Le SNUipp-FSU du Haut-Rhin a convié, dans le cadre d’un stage de formation syndicale, les enseignants du département à une conférence animée par la professeure d’histoire-géographie dans un lycée parisien, Laurence De Cock. Le syndicat poursuit ainsi une tradition du syndicalisme enseignant qui allie revendication sociale et réflexion sur l’enseignement et la pédagogie. D’aucuns pourraient estimer que cette dernière préoccupation relève des institutions de l’Éducation nationale. C’est certes le cas, mais force est de constater l’indigence en matière de formation initiale et continue de l’institution qui doit gérer le défaut de moyens budgétaires. Ce faisant, même si son rôle premier est la défense des intérêts des enseignants, le SNUipp utilise des droits en matière de formation syndicale pour combler un manque de l’Éducation nationale. Ainsi, il rejoint et anime un esprit qui nous importe à ReSPUBLICA, l’éducation populaire, la vraie, l’authentique celle qui élève et forme des citoyens libres et éclairés.
D’entrée, la conférencière, sans détour, affirme que l’heure est grave et que, sans être de nature pessimiste, la période est peu réjouissante en général et pour l’école publique en particulier. Elle ne souscrit pas pour autant au cliché largement répandu que ce serait une « bande de pédagos » à l’origine du déclin de la civilisation et de l’école. En ce moment de crise qui atteint un point culminant, il est urgent d’agir.
Le diagnostic
Laurence De Cock se propose de développer une analyse structurelle des attaques à tous les degrés du système scolaire, du premier degré à l’université. Auparavant, elle tient à annoncer la seule bonne nouvelle : en France, la moitié de la jeunesse obtient s’achemine vers l’obtention d’un diplôme de l’enseignement supérieur, la France bat les records dans l’accompagnement des enfants les mieux dotés culturellement de par leurs origines sociales et familiales pour les mener le plus loin possible et même très loin.
Ce qui est problématique ce sont les grades difficultés dont souffre notre système éducatif pour parvenir à faire décoller les enfants les plus défavorisés. C’est ce que montrent les comparaisons entre pays de l’OCDE. La France est le pays où le fossé entre les enfants les mieux dotés et les moins dotés culturellement est l’un des plus grands. Elle déconstruit le cliché selon lequel « l’ascenseur social serait en panne ». Elle considère, au regard de l’histoire scolaire de notre pays, que cet ascenseur social n’a jamais été délivré, n’a jamais été mise œuvre, que cela relève du mythe. Certes, des exemples relativement rares existent de fils ou de fille d’ouvriers et de paysans qui parviennent à « s’élever » de la condition sociale des parents. Cela relève de l’exception ou de l’arbre qui cache la forêt, au mieux, du maintien des inégalités dans le parcours scolaire, au pire, de leur aggravation.
Elle dénonce les accroches médiatiques et actuelles qui mettent en avant la question du retour à l’uniforme pour mieux cacher la misère sociale ce qui évite de lutter contre les inégalités sociales à l’école, qui prônent la réforme du lycée professionnel qui concerne les enfants des milieux populaires en démantelant cet enseignement.
Qu’une réforme supprime ou réduise les sciences ou les mathématiques dans les lycées d’enseignement général qui concernent les milieux aisés, la réaction, légitime, ne se fait pas attendre. Quand il s’agit des lycées professionnels, il y a peu de réactions… Sans doute estime-t-on que les enfants des milieux populaires n’ont besoin ni d’histoire ni de connaissances scientifiques élevées, ni d’un bon niveau en mathématique, ni de controverses philosophiques, autant de notions indispensables pour développer l’esprit et l’analyse critiques.
Cette réforme de l’enseignement professionnel est un laboratoire pour préparer les esprits à accepter que l’Education nationale se défausse de plus en plus vers l’apprentissage et le privé pour former les enfants du peuple, pour lesquels on diminuera les heures d’enseignement général tout en augmentant les temps de stage d’autant. Le but de cette réforme est bien d’ajuster les contenus professionnels en fonction des besoins locaux à court terme. Ces ajustements constituent une rupture avec le principe d’égalité dans l’accès aux savoirs au niveau national et une soumission aux lois de marché qui décidera de l’offre éducative en écartant les citoyens et l’État.
