La sociologue Dominique Schnapper, dans un ouvrage important, a qualifié la Sécurité sociale de « révolution invisible »(1)Dominique Aron-Schnapper, La révolution invisible, Association pour l’histoire de l’étude de la Sécurité sociale, 1989.. Révolutionnaire, l’institution, née en 1946, l’est indéniablement, sur le plan institutionnel avec la naissance de la « démocratie sociale », en fait à l’époque une démocratie ouvrière où les salariés géraient les cotisations sociales en dehors du champ de l’État. Révolutionnaire aussi de par ses conséquences pratiques : la vieillesse, la maladie, les familles nombreuses devenaient définitivement des « risques sociaux » et non plus des risques individuels : l’assurance-vieillesse créait un nouvel âge de la vie, la maladie allait accoucher tout au long des années 1950 et 1970 d’un immense complexe biomédical, chacun pouvant avoir accès aux mêmes soins selon son état de santé (en théorie, car les inégalités, bien que peu visibles, étaient réelles), les personnes sans enfant devenaient, dans le cadre d’une politique nataliste, solidaires des familles nombreuses. Rappelons, pour mieux renvoyer aux travaux incontournables de Bernard Friot(2)Bernard Friot, Puissances du salariat, Paris, La Dispute, 2012. et de Nicolas da Silva(3)Nicolas da Silva, La bataille de la Sécu : une histoire du système de santé, Paris, La Fabrique, 2022., que ces « risques » n’étaient pas séparés comme ils le seront à compter de la première offensive patronale d’envergure en 1967.
Pourtant, cette « révolution invisible » ne signifiait certainement pas consensus. Le Patronat a, dès les années 1950, repris ses vieilles antiennes sur la déresponsabilisation des individus, la bureaucratisation coûteuse de cette nouvelle institution, les « charges » excessives que représentaient les cotisations pour la « compétitivité » des entreprises françaises et, déjà, le fameux « trou de la Sécu » créé par des représentants des salariés incompétents(4)Julien Duval, Le mythe du « trou de la Sécu », Paris, Raisons d’Agir, 2020.… Sur le terrain, comme l’a montré le beau film de Gilles Perret La sociale (2016), il a fallu la détermination et l’huile de coude de nombreux militants cégétistes et communistes pour concrétiser l’idéal d’Ambroize Croizat. Ce ne fut pas toujours simple.
Une invisibilité médiatique
Cette invisibilité était surtout médiatique(5)L’histoire de la rubrique « Sécu » s’imbrique dans celle du journalisme social décrite par Sandrine Lévêque, Les journalistes sociaux, Rennes, PUR, 2000. Il y a cependant des spécificités à ce sous-champ, notamment les liens avec la presse médicale spécialisée. Ce court papier reprend les résultats d’une enquête sociologique menée auprès de tous les rubricards Sécu depuis 1956 dans le cadre de notre thèse de doctorat de science politique.. Le sujet n’intéressait guère les principales rédactions. Par exemple, au Monde, le sujet n’était traité que dans l’immense rubrique « faits de société », avec les « faits divers ». Il faudra attendre 1957 et la détermination d’une journaliste, Joanine Roy(6)Sa nécrologie du Monde en date du 8 septembre 2017 précise : « Une formation sur le tas qui lui donne une connaissance encyclopédique de la protection sociale et du droit du travail. Grâce à ses amitiés démocrates chrétiennes, Yvonne Roy entre au Monde en 1957. Hubert Beuve-Méry la charge de créer une rubrique sociale. C’est sous le nom de Joanine Roy – inspiré du prénom de son père – qu’elle signe son premier article dans le quotidien daté du 8 mars 1957 pour évoquer « dix ans d’activité des caisses d’allocations familiales ». « Un essor nouveau de l’idée familiale, écrit-elle, s’est manifesté en même temps que croissait le nombre de naissances. Il a été favorisé par l’adhésion croissante des organisations syndicales. Son papier est très technique mais elle imprime rapidement sa marque, forte de son autorité et de ses compétences. Elle force les portes de syndicats peu portés à échanger avec des journalistes, notamment à la CGT, qui se méfie de la « presse bourgeoise ». pour que les sujets afférents à la Sécurité sociale trouvent une place à part. Avec le recul, on peut juger une telle indifférence journalistique fascinante ! Toutefois, il est vrai que l’institution n’en était qu’à ses débuts, et sa montée en charge financière progressive. Seuls les quotidiens médicaux, comme Le Quotidien du médecin, y prêtaient attention, et pour cause : le syndicalisme médical était très hostile à la nouvelle « Sécu » et la bataille pour le conventionnement fut rude… et longue, ne s’achevant qu’en 1971 !
