par Pascale Lebettre, professeure de philosophie à Avignon
15 juin 2022
Au nom du collectif des professeurs de philosophie de l’académie d’Aix-Marseille, qui a décidé de ne pas ouvrir le site Santorin, pour la correction numérisée des copies du baccalauréat 2021 et celles d’HLP, l’épreuve de spécialité de mai 2022, je me permets d’exprimer ici que cette action consiste essentiellement à faire savoir publiquement, la détresse dans laquelle se trouvent aussi bien les élèves, que les membres du personnel des établissements scolaires.
En effet, on ne doit plus taire la souffrance généralisée que notre institution ne veut, ni reconnaître, ni faire cesser, car il s’agit plutôt pour elle de s’en détourner et d’amplifier encore davantage la gestion technologique et technocratique de l’éducation, grâce à une numérisation à marche forcée des fonctions et des pratiques de chacun.
Les effets de cette obstination déjà ancienne sont dévastateurs.
En dépit de leur volonté, les professeurs deviennent essentiellement des évaluateurs, mettant les élèves en contrôle continu, et inscrivant sur Pronote, à chaque évaluation, leurs résultats chiffrés. Comme chaque note aura un impact direct sur le rang de chaque élève dans Parcoursup, à cause d’une mise en concurrence, par des processus algorithmiques et opaques, des vœux d’orientation de tous les lycéens, les professeurs sont mécaniquement des praticiens de la sélection et du tri social qui en résulte.
Ainsi, je propose de parler d’une souffrance en miroir entre celle des professeurs et celle des élèves, parce que le souci du résultat, pensé en termes de performances, et non de progrès dans le temps long, met tous les protagonistes en demeure d’être efficaces et de réussir,selon des critères purement chiffrés et désubjectivés, prétendument rendus par cela objectifs. Les cadences sont amplifiées, les injonctions féroces et innombrables, les professeurs réduits à être des distributeurs automatiques de notes, les élèves identifiés à leurs résultats, sans que jamais soient interrogées de telles procédures d’évaluation et de contrôle, ni les finalités qui y président, puisque le renseignement des machines est à lui-même sa propre fin.
En somme, que demande-t-on au professeur ?
Sélectionner et non accompagner, contrôler et non enseigner, surveiller et non transmettre, sanctionner et non écouter, punir et non comprendre.
Que répond l’élève ?
Abandonner tout désir de savoir et de penser, apprendre par cœur pour aussitôt tout oublier, jusqu’à s’exténuer et ne plus avoir de vie sociale, assister aux cours pour ne pas être porté absent sur Pronote, arriver en retard pour grignoter quelques minutes de liberté, s’écrouler sur la table de classe et dormir enfin un peu, préparer un contrôle et l’affronter « la boule au ventre », ou au contraire, renoncer à tout effort ressenti comme vain, prendre des anxiolytiques ou des antidépresseurs, éclater en sanglots ou faire des crises de panique en plein cours, exploser de colère ou proférer des paroles agressives, quitter la classe violemment, menacer les professeurs, et laisser ses parents exercer des pressions, pour supprimer des notes qu’il estime préjudiciables à la fameuse réussite, fuir le lycée en multipliant les retards et les absences, pousser la phobie scolaire jusqu’à « décrocher », c’est à dire démissionner de fait ou bien se désinscrire et enfin… penser au suicide, de temps en temps, souvent, urgemment jusqu’à, parfois, passer à l’acte et réussir, puisque c’est l’injonction principielle!
Et de son côté, qu’en est-il du professeur ?
Indifférence, repli sur soi, exaspération, intolérance, lassitude, épuisement, hébétude, découragement, léthargie, soumission volontaire et involontaire, procédures d’évitement.
Trouver des niches protectrices, demander des temps partiels, être mis en arrêt de travail, tomber malade, partir en congé-formation ou anticiper sur l’âge de la retraite pour se sauver, démissionner et changer de métier même à l’issue de l’année de stage… parfois quitter la scène, aussi.
C’est pourquoi, les professeurs de philosophie qui ont décidé d’alerter leurs supérieurs hiérarchiques, pédagogique et administratif, par cette action de refuser d’ouvrir le site Santorin, disent qu’ils ne veulent pas utiliser ce système, non parce qu’ils sont hostiles à toute technique et à tout progrès, comme cela leur est régulièrement signifié, mais parce qu’ils considèrent que ce type d’outils n’a rien de neutre et qu’ils ne veulent pas ajouter à leur souffrance, celle de leurs élèves, par les effets nocifs de se trouver dans ce paradoxe: développer l’esprit critique sur un usage instrumental des outils, en l’occurrence numériques, qui conduit à déshumaniser la relation pédagogique, et en même temps contribuer, en s’en servant sous la contrainte, à pratiquer un tri social, qui fait fi de toute dimension temporelle et subjective de l’accès à la connaissance, de tout attrait désintéressé à la culture et à l’exercice de la pensée.
Qu’il ne soit pas dit que ce désastre serait l’effet de la pandémie et des confinements successifs.
Ce n’est pas ce que les élèves expriment, qui déclarent même, pour certains, qu’ils étaient soulagés de ne plus aller au lycée et qu’ils pratiquaient diverses ruses pour échapper aux cours à distance.
Ce n’est pas non plus ce que les professeurs constatent depuis de nombreuses années: le long et insidieux glissement vers une servitude consentie, mais qui ne va pas sans dommage pour eux, notamment une contestation de leur compétence professionnelle et même, une atteinte à leur dignité.
Si j’ai choisi de procéder à une modeste et rapide phénoménologie de la souffrance généralisée, comparable à beaucoup d’autres, hélas, c’est pour dénoncer, dans l’immédiateté de ce qui est ressenti par tous, le déni, dont nos hiérarchies se rendent à notre avis coupable, devant les effets de vérité, que font apparaître ces divers comportements que j’ai décrits ici.