De la démocratie scolaire
La conférencière fait le constat que la démocratie scolaire est plus que poussive. Elle précise le sens de cette expression : permettre à tous les enfants quelles que soient la situation de fortune des parents ou leur origine sociale d’accéder à la trajectoire scolaire de qualité et de leur choix. Cela interroge sur la notion de réussite scolaire. Est-ce devenir ingénieur, médecin ? Pas forcément, car les métiers de carrossier, de boulanger, d’ajusteur, de tourneur, de plombier, d’électricien, de paysans ou agronomes, de forestiers… sont également essentiels à la vie économique de la nation à condition qu’ils soient accompagnés d’un enseignement général de qualité. L’important réside à la fois dans la trajectoire scolaire et le choix le plus libre possible, dans une orientation choisie et non subie. Le choix pour être authentique exige le développement d’une compétence critique dès le plus jeune âge.
Une série d’obstacles à la démocratisation
Dès l’origine, ces obstacles s’expliquent par des raisons historiques et structurelles originelles. La fameuse école de Jules Ferry qui fut une avancée de par la gratuité, l’obligation et la laïcité qu’elle a instituées souffre dès sa fondation d’un passif. Elle ne vient pas de rien, elle fait suite à une situation déjà bien installée qui sépare les enfants du peuple de l’élite. Son défaut est de ne pas être allé au bout de la logique par le maintien en partie d’un système élitiste :
- Maintien des lycées payants du CP au baccalauréat dans lesquels l’entre-soi des enfants de riches est préservé. La fin des lycées payants n’intervient que tardivement en 1930.
- Défaut de courage pour exiger de la bourgeoisie d’accepter l’école commune ce qui aurait abouti à la fin des lycées payants dès les lois scolaires des années 1880.
De fait, ont été multipliées les filières et voies parallèles pour permettre la sécession sociale, la sécession des élites d’avec le peuple. Cela est une entrave majeure pour favoriser la démocratisation scolaire vers le haut, pour une trajectoire scolaire de qualité pour toutes et tous. L’existence de ces filières est faussement justifiée soi-disant favoriser l’individualisation des parcours alors que la réalité est de préserver la possibilité pour les enfants les mieux dotés culturellement de déroger à l’école commune.
Malgré ses faiblesses, la décision de mettre en place le collège unique en 1975 fut un choix politique courageux, même si des voies parallèles y furent préservées.
Des obstacles d’ordre sociologique
A ces obstacles historiques et structurels s’ajoutent des facteurs sociologiques, c’est-à-dire inhérents à l’origine sociale des élèves. Ainsi, le niveau de proximité des enfants avec la culture scolaire est différent selon les couches sociales. Les enfants les mieux dotés sont déjà, de par leur famille, en contact avec le vocabulaire, les livres, les jeux éducatifs requis pour s’adapter à l’école. Ils savent déjà ce qui est attendu sans avoir besoin d’expliciter les consignes. Les enfants des milieux populaires souffrent d’une distanciation par rapport à la culture scolaire même s’ils possèdent d’autres formes de savoirs qui ne correspondent pas aux attentes scolaires et de plus de capacité d’autonomie pour se déplacer seuls dans la rue ou garder les petits frères ou petites sœurs. Pour ces enfants, il est primordial de les mettre en contact très tôt avec la culture scolaire et d’expliquer les consignes dès l’école maternelle afin qu’ils puissent activer le cheminement cognitif qui permet de penser, de réfléchir.
C’est ainsi que le quinquennat Blanquer est une régression quand il vise la « primarisation » de l’école maternelle pour en faire l’antichambre de l’école élémentaire. Le rôle essentiel de l’école maternelle est un rôle compensatoire pour permettre la familiarisation avec la culture scolaire de laquelle les enfants du peuple sont en majorité éloignés. C’est ce prérequis qui est indispensable pour entrer dans la lecture et l’écriture.