Dès lors, il ne faut pas s’étonner que nombre des premiers « rubricards » des quotidiens d’information générale étaient issus de ce segment très spécialisé de la presse. On trouve aussi un autre profil : des journalistes proches des syndicats, notamment à l’AFP, et l’on comprend pourquoi : la démocratie sociale donnait à ces derniers une place centrale. Les nouveaux entrants des années 1980 – 1990, porteurs d’autres valeurs et normes professionnelles, railleront ces « anciens » comme des « journalistes engagés », ce qu’ils étaient, et les considéreront même comme n’étant pas de « vrais journalistes », pas assez « objectifs », « experts », etc.
Ces rubricards « sociaux » occupaient plutôt le bas de la hiérarchie professionnelle, les « journalistes politiques » étant les prélats du journalisme. Leurs sources étaient principalement les acteurs institutionnels de la Sécurité sociale : syndicats de salariés, syndicats patronaux, syndicats médicaux, mais aussi ministres du Travail (car l’État n’a jamais lâché totalement la bride à la démocratie ouvrière). Peu ou pas d’« experts ». Il faut imaginer cette actualité comme proche de celle des relations professionnelles dans les entreprises. D’ailleurs, l’âge d’or de ce journalisme social coïncide avec les fortes mobilisations sociales des années 1960 – 1970. La « Sécu » revêtait une portée pleinement socio-politique, mais pas au sens qui va s’imposer à compter des années 1980.
Le déclin des rubricards sociaux et la montée en puissance du journalisme « expert »
Pour comprendre les profondes transformations que va subir la rubrique « sécurité sociale » à compter des années 1980, il faut prendre la pleine mesure de la dépendance du champ médiatique au champ politique et technocratique. Dit autrement, l’agenda médiatique se cale le plus souvent sur l’agenda politique, et, plus précisément, sur l’agenda gouvernemental. Les « grands » du journalisme fréquentent assidûment les ministres et leurs conseillers, les députés, les sénateurs. A compter de 1983, c’est le « tournant de la rigueur », soit le moment où le PS troque le socialisme pour l’européisme. Ce n’est pas le propos que de revenir ici sur cet épisode beaucoup plus complexe qu’on ne l’imagine parfois. « Vive la crise ! » s’égaient Libération et Montand, dans une opération de « pédagogie » des masses appelée à un bel avenir. La rubrique économique subit des transformations majeures : la macro-économie, celle de la période keynésienne et de la comptabilité nationale, devient moins « sexy » que la micro-économie, la vie de l’entreprise ou encore les cours boursiers, le tout dans le cadre d’un traitement qui fait de l’économie un fait de nature sur lequel les choix politiques n’auraient pas de prise(7)Julien Duval, Critique de la raison journalistique. Les transformations du journalisme économique en France, Paris, Liber, 2012. On ne résistera pas à la tentation de signaler qu’Edwy Plenel, avec son comparse Laurent Mauduit, fut l’un des zélateurs de cette transformation de l’information économique..
Autre élément que le lecteur ne doit pas perdre de vue : le journalisme fonctionne comme un champ, au sens de Pierre Bourdieu : s’il y a des dominants (Le Monde, Libération, Le Figaro) et des dominés (L’Humanité par exemple), tous les rubricards se surveillent et se font concurrence. De plus, la presse écrite doit supporter de plus en plus la rivalité avec les chaînes de télévision, secteur particulièrement dépendant du champ économique (annonceurs puis investisseurs). L’« information » – si l’on peut parler d’information – y est mise en scène, stylisée, simplifiée, « fait-diversifiée » pour « parler au plus grand nombre », notamment lors des grand-messes du « JT ». De nos jours, la qualité de l’information s’est encore dégradée avec le suivisme journalistique à l’endroit des réseaux sociaux(8)Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Raisons d’Agir, 2000.. On peut dire que, par comparaison avec le sérieux du travail des rubricards jusqu’aux années 1990, on a atteint le stade zéro.
