Texte également paru dans l’Huma numérique du 5 novembre 2013.
« Rythmes scolaires : Comment sortir de l’impasse », titrait l’Humanité dernièrement. S’agit-il réellement d’une impasse ou n’est-ce pas plutôt le résultat calamiteux de la décision d’un pouvoir borné ayant accepté l’idéologie néo-libérale et poursuivant, à son tour, de manière sournoise la casse déjà bien engagée du service public républicain d’éducation ?
Il faut rendre hommage à l’Huma d’avoir consacré une pleine page à la question des rythmes scolaires modifiés au moment même où l’actualité met sur le devant la question du travail du dimanche .
On ne peut manquer de faire quelques rapprochements entre ces questions.
Toutes deux concernent la vie familiale de ceux — les mêmes — qui sont directement concernés les pères et les mères qui subissent le travail précaire, la flexibilité des horaires, celles et ceux qui au chômage ont tout perdu y compris leurs repères temporels sociaux d’une part, et désormais leurs enfants d’autre part.
Toutes deux procèdent du même élan libéral, s’accaparer et gérer, à leur place, ce qui reste aux travailleurs du bon usage par soi du peu de temps à soi, car ce temps-là est aussi une marchandise.
Ainsi, au nom de la démocratisation du temps péri-scolaire, au moment même où leurs parents s’épuisent dans des horaires débridés et incertains, le temps consacré à l’école, réduit de deux heures volées par la droite aux bons élèves pour pallier l’impopularité des milliers de fermetures de postes, se prolonge d’un temps d’activisme péri-scolaire censé agir sur les performances des élèves concernés. On arrive même à justifier cette imposture par des arguties pseudo-scientifiques empruntées à la chrono-psychologie. Pour obliger les parents, l’imparable loi économique, pour les enfants l’imparable loi psychologique. En 2008, la droite, si prompte à s’offusquer aujourd’hui, a volé aux élèves, et aux enseignants, (au moins) deux heures de culture scolaire partagée. Or, réduire le temps d’enseignement n’a eu pour conséquence depuis quarante ans que d’exposer de plus en plus, hors de l’école, les enfants aux inégalités sociales et culturelles. L’on persiste aujourd’hui. Le ministre Peillon a ainsi substitué à ces deux heures de culture scolaire volée du « temps éducatif » payé au moindre coût, accroissant les inégalités sur le territoire. Le compte n’y est pas et ce sont les enfants qui subissent les effets de la précarité et de la flexibilité de la situation de leurs parents plus encore que les autres qui paient le prix de ce tour de passe-passe.
Car cette réforme des rythmes scolaires concerne les enfants de ceux que l’on voudrait voir travailler le dimanche. Curieux rapprochement, elle ne concerne en rien ceux des actionnaires et des cadres bourgeois de la grande distribution ou d’autres holdings, qu’ils fréquentent ou non l’école publique. Il y a bien longtemps que leurs activités s’accordent à leurs rythmes soit-disant biologiques. Ils ont un emploi du temps de ministre et dans l’entre soi de leur classe sociale, ils naissent bourgeois et apprennent à le devenir.
Il fallait bien être « énarque », philosophe, ou pour le moins « chrono-biologiste » pour penser qu’on pourrait bousculer la vie quotidienne des petits de maternelle et même des plus grands, par la succession d’une multitude d’intervenants sans compromettre leur fatigabilité et leur attention pendant les heures d’école.
Cette mesure ne souffre pas seulement de son impréparation. Elle ne résoudra en rien la question des inégalités. Elle repose sur une conception économique, hiérarchisée des savoirs et des disciplines scolaires, de la culture et plus généralement de l’être humain réduit à n’être qu’un producteur. On pourrait la considérer comme anecdotique si elle n’était la suite navrante d’une politique d’éducation libérale avançant à pas feutrés depuis des années et soumise aux intérêts du marché et de la compétition.
Contrairement à toute idée habilement distillée, les enfants des milieux populaires n’ont pas trop d’école. Certes, aujourd’hui, ils n’y sont pas heureux, s’y ennuient souvent, et du moins comme beaucoup de citoyens dans cette république inégalitaire, ils ne s’y reconnaissent plus. Mais la problématique des rythmes n’a guère de rapport avec la question stratégique des finalités de l’école. Rompre avec le déterminisme social est avant tout une question de volonté politique, une question pédagogique globale. C’est dans l’école et à partir de l’école qu’il faut s’y atteler.
Célestin Freinet l’a dit en son temps. Si l’enfant trouve sens dans ses activités il ne voit pas le temps passer à l’école. Et j’ai observé bien souvent, en inspection, des jeunes élèves à l’heure de midi s’étonner et dire « déjà, Madame ? ». La périodicité et l’alternance des activités est avant tout une question d’ordre pédagogique et les maîtres expérimentés savent l’utiliser. Résoudre un problème de création plastique mobilise autant l’attention que résoudre un problème d’arithmétique ou une question scientifique. Toutes les disciplines scolaires, contribuent également à la formation de l’esprit sans hiérarchie entre elles. Toutes demandent un effort qui élève. Et c’est à l’école publique et à ses maîtres, dont c’est le métier de s’en préoccuper, si nécessaire en collaboration avec des partenaires éducatifs. En finir avec les évaluations classant élèves, maîtres et écoles, en finir avec la compétition scolaire, rendre aux maîtres qu’on a « prolétarisés » leur dignité d’ingénieurs de la pédagogie, réduire les inégalités d’équipement des écoles, il y a là du pain sur la planche de la reconstruction d’une école qui se préoccupe des plus pauvres de ses élèves.
On m’objectera que l’effort envers le péri-scolaire tient de ce double souci social et pédagogique, qu’il apporte la variété, l’ouverture culturelle. Il s’agit, en vérité, de remplir le temps précieux des enfants d’heures d’activités, à moindre coût que l’on pourra confier bientôt au privé par l’appel d’offre auprès des mairies. Et, prenant le contrepied de Condorcet qui, au nom de la laïcité, voulait protéger l’école des lobbies et pouvoirs locaux en en faisant un service national, on ouvre grand le boulevard des inégalités territoriales et du marché scolaire et des petits pouvoirs locaux.
Cette « grande mesure » (dixit le ministre) n’est pas aménageable. Il faut la sacrifier. Aussi, si pour sortir de «l’impasse», sans vouloir sauver si cela demeurait encore bien nécessaire le « soldat Peillon », je risquerai trois propositions au risque d’être impopulaire:
1- Revenir aux 4 jours et demi de classe et à 26 heures de présence des élèves. Et le samedi matin n’est pas le plus mauvais moment pour cela.
2- Créer dans chaque canton un observatoire des inégalités scolaires piloté et animé par l’Education nationale et rassemblant des représentants de tous les citoyens concernés. Offrir aux citoyens qui le composent les moyens d’y réfléchir ensemble, d’y débattre, de proposer et de créer. En finir avec les inégalités comme obligation de résultats, la démocratie concrète comme moyen.
3- Traiter d’urgence la question pédagogique chargée de reconstruire l’école en décrétant que tous les enfants sont capables d’acquérir une culture citoyenne commune et que toute forme de compétition libérale scolaire y est interdite.
Au moins, ayant avancé cela, j’aurai la conviction d’avoir véritablement agi pour commencer à reconstruire l’école républicaine qui m’a fait ce que je suis.