Témoignage initialement publié sur le site Montreuil vu d’ici.
Par Laurent Abrahams
Depuis la réouverture des écoles le 11 mai, vu d’ici, la réalité de terrain est très éloignée des déclarations de Jean-Michel Blanquer qui répète en boucle « tout va bien, les écoles sont ouvertes ».
Outre que les écoles sont loin d’être réouvertes partout, la fréquentation de ces écoles est très faible et ce qui s’y passe est très éloigné d’un retour à la normale. En même temps, selon certains éditorialistes pour faire l’école il suffit de copier B-A BA au tableau et de laisser infuser. Il est probable que cette conception de l’école rétrograde corresponde aux projets très « 3ème République » du ministre. Normal, lui diriez-vous, que les parents soient réticents à partager l’enthousiasme du ministre pour renvoyer leurs enfants en classe. En effet, l’annonce de réouverture s’accompagne d’un protocole sanitaire irréalisable dans la vraie vie et, si jamais il était appliqué, s’apparenterait à un traitement digne de vous faire tatouer le plan d’évasion sur le dos. D’ailleurs les parents sont dans leur bon droit puisque ce retour à l’école est sur la base du volontariat.
Mais voilà, l’économie doit tourner. M Castex déconfineur officiel l’a dit devant le Sénat, le choix de réouverture, d’abord appliqué aux écoles, est lié au fait que les petits ne se gardent pas tous seul. Il devient donc impératif que les enfants retournent à l’école et leurs parents au boulot.
Depuis le début du quinquennat, la macronie a pris l’habitude de grimer ses projets de maux sociaux, de mots sociaux. Ce retour à l’école n’y échappe pas. L’école réouvre donc, sous couvert d’accueillir en priorité les décrocheurs, les fracturés du numériques, les « en danger » dans leurs familles. Si je ne comprends pas bien ce que les enfants en situation de danger dans leurs familles font dans cette liste, puisque dans ce cas, la justice et les services sociaux doivent remplir leur mission sans tarder et sans attendre que l’école réouvre, je comprends en revanche parfaitement que pour les décrocheurs et les fracturés, l’école doit être une chance. Mais ce n’est pas à l’occasion de cette crise que les professionnel de terrain le découvrent. Si la fracture numérique gêne maintenant le ministre, pourquoi ne pas faire de l’accès à Internet un droit réel, pourquoi un tel nombre d’établissements en sont encore à l’âge des cavernes informatiques, pourquoi n’y a-t-il pas un corps de fonctionnaires chargés, à l’échelle locale, de la maintenance quand un équipement existe, pourquoi les plans et les dotations informatiques sont dépendants de la volonté ou de l’affichage des différentes collectivités et le suivi du bénévolat des profs ? Généraliser et financer, ce que font certains départements comme le Val-de-Marne et jadis la Seine-Saint-Denis et équiper chaque élève de 6ème, voilà une réponse concrète loin de ce que nous vivons avec le recours à des fondation privées pour fournir ici une tablette, là-bas une 4G… Voire, soyons fous, équiper chaque enseignant-e pour respecter les règles liées au télétravail et éviter que les profs n’improvisent, avec leur propres moyens, lors de la prochaine crise. Bon c’est vrai, créer un service public du numérique, un droit opposable, ça fait moins start-up nation que de demander à la fondation des copains du CAC 40 de faire (et leur communication « bonne action » est soustraite à l’impôt).
Et les décrocheurs, me direz vous, là, le ministre a bien raison. Oui, mais là également, dommage qu’en temps ordinaires les décrocheurs soient victimes de services sociaux et judiciaires clochardisés. Dommage que localement les projets des équipes pédagogiques pour raccrocher ces élèves soient victimes et du turn-over des lubies ministérielles et des logiques budgétaires. Logiques, qui depuis des années réduisent les moyens horaires des établissements et mettent en concurrence chaque projet, chaque matière et les établissements entre eux.
Derrière ces considérations, somme toute légitimes, et qui ne font sans doute râler que les syndicalistes et les militant-e-s, résonne une petite musique.
En effet, le glissement est vite fait entre décrocheur, fracturé du numérique, élève en difficulté et origine sociale.
Un glissement qui s’appuie sur le fait que notre système scolaire souffre de reproduire les inégalités sociales mais aussi d’un mépris de classe latent qui met le signe égal entre pauvreté et volonté des parents de faire échouer volontairement ou involontairement leurs enfants.
Depuis 20 ans que je suis enseignant spécialisé en éducation prioritaire, je n’ai rencontré que des parents qui souhaitent la réussite des enfants. Que cette réussite ne soit pas la même pour tous et toutes ne vient que rarement aux cerveaux de nos décideurs. Que les premier-e-s de corvée soient majoritairement issu-e-s des rangs de ces classes populaires ne semble pas faire sens. Que si ces métiers invisibilisés étaient rémunérés à la hauteur de leur utilité sociale, les lycées professionnels n’auraient pas de peine à apparaitre autrement qu’un choix par défaut, que mes élèves seraient fièr-e-s du métier de leurs parents et seraient donc plus confiant-e-s en elles et eux…
Quoi qu’il en soit, comme la fréquentation des écoles est plus faible, depuis la réouverture, dans les établissements prioritaires, il est facile de se laisser glisser sur la pente « les pauvres sabotent le retour à l’école ». Et de là, les hiérarchies de l’Éducation nationale et même au-delà sommées de mettre tout en œuvre pour que les classes populaires renvoient leurs enfants à l’école et retournent au travail. Les profs sont invité-e-s à faire du rabattage en usant de leur argument d’autorité, appeler les familles pour les convaincre de renvoyer leurs enfants. Ces mêmes profs qui, bien souvent, ne renvoient pas leurs enfants en cours, bien informé-e-s elles et eux des conditions de reprise.
Et le volontariat prôné il y a quelques semaines déjà oublié ? Ou alors il n’était réservé qu’aux enfants des classes « éclairées » ? Les classes populaires ne sont elles pas assez responsables et adultes pour décider que ce gouvernement et leur relais médiatiques se sont tellement fourvoyés dans les mensonges et les incohérences qu’il était sage de ne pas leur faire confiance ? Les quartiers populaires n’ont-ils pas été objectivement les plus touchés par la maladie ? La faute d’un système de soins bien plus faible qu’ailleurs, de conditions de vie plus difficiles, d’un non recours aux droits endémique ? Alors oui il semble bien que les classes populaires résistent bien mieux à la communication de Blanquer et ne croient pas à l’objectif annoncé de lutter contre l’échec scolaire. Sa parole n’est plus audible et c’est sans doute plus inquiétant pour un gouvernement décrédibilisé. Mais dans le sillage de celle de Blanquer et des « élites éclairées » n’est-ce pas la parole des enseignant-e-s qui risque encore d’avoir perdu de son crédit et que comme sur tant d’autres sujets, le covid ait mis en lumière des pans entiers d’un système éducatif déjà branlant ?