Les réformes comme facteurs d’anoblissement d’une actualité dite rebutante
Revenons à la Sécu. Avec la « rigueur » se succèdent les fameux « plans de redressement de la Sécurité sociale », soit un tous les dix-huit mois hors années d’élection : on augmente un peu les recettes, on rabote les dépenses (en particulier les dépenses d’assurance-maladie) pour résorber le serpent de mer du « trou de la Sécu ». Pour faire passer la pilule, le gouvernement Barre avait, peu de temps auparavant, mis sur pied une « Commission des comptes de la Sécurité sociale » (CCSS) en 1979, destinée à « faire la clarté sur lesdits comptes », mais aussi et surtout à faire de la « pédagogie » à destination de l’Opinion publique. Les rapports de la CCSS deviennent rapidement un marronnier journalistique. Les journalistes sociaux des années 1960-1980 sont progressivement disqualifiés par de nouveaux profils passés par Sciences Po Paris et/ou les grandes écoles de journalisme. Terminée la rubrique sociale à la papa. Désormais, l’on veut du chiffre, de l’expertise (économique s’entend), de l’ « objectivité », bref du sérieux. Ces nouveaux rubricards interrogent moins les syndicalistes, trop ringards, que les économistes de la santé (qui connaît elle aussi des transformations profondes au cours de la période) et les conseillers ministériels.
Une actu jugée répétitive… mais sauvée par les réformes des années 1990
Toutefois, l’actu de la Sécu n’est pas folichonne : les plans de redressements des comptes, ça ne permet pas de se poser en reporter de guerre ! Nombre de rubricards que nous avons interrogés disaient qu’ils « mangeaient leur pain noir » en attendant de gravir la hiérarchie de la légitimité professionnelle (et, de fait, nombre d’entre eux deviendront des journalistes politiques, spécialité bien plus « noble »). D’ailleurs, leur rédaction en chef leur renvoyait la faible valeur journalistique de leurs infos : « tout ça, c’est technique, complexe et surtout chiant », nous confia un jour l’un d’eux. Quitte à « manger son pain noir », mieux valait chercher à y mettre un peu de confiture. C’est à cette époque que la course au scoop, c’est-à-dire obtenir le contenu des rapports officiels encore sous embargo, a commencé, le tout agrémenté d’une sauce piquante et dramatisante sur « l’ampleur du trou » avec force graphiques édifiants. Créer une panique financière, voilà qui est susceptible d’intéresser des rédactions en chef réticentes et, partant, de « placer un papier ». Une deuxième recette consiste à mettre en scène les conflits politiques occasionnels autour du « déficit » : la droite accuse la majorité de gauche de laxisme, l’ancienne minorité de gauche dénonce la gestion irresponsable de la majorité de droite d’alors. On interroge quelques syndicalistes et un ou deux experts (toujours les mêmes : Claude Le Pen ou Jean de Kervasdoué) et le tour est joué. Pas terrible, surtout à la lumière de l’actualité de 2024, mais, au moins, cela permet encore de placer un petit papier dans le cadre de la concurrence entre les différentes « actus ».
Le lecteur l’aura compris, les rubricards Sécu, relégués au bas de la hiérarchie professionnelle, tentent d’anoblir leur « actu » en l’économicisant et en la politisant. Exit la dimension proprement sociale du sujet, ce qui est quand même un comble ! Ce qui intéresse d’abord les journalistes ce ne sont certainement pas la vie quotidienne de l’institution et ses effets (il est vrai que la création d’une assurance-vieillesse n’a fait « que » créer une nouvelle séquence dans la biographie des individus, la retraite) – ce sont là des sujets pour sociologues oisifs – mais les joutes aux sommets de l’État et dont la Sécurité sociale est l’enjeu, voire le simple prétexte. En effet, la politique de Sécurité sociale est d’une remarquable continuité malgré les alternances gauche/droite et pour cause : ce sont les mêmes technos (autres sources des journalistes, avec la palme d’or remise à Raymond Soubie, futur conseiller social de Sarkozy, suivi de près, dans ces années 1980, par le « socialiste » Gilles Johanet) qui l’inspirent ; qu’ils soient de gauche ou de droite, ils font le même diagnostic et avancent à peu de choses près les mêmes solutions.