La complexité voulue du système scolaire
Un autre obstacle à la démocratisation réside dans la complexité difficilement appréhendable pour certaines familles du fonctionnement du système scolaire. La forte technicisation des réformes est une façon de le rendre encore plus incompréhensible et, ainsi, de réduire les possibilités de résistance. Un exemple est cité par la conférencière, celui de l’apprentissage de l’école qui difficile d’accès pour les non professionnels. Faut-il pratiquer la méthode globale ou naturelle ou la syllabique ? On a beau expliquer qu’aucun enseignant ne pratique à 100ù l’une ou l’autre des méthodes, mais un mixte des deux. Cette technicisation est un moyen de noyer les familles qui ne disposent pas des outils pour comprendre.
Le mythe de l’ « égalité des chances » et de la « méritocratie républicaine »
Un autre obstacle abordé est d’ordre philosophique. Il s’agit de l’expression « égalité des chances » et la fameuse « méritocratie républicaine ». L’« égalité des chances » est une sorte d’oxymore selon la conférencière. L’égalité est une notion qui relève du droit et est à l’opposé de la notion de chance. La formule est, psychologiquement, violente. Selon la mythologie, l’école publique offre les mêmes possibilités de réussite. Les parents ont tendance à y croire ainsi que les enfants. Ainsi, s’ils n’y arrivent pas, ils s’enfoncent dans la spirale de l’échec et s’attribuent la responsabilité de leurs échecs scolaires. Cela semble rendre les inégalités justes et permet le tri social qui fait accepter sa place même non choisie suite à ces échecs. Le système réussit ainsi à convaincre du choix de telle ou telle filière.
Laurence De Cock poursuit la déconstruction du mythe de la « méritocratie républicaine ». De fait, neuf fois sur dix, le passage d’enfants d’ouvriers et de paysans à un statut supérieur à celui des parents ne se vérifie pas. Elle cite Ferdinand Buisson, inspecteur et fervent partisan de la laïcité au début du XXe siècle, qui reconnaît que les rares cas d’ascension sociale demeure des exceptions consolantes, car la très grande majorité en est exclue. Il n’est pas question, pour autant, d’en finir avec la méritocratie, mais il ne faut pas être dupe et avoir conscience des fortes déterminations sociales.
Des obstacles d’ordre conjoncturel et idéologique
La conférencière évoque également les causes conjoncturelles dues au passage à la tête du ministère de l’Education nationale durant cinq ans de Jean-Michel Blanquer. Ce dernier a agi tel un rouleau compresseur pour mettre en œuvre son idéologie de l’école avec l’école de demain ou du futur, l’école de la « bienveillance », la suppression des concours, une idéologie très éloignée d’une réelle volonté de démocratisation du système éducatif. Les réformes « Blanquer » font système en imposant des méthodes de lecture et d’apprentissage des mathématiques, en imposant des outils clé en main transformant les enseignants en simples exécutants et vidant de sens leur métier, passant par pertes et profits l’expertise du terrain. Ces réformes méconnaissent la réalité qui fait que chaque classe est différente d’une année, car ce qui s’y déroule relève des relations humaines. Ces réformes considèrent que les élèves ne sont pas des enfants, des êtres humains, mais des papiers buvards.
La formation limitée aux sciences cognitives ou neurocognitives
Outre l’indigence de la formation pour raison de restrictions budgétaires, les seules qui principalement proposée relèvent de sciences cognitives qui ne sont certes pas inintéressantes en soi, mais ne couvrent de loin pas toute la palette des compétences requises pour exercer me métier d’enseignant. Les neuropsychologues eux-mêmes insistent pour que leur connaissance ne soit pas instrumentalisée politiquement. Ils donnent des indications sur le « comment les enfants apprennent » ni plus ni moins. En effet, en se basant sur les seules innovations et découvertes des sciences cognitives, les facteurs sociaux passent à la trappe. En ne s’appuyant que sur les seules considérations des sciences cognitives, on risque d’en arriver à de fausses conclusions : l’enfant n’apprend pas donc son cerveau ne fonctionne pas correctement et ainsi on cautionne les inégalités sociales qui sont invisibilisées. L’apport de ces sciences est intéressant et à prendre en compte, mais elles ne sont pas suffisantes.
Avec la seule prise en compte des apports de ces sciences fleurissent le pilotage par les évaluations chronophages et peu utiles. La conséquence est une sursimulation par exemple sur des points précis en mathématique qui permettent de bons résultats, mais éphémères.
