Signataires : Stéphane André, professeur en ingénierie, Université de Lorraine
Bruno Andreotti, professeur en physique, Université de Paris
Pascale Dubus, maître de conférences en histoire de l’art, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Julien Gossa, maître de conférences en informatique, Université de StrasbourgJ
Jacques Haiech, professeur honoraire en biologie, Université de Strasbourg
Pérola Milman, chercheuse en physique, CNRS-Université de Paris
Pierre-Yves Modicom, maître de conférences en linguistique, Université Bordeaux-Montaigne
Johanna Siméant-Germanos, professeure en sciences politiques, École Normale Supérieure.
Ce texte a été publié dans Le Monde daté du 28 sept. 2020
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À l’Université, la rentrée prend des airs de cauchemar. Nous payons le fait qu’en dix ans, l’ensemble des instances locales de délibération et de décision, qui auraient été à même de réagir au plus près des problèmes à anticiper, ont été privées de leurs capacités d’action au profit de strates bureaucratiques. Le pouvoir centralisé de celles-ci n’a d’égal que leur incapacité à gérer même les choses les plus simples comme l’approvisionnement en gel hydroalcoolique et en lingettes. Le succès instantané du concept de « démerdentiel » est un désaveu cinglant pour ces managers qui ne savent que produire des communiqués erratiques jonglant entre rentrée en « présentiel » et en « distanciel ».
On sait pourtant à quelles conditions les universités, loin de devenir des foyers de contagion, auraient pu contribuer à endiguer la circulation du virus : des tests salivaires collectifs pour chaque groupe de travaux dirigés (TD), comme pratiqués à Urbana Champaign aux États-Unis ; la mise à disposition de thermomètres frontaux ; une amélioration des systèmes de ventilation de chaque salle et de chaque amphi, avec adjonction de filtres HEPA et de flash UV si nécessaire ; l’installation de capteurs de qualité de l’air dans chaque pièce, avec un seuil d’alerte ; la réquisition de locaux vacants, et le recrutement de personnel pour dédoubler cours et TD, partout où cela est nécessaire. Les grandes villes ne manquent pas d’immeubles sous-exploités, souvent issus du patrimoine de l’État, qui auraient pu être très vite transformés en annexes universitaires. De brillants titulaires d’un doctorat capables d’enseigner immédiatement à temps plein attendent, par milliers, un poste depuis des années. Tout était possible en l’espace de ces huit derniers mois, rien n’a été fait.
De prime abord, on serait tenté d’attribuer ce bilan au fait que la crise sanitaire, inédite, a pris de court les bureaucraties universitaires, très semblables à celles qui, depuis vingt ans, entendent piloter les hôpitaux avec le succès que l’on a vu. Mais une autre donnée vient éclairer cette rentrée d’un nouveau jour : l’Université accueille 57 700 nouveaux étudiants, sans le moindre amphithéâtre ni la moindre salle supplémentaire, sans le moindre matériel, sans le plus petit recrutement d’universitaires et de personnel administratif et technique. Ces trois dernières années, le budget des universités a crû de 1,3 % par an, ce qui est inférieur à l’effet cumulé de l’inflation et de l’accroissement mécanique de la masse salariale, connu sous l’acronyme de GVT. D’aucuns se prévaudront sans doute de l’« effort sans commune mesure depuis 1945 » qu’est censée manifester la loi de programmation en discussion à l’Assemblée. Las : elle prévoit un accroissement du budget universitaire pour les deux dernières années de quinquennat de 1,1 % par an… Du reste, les 8,2 milliards € d’abondement sur dix ans du budget de l’Université proviennent des 11,6 milliards € qui seront prélevés dans les salaires bruts des universitaires, en application de la réforme des retraites.
Il y a quinze ans, les statistiques prévisionnelles de l’État annonçaient que la population étudiante allait s’accroître de 30 % entre 2010 et 2025, soit 400 000 étudiants en plus, pour des raisons démographiques et grâce à l’allongement de la durée des études. On aurait donc largement pu anticiper ces 57 700 nouveaux étudiants. Mais rien n’a été fait là non plus, hormis annoncer des « créations de places » jamais converties en moyens.
Le pic démographique n’est pas derrière nous ; nos étudiants sont là pour plusieurs années ; les gestes barrières pourraient devoir être maintenus durablement. Le ministère ne peut pas persévérer comme si de rien n’était, voire arguer qu’il est déjà trop tard. Face à cette situation désastreuse, nous demandons une vaste campagne de recrutement de personnels titulaires dans tous les corps de métiers, tout en amorçant les réquisitions et réaménagements de locaux, afin d’aborder la rentrée 2021 dans des conditions acceptables.
Parallèlement, si nous ne voulons pas être en permanence en retard d’une crise, un saut qualitatif est nécessaire. Nous demandons donc, outre un plan d’urgence pour 2021, la création rapide de trois universités expérimentales de taille moyenne (20.000 étudiants), correspondant à ce qui aurait dû être fait pour accueillir 57 700 étudiants dans de bonnes conditions. Cela requiert le recrutement sous statut de 4 200 universitaires et 3 400 personnels d’appui et de soutien supplémentaires, soit un budget de 500 millions d’euros par an.
Nous avons besoin d’établissements à taille humaine, structurés en petites entités autonomes, mises en réseau confédéral, le cas échéant grâce au numérique ; des établissements qui offrent à notre jeunesse maltraitée des perspectives d’émancipation vis-à-vis du milieu d’origine et de la sclérose intellectuelle qui frappe le pays ; des établissements qui permettent une recherche autonome, collégiale et favorisant le temps long, ce qui nous a manqué dans l’anticipation et la prévention de la pandémie. Pour cela, nous préconisons l’installation de ces trois universités dans des villes moyennes, hors des métropoles, en prenant appui sur le patrimoine bâti abandonné par l’État et sur les biens sous-utilisés des collectivités. En effet, celles-ci possèdent d’anciens tribunaux, des garnisons voire des bâtiments ecclésiastiques qui tombent aujourd’hui en déshérence. Réinvesti par l’université, ce patrimoine retrouverait une utilité sociale. Sur la base des dépenses de l’Opération Campus, la construction de ces pôles dotés de résidences étudiantes en nombre suffisant nécessiterait un milliard d’euros d’investissement, à quoi il faudrait ajouter cent millions d’euros de frais de maintenance et d’entretien. C’est le prix pour s’extraire du cauchemar.
Le virus se nourrit de nos renoncements. Pour sortir les campus de l’ornière, nous devons retrouver l’ambition d’une université forte, exigeante, libre et ouverte.