Bref, la rubrique Sécu a rompu les amarres avec l’engagement social de ses fondateurs, mais même en la politisant et l’économicisant, elle ne fait toujours pas le poids avec la rubrique politique, la rubrique économique ou la rubrique internationale. Alors certains trompent leur ennui en écrivant des livres de synthèse, souvent intéressants, sur la façon dont le milieu décisionnel central s’agite autour du trou. Avec quelques petits scoops au passage comme le goût de la bonne chère et du bon vin du secrétaire général de FO, Marc Blondel. Un petit fait-divers ne fait jamais de mal.
Et puis… C’est le miracle : on sort des redressements à la petite semaine pour aller vers des réformes dites « systémiques ». Il y a d’abord celui de la création de la CSG dans le cadre de la cohabitation entre Mitterrand et Rocard. Le gouvernement passe à deux doigts de tomber. Là, c’est du lourd, de la politisation XXL, d’autant que les confédérations syndicales, hors CFDT bien entendu, sont vent debout contre la remise en cause de la cotisation sociale. La « bataille de la CSG » c’est un peu la « bataille du rail » pour les rubricards, un moment épique. Deuxième miracle : la récession de 1992, qui fait implacablement chuter les recettes de la Sécu et crée un gouffre en lieu et place d’un trou. La dramatisation joue alors à plein et même les rédactions en chef sont prises d’effroi là où les rubricards le sont de joie. Il faut agir et vite au gouvernement Balladur. Les technos, de gauche et de droite, se réunissent en conclave au Plan, en 1993, et accouchent, sur le versant assurance-maladie, d’un rapport fameux qui sera le bréviaire de tous les gouvernements suivants. L’assurance-vieillesse passe elle aussi à la toise budgétaire. Chez les rubricards sécu, on n’est pas loin du Nirvana, d’autant qu’il est inutile de préciser que la plupart partagent complètement les orientations gouvernementales. Sortis des mêmes écoles (Sciences Po), se fréquentant régulièrement, comment pourrait-il en être autrement ? Ils font donc de la « pédagogie » à l’endroit des masses incultes et profiteuses, et pressent même les pouvoirs publics d’aller plus loin et de cesser d’avoir peur des « corporatismes » : le politique doit taper du poing sur la table.
Troisième miracle : le « Plan Juppé » censé « résorber la fracture sociale » de la campagne de Chirac. Pour le coup, avec le mouvement social de novembre-décembre 1995, le rubricard atteint son Graal et devient un reporter de guerre : à cause des grèves, les salariés ne peuvent plus se rendre au boulot, les « usagers » des services publics sont pris en otage selon la formule consacrée, les syndicats sont accusés d’être irresponsables et, cerise sur le gâteau, Bourdieu harangue les cheminots à la Gare de Lyon. Pour certains, c’est parfois la déception : les rubricards politiques et les rédactions en chef reprennent la main sur une actu qui, finalement, n’est pas aussi « chiante » que ça. On ne développera pas le traitement journalistique scandaleux de cette séquence, ACRIMED et Bourdieu lui-même face à Jean-Marie Cavada et Guillaume Durand dans Arrêt sur images(9)Revoir ici : https://www.youtube.com/watch?v=WvEr36AB524. ont tout dit de la partialité et du mépris de classe qui se sont alors révélé de façon décomplexée. Les rubricards politiques reprennent d’autant plus la main que la crise sociale se transforme en crise politique avec la dissolution de 1997 et le retour de la gauche aux commandes (on n’est jamais à l’abri d’une mauvaise surprise). Et ce d’autant plus que la création des Projets de loi de financement de la Sécurité sociale organise chaque année un débat parlementaire sur les finances de la Sécu. Le sujet se politise et s’économicise de lui-même.
Un sujet qui demeure minoré la plupart du temps
Cependant, tout n’est pas parfait. Au Parlement, le sujet n’intéresse que quelques députés et sénateurs, souvent des seconds couteaux. Il faut vraiment que cela chauffe pour que les « ténors » reprennent la main. De débat, il n’y a qu’une portion congrue. Le PLFSS, porté par la Direction de la Sécurité sociale du ministère de la Santé et des Affaires sociales, est le résultat d’un « travail de Pénélope » réalisé dans les coulisses du pouvoir(10)Frédéric Pierru, « Le grand chaudron du PLFSS », Les tribunes de la santé, n° 67, 2021 : https://www.cairn.info/revue-les-tribunes-de-la-sante-2021-1-page-69.htm?ref=doi.. Quand il arrive sur le bureau de l’Assemblée nationale, il n’y a plus grand-chose à négocier. Au plus quelques centaines de millions sur quelque 640 milliards. La Sécu est un paquebot et les parlementaires en sont les mousses. Nous avons interrogé nombre de ces parlementaires spécialisés : ils ne se font aucune illusion sur leur contribution. « Tout est verrouillé » sous le regard sourcilleux du gouvernement. Les joutes sont convenues. La Sécu, en régime de croisière, demeure un « sujet chiant » auquel les journalistes parlementaires ne s’intéressent guère.