Liberté pédagogique des enseignants malmenée
Les réformes Blanquer sont mises en œuvre sous forme de contraintes, à partir d’injonctions sur les évaluations nationales et d’injonctions sur les méthodes de lecture. Les enseignants qui remettent en cause les préconisations ministérielles prennent de grands risques tels des mutations pour « raison de service » au point que certains enseignants n’osent plus s’exprimer sous leur nom dans la presse afin de ne pas obérer leur déroulement de carrière. C’est un procédé rusé, car un fonctionnaire est titulaire d’un statut et non d’un poste. Cette distinction rend difficile la défense de l’enseignant « sanctionné » puisque la mutation n’est pas considérée comme une sanction permettant au syndicat d’agir. Cette fabrique de la peur entraîne par voie de conséquence indirecte une baisse de l’attractivité du métier, une dénaturation de celui-ci, une souffrance au travail au travers de la culpabilisation.
Que faire ?
La conférencière termine son propos sur cette question. Il est souvent affirmé que ce n’est pas l’école qui doit changer, qu’il est inutile de pratiquer une autre pédagogie. Elle s’appuie sur l’expérience de Célestin Freinet, militant révolutionnaire qui a cherché à travailler avec les enfants défavorisés et a mis au point une pédagogie qui leur permet de réellement entrer dans les apprentissages. Il avait ainsi le sentiment de favoriser la transformation sociale, car avec sa méthode il créait les conditions favorables au développement de l’intelligence de ses élèves, leur permettait de dire qu’ils ne sont pas d’accord, de ne pas être de simples papiers buvards, d’exprimer leur esprit critique et d’être un sujet pensant ? Ce faisant, il favorisait la conscientisation qui est à l’opposé de l’endoctrinement, conscientisation considérée comme un préalable à toute transformation sociale. C’est la mission de l’école publique : fabriquer des petits êtres intelligents au travers de la mise en œuvre d’une pédagogie d’émancipation.
La conférencière invite à réfléchir sur le contenu des enseignements et distinguer les savoirs à prendre et ceux à laisser de côté. Il y a les savoirs critiques et les savoirs acritiques. Les savoirs critiques à favoriser sont par exemple l’expérimentation scientifique qui emprunte un chemin pour construire avec les élèves les connaissances, qui exige des postures fondées sur le doute, la critique voire des oppositions. Pour cela il faut sortir des logiques cumulatives qui convient aux enfants bien dotés culturellement, mais pas aux autres. Elle cite également l’exemple de l’histoire. Faut-il pratiquer du par cœur avec la mémorisation des grandes dates ou, à partir de la date du 14 juillet 1789, s’interroger sur ce qui a conduit vers la révolution, les causalités, les catégories sociales en présence, explorer les autres conséquences possibles et les héritages de la Révolution française.
Les enseignants peuvent chercher des ressources de collectifs pédagogiques comme le GFEN (groupe français d’éducation nouvelle), l’ICEM (institut de coopération pour l’école moderne ou pédagogie Freinet), car on ne résiste pas seul. Il faut toujours s’assurer d’être bien entouré pour mieux résister aux contraintes ministérielles.
Emancipation du peuple et émancipation des élèves : une même cohérence
Dans l’ouvrage Laïcité pour 2017 et au-delà. De l’émancipation à l’insoumission, les auteurs François Cocq et Bernard Teper, au chapitre concernant le processus constituant, notent qu’il s’agit moins d’ « obtenir l’onction populaire d’un projet purement institutionnel et ficelé en amont » que de construire par le peuple et pour le peuple pour « définir ce qui est bon pour lui dans l’interaction entre tous… Les luttes sociales syndicales et associatives, la lutte politique démocratique et les pratiques d’éducation populaire refondées font partie de nos armes… aux fins que chaque salarié, chaque citoyen devienne l’auteur et l’acteur de sa propre vie. »
Il en est de même pour l’édification des connaissances par et pour les élèves afin que la méthode pédagogique soit en cohérence avec la formation de citoyens libres et conscients qui puisse devenir des acteurs qui participent à la délibération démocratique et collective.