Mes collègues et moi ne considérons pas ces manifestations de souffrance, comme relevant de pathologies personnelles et de nature purement psychologique, qu’il faudrait faire traiter individuellement, mais comme des réponses à une politique systémique de l’éducation, de nature managériale et purement gestionnaire.
Nous vous sommes reconnaissants de porter pour nous, la parole singulière que chacun prononce au sein de notre collectif et que j’ai essayé de vous traduire. C’est grâce à la pluralité de nos sensibilités et de nos perspectives intellectuelles et politiques, que nous faisons acte de loyauté à l’égard de notre mission de professeurs de philosophie, soucieux de rester libres et de résister à toutes formes de pression, fussent-elles d’intimidation.
Certaine que vous ferez usage de cette lettre, dans la perspective qui est la nôtre de défendre l’intérêt des élèves, le service public et la liberté de penser, je vous prie, Monsieur, de bien vouloir agréer l’expression de mon profond respect.
Résister à la déshumanisation et à la perte de sens de notre métier d’enseignants
Par les professeur.es de philosophie réunis en AG
19 juin 2022
Le 18 juin 2021, plusieurs dizaines de professeur.es de philosophie de l’académie d’Aix-Marseille ont décidé de refuser de corriger les copies numérisées du baccalauréat. Cette décision est grave, nous ne la prenons pas de gaieté de cœur et nous mesurons l’inquiétude que cela peut causer auprès de nos élèves et de leurs parents. Nous devons donc nous en expliquer.
Pour de nombreux et nombreuses candidates, cette épreuve écrite de philosophie, la seule qui soit maintenue en fin d’année pour la nouvelle version du baccalauréat, n’est qu’une formalité si la note de contrôle continu les satisfait.
Mais en revanche, pour celles et ceux qui comptent sur leur note d’écrit pour obtenir leur baccalauréat, il n’en est pas de même. Nous imaginons sans peine leur probable désarroi et nous le partageons. Il reste à espérer que le ministère responsable de cette situation saura prendre les décisions nécessaires pour qu’aucune et aucun candidat ne soient pénalisés.
Décidée et annoncée dans l’urgence, la numérisation des copies constitue la goutte d’eau qui fait déborder le vase !
Effets des nouvelles technologies
L’introduction des nouvelles technologies dans le métier d’enseignant : tablettes, manuels numériques, cours à distance, communications incessantes sur Pronote, Parcoursup, détériore, voire dégrade, notre relation aux élèves et à leurs parents.
Au nom de la qualité de nos enseignements, nous refusons cette introduction massive des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) que nous subissons de plus en plus dans notre travail.
En effet, cette évolution a un coût écologique désastreux : fabrication des objets numériques, stockage des données, consommation d’électricité.
Elle amplifie les inégalités sociales, culturelles et économiques, car les familles sont très diversement équipées (ordinateurs, connexion internet, imprimantes) alors même que la reproduction de ces inégalités constitue déjà une faiblesse majeure de notre système éducatif.
Ces NTIC provoquent l’esseulement de chacun, élèves et professeur.es se retrouvant seuls face à leurs écrans.
L’isolement et la souffrance psychique qui en découle ont des effets préoccupants, voire inquiétants sur le travail de tous et toutes, car nous savons bien que c’est en dialoguant et en se rencontrant dans les classes, que les intelligences s’affinent, se cultivent, s’incarnent. Ainsi, plus les NTIC s’introduisent à l’école, plus nous expérimentons que les relations s’appauvrissent et se déshumanisent.
Il est avéré que le temps croissant passé devant les écrans constitue un problème de santé publique et entraîne notamment une dégradation significative de l’attention et un fléchissement des capacités de compréhension et d’apprentissage.
Comme l’intrusion massive des objets connectés et des logiciels dans l’École s’impose à nous sans aucune concertation et banalise le phénomène de surconsommation et d’addiction aux nouvelles technologies, déjà observable chez de nombreux adolescents et jeunes adultes, nous refusons cette dérive vers le tout-numérique.
Nous exprimons ainsi notre attachement à une certaine idée de l’École, qui devrait être le lieu fondateur de l’égalité, si elle donne les moyens et le temps nécessaire à chaque esprit, pour se cultiver en profondeur, loin du culte de la rapidité et de l’efficacité, qui sont les maîtres-mots de nos sociétés contemporaines, mais qui ne devraient pas déjà, si vite, occuper les jeunes gens, dont les esprits sont encore en formation et aspirent à de la profondeur, à la recherche du sens qu’ils veulent donner à leurs existences, à un espace de liberté pour penser, en prenant du temps.
Or l’emploi généralisé du numérique, qui trouve son sommet dans Parcoursup, est déjà dénoncé par les familles comme ce qui entraîne une évaluation permanente, une pression ininterrompue sur les élèves, une anxiété et une fragilisation psychologique constantes, un rapport crispé et obsédant à la notation, une sélection de plus en plus précoce, un sentiment général d’absurdité, dont souffrent aussi les professeur.es.
Les divers confinements et le télétravail, imposés à tous à cause de l’épidémie de Covid, ont sans doute fait constater par beaucoup d’entre vous, dans vos propres activités professionnelles, les mêmes constats.
Si vous souhaitez, comme nous, résister à la numérisation de nos existences, et si vous voulez nous soutenir dans notre lutte pour un enseignement qui ait du sens, vous pouvez relayer ce texte sur vos réseaux, notamment de parents d’élèves, nous rejoindre devant le Rectorat, Place Lucien Paye à Aix-en-Provence, le lundi 21 juin à 8h, interpeller directement le ministère de l’Éducation nationale.