Il faut une réforme d’ampleur comme celles dont l’assurance-vieillesse est l’objet pour que la Sécu regagne le haut de l’agenda politique donc médiatique. Dans la branche-maladie, il faut que ça chauffe entre les syndicats et mouvements de médecins libéraux, notamment au moment de la dramaturgie de la négociation de la convention médicale, ou l’embolisation désormais récurrente des hôpitaux, pour que le sujet gagne en valeur journalistique.
A ce stade, nous pouvons déjà tirer quelques conclusions.
La première est que le sujet Sécu n’est pas, dans le champ journalistique, un sujet « noble », car il serait trop technique, complexe (les gens sont vraiment des abrutis du point de vue des élites) et au final ennuyeux. Cet argument est aussi utilisé par les professionnels de la politique pour expliquer leur désintérêt. 640 milliards d’euros ne méritent apparemment pas un investissement politique et journalistique massif. Ils sont le pré carré de la technostructure dont les membres ne portent d’ailleurs pas dans leur cœur les parlementaires jugés incompétents (pas faux) et démagogiques (entendre : dispendieux et donc irresponsables). Cet argument nous a toujours paru fallacieux : est-ce que le débat scolaire ou sur le débat sur le nucléaire sont moins techniques ? Que l’on sache, tous les Français ne sont pas profs ou ingénieurs. En réalité, l’invisibilité publique en phase normale vient de la façon dont s’est construite la Sécu avec cette dualité démocratie sociale/démocratie politique (ou représentative). Les politiques, et donc les journalistes, ne se sont pas « acculturés » à ces sujets, hormis quelques notables exceptions comme Jean-Pierre Dumont, Jean-Michel Bezat ou encore Guy Herzlich(11)Guy Herzlich était l’époux de Claudine Herzlich, fondatrice de la sociologie de la santé en France. au Monde dans les années 1980.
La seconde vient des transformations du champ journalistique lui-même : la « professionnalisation du journalisme social » recouvre de nombreuses évolutions : éloignement des mondes populaires et des syndicats, goût immodéré pour l’ « expertise » budgétaire (plutôt qu’économique), dépendance frappante aux sources gouvernementales qui se sont à la fois multipliées (création du COR, du HCAAM) et professionnalisées (maintenant les gouvernements font dans la com’ pour faire passer l’idée que l’augmentation des franchises médicales va permettre de combler le trou). D’une façon générale, tous les groupes d’intérêt ont professionnalisé leur « com’ » à destination de la presse.
En regard, le champ médiatique, de plus en plus dépendant du champ économique, ne valorise plus guère les « rubricards ». Les entreprises de presse leur préfèrent des journalistes sortis des écoles de journalisme (Sciences Po y compris), qui ignorent tout de tout – l’auteur de ces lignes a été prof un moment dans l’une d’elles, et il a rarement vu des gens aussi incultes – et dont le boulot consiste à réécrire des dépêches AFP et à suivre les polémiques qui partent des réseaux sociaux. Bien entendu, c’est du « journalisme assis » pour l’essentiel, c’est-à-dire du journalisme à l’économie. Le plus gros effort consiste à décrocher son téléphone pour appeler tel ou tel expert, si possible un de gauche et un de droite (parfois deux de droite), car comme on le sait, la vérité se situe toujours au milieu. Ils n’ont aucun moyen intellectuel pour soupeser les arguments des uns et des autres, même si les arguments de droite ont l’air plus vrais. Certains font même écrire leur papier par un expert qu’ils promettent de citer, ce qui se traduit à la fin par une petite phrase, tout le reste du papier étant attribué au journaliste.
Une Sécu désincarnée
Nous avions commencé cet article par la surprenante invisibilité de la révolution qu’a été la Sécurité sociale. Depuis les années 1990, il n’est plus possible de dire cela. Non, la situation s’est encore dégradée : la Sécu est devenue un prétexte à des conflits politiques et experts. La Sécurité sociale, qui a permis l’allongement de l’espérance de vie, de construire un parc hospitalier jadis performant, de créer un nouvel âge de la vie, de permettre à la France de maintenir – jusqu’à récemment – son taux de fécondité, cette Sécurité sociale là n’existe que très rarement dans le débat public. Autrement dit, les effets concrets de la Sécurité sociale sur la vie ordinaire des gens ordinaires n’existent pas, sauf cas de défaillances (comme les déserts médicaux). Le champ politico-médiatique opère donc une formidable réduction de l’espace du débat public sur une institution centrale, voire une mutilation. Les acteurs du débat public préfèrent s’en remettre à des poncifs aussi grossiers que faux : les abus de l’aide médicale d’État, les assurés irresponsables qui n’honorent pas leur rendez-vous médical ou qui vont aux urgences pour le moindre bobo, la fraude à la carte vitale, des Français qui ont une trop grande appétence pour les médicaments (qui leur prescrit ?), les bénéficiaires de la CSS (ex-CMUC) qui profitent, des retraités qui se la coulent douce aux dépens des plus jeunes, les allocations familiales distribuées avec largesse aux « immigrés » : la liste est sans fin.
Cependant, tous ces poncifs qui permettent de parler d’un sujet qu’on ne connaît pas ont un point commun : ils sont tous de droite. Comme le champ journalistique qui, sous l’effet des chaînes d’info en continu, ne cesse de dériver toujours plus à droite, parallèlement au champ politique, étant donné que les deux sont interdépendants.
Notes de bas de page
↑1 | Dominique Aron-Schnapper, La révolution invisible, Association pour l’histoire de l’étude de la Sécurité sociale, 1989. |
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↑2 | Bernard Friot, Puissances du salariat, Paris, La Dispute, 2012. |
↑3 | Nicolas da Silva, La bataille de la Sécu : une histoire du système de santé, Paris, La Fabrique, 2022. |
↑4 | Julien Duval, Le mythe du « trou de la Sécu », Paris, Raisons d’Agir, 2020. |
↑5 | L’histoire de la rubrique « Sécu » s’imbrique dans celle du journalisme social décrite par Sandrine Lévêque, Les journalistes sociaux, Rennes, PUR, 2000. Il y a cependant des spécificités à ce sous-champ, notamment les liens avec la presse médicale spécialisée. Ce court papier reprend les résultats d’une enquête sociologique menée auprès de tous les rubricards Sécu depuis 1956 dans le cadre de notre thèse de doctorat de science politique. |
↑6 | Sa nécrologie du Monde en date du 8 septembre 2017 précise : « Une formation sur le tas qui lui donne une connaissance encyclopédique de la protection sociale et du droit du travail. Grâce à ses amitiés démocrates chrétiennes, Yvonne Roy entre au Monde en 1957. Hubert Beuve-Méry la charge de créer une rubrique sociale. C’est sous le nom de Joanine Roy – inspiré du prénom de son père – qu’elle signe son premier article dans le quotidien daté du 8 mars 1957 pour évoquer « dix ans d’activité des caisses d’allocations familiales ». « Un essor nouveau de l’idée familiale, écrit-elle, s’est manifesté en même temps que croissait le nombre de naissances. Il a été favorisé par l’adhésion croissante des organisations syndicales. Son papier est très technique mais elle imprime rapidement sa marque, forte de son autorité et de ses compétences. Elle force les portes de syndicats peu portés à échanger avec des journalistes, notamment à la CGT, qui se méfie de la « presse bourgeoise ». |
↑7 | Julien Duval, Critique de la raison journalistique. Les transformations du journalisme économique en France, Paris, Liber, 2012. On ne résistera pas à la tentation de signaler qu’Edwy Plenel, avec son comparse Laurent Mauduit, fut l’un des zélateurs de cette transformation de l’information économique. |
↑8 | Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Raisons d’Agir, 2000. |
↑9 | Revoir ici : https://www.youtube.com/watch?v=WvEr36AB524. |
↑10 | Frédéric Pierru, « Le grand chaudron du PLFSS », Les tribunes de la santé, n° 67, 2021 : https://www.cairn.info/revue-les-tribunes-de-la-sante-2021-1-page-69.htm?ref=doi. |
↑11 | Guy Herzlich était l’époux de Claudine Herzlich, fondatrice de la sociologie de la santé en France. |