Notre système de protection sociale a été mis en place au sortir de la Seconde guerre mondiale. Il répondait à l’objectif d’assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans les cas où ils se trouvent dans l’incapacité de travailler. Les causes d’incapacité concernées étaient la maladie, l’invalidité, l’accident du travail, la vieillesse et la maternité ; le chômage, qui n’était pas une préoccupation à l’époque, n’a été intégré que plus tard. Ce système s’est construit sur le statut de travailleur (plus restrictif donc que celui de citoyen) et sur la base du modèle de famille patriarcale, avec l’homme « gagne-pain » et la femme qui assure la gestion de la famille. L’ordonnance qui instaure la Sécurité sociale parle ainsi des travailleurs et de leurs familles[1]. L’homme, travailleur, émancipé, a des « droits propres », directs, à la protection sociale. La femme bénéficie de « droits dérivés » ouverts par le statut d’épouse et/ou de mère. C’est une logique de dépendance. Elle aboutit aujourd’hui à ce que de nombreuses femmes séparées ou divorcées, qui n’ont pas acquis de droits propres, se retrouvent sans couverture sociale adéquate, sans retraite hors du minimum vieillesse, et passent de la dépendance envers leur mari à celle envers les minimas sociaux. Même si le système de protection sociale a évolué au fil du temps, il reste inadapté, de diverses manières, au regard des mutations de la société, en particulier des modes de vie. Il doit se transformer de manière à associer étroitement les principes de solidarité et d’égalité entre les femmes et les hommes.
Un contexte d’offensive générale
Les politiques menées depuis les années 1980 dans le contexte de la mondialisation néolibérale ne cessent de porter des coups à la protection sociale. L’offensive se situe à la fois sur les plans économique et idéologique. La logique libérale vise à restreindre la couverture assurée par la solidarité nationale (santé, retraites, etc.) et financée essentiellement par les cotisations sociales, le but étant d’ouvrir ce vaste champ aux assurances privées et aux opportunités de profit. Ce qui est déjà largement à l’œuvre. Face à la baisse des pensions de retraite et des remboursements de soins, nombre de personnes – celles qui en ont les moyens -développent des « stratégies individuelles d’épargne », selon la formule consacrée, en se tournant vers des assurances privées pour compléter leur couverture sociale. On glisse ainsi d’une protection sociale conçue comme un droit universel – ou ambitionnant de l’être – à une assistance envers les plus pauvres, « un filet de sécurité ». Cette mutation s’appuie en parallèle sur un discours idéologique affirmant que chacun est responsable de son sort, donc, au choix, de sa pauvreté, de son chômage, etc. S’en suit une stigmatisation des personnes « assistées », qui sert à légitimer l’exigence croissante de contreparties aux allocations versées – pressions pour faire accepter des emplois aux normes dégradées -, selon la logique du « workfare »[2]. Cette évolution signifie un recul des droits sociaux pour tous, qui touche plus durement les plus démunis, parmi lesquels les femmes sont majoritaires.
Il y a donc aujourd’hui un double enjeu : défendre notre système de protection sociale contre l’offensive libérale; mais en même temps le transformer pour assurer une égalité d’accès de tous et toutes aux droits à la protection sociale, adaptée aux évolutions des modes de vie. Il s’agit en particulier de passer d’une logique de dépendance des femmes vis-à-vis de leur conjoint à une logique d’égalité. Une protection sociale de haut niveau doit être un outil pour la réalisation des droits humains. C’est un vaste chantier qui ouvre des perspectives de réflexion.
Ce texte se propose de partir de l’exemple des retraites. Il montre en quoi la protection sociale porte une forte responsabilité dans la reproduction des inégalités entre les femmes et les hommes. Il témoigne de la tendance générale au renforcement de la contributivité du système (voir ci-après), d’autant plus pénalisant pour les femmes. Dérouler le fil de ces inégalités permet de concevoir un modèle social garantissant de nouveaux droits favorables au progrès de tous.
Retraites : une pérennisation des rôles sexués à la source des inégalités
La protection sociale, et donc le système de retraite[3], ont été conçus il y a soixante-dix ans sur le modèle de l’homme soutien de famille, qui travaille à temps plein et sans interruption de carrière. Le mode de calcul de la pension a été basé sur cette « norme » de carrière. Quel que soit le régime de retraite, la pension dépend à la fois du salaire[4] et de la durée de carrière (durée de cotisation), avec une durée minimale définissant la « carrière complète ». Ce calcul défavorise les femmes car elles ont en moyenne des carrières plus courtes du fait des interruptions pour élever les enfants, et des parcours comprenant souvent des périodes à temps partiel. En outre, depuis 1993, un abattement très pénalisant est appliqué sur la pension si la durée de carrière complète n’est pas atteinte (décote de 5% par année manquante).
Au final, le système de retraites amplifie les inégalités qui existent dans la vie professionnelle entre les femmes et les hommes puisque le salaire moyen des femmes représente 75 % de celui des hommes, mais leur pension moyenne de droit direct ne représente que 58 % de celle des hommes (2011).
Ajoutons que ce modèle n’est pas non plus adapté à l’évolution des parcours professionnels qui voient se multiplier les entrées tardives dans la vie active et les périodes d’interruption du fait du chômage et de la précarité croissante de l’emploi.
Des dispositifs familiaux à double tranchant
Au fil du temps, des dispositifs ont été introduits dans le système de retraites – droits liés aux enfants, assurance vieillesse des parents au foyer (AVPF), pension de réversion – pour compenser les plus faibles pensions des femmes résultant de leur engagement familial, gestion du foyer et prise en charge des enfants. D’abord destinés aux femmes, la plupart sont aujourd’hui ouverts aux hommes pour respecter l’exigence européenne d’égalité entre les sexes. Ils continuent néanmoins de bénéficier majoritairement aux femmes, ce qui ne fait que refléter une réalité où d’une part, ce sont essentiellement elles qui assument la gestion familiale et d’autre part, elles vivent en moyenne plus longtemps.
Les dispositifs familiaux permettent de compenser une partie des inégalités de pension entre les sexes, même s’ils restent loin de les supprimer. Ainsi, lorsqu’on les ajoute à la pension de droit direct, la pension des femmes passe à 72 % de celle des hommes (au lieu de 58 %). Ces dispositifs atténuent donc sensiblement les inégalités de retraite femmes-hommes. Mais ils sont à double tranchant car en visant à compenser ces inégalités, ils les entretiennent en validant et en figeant une division sexuelle des tâches parentales et domestiques, très néfaste aux femmes…Différents cas se présentent.
Certains dispositifs sont réservés au parent, mère ou père, qui diminue ou cesse son activité professionnelle pendant les premières années des enfants : c’est le cas de l’assurance vieillesse des parents au foyer (AVPF) et de la majoration de durée d’assurance (MDA) dans la fonction publique. Ce sont concrètement des incitations à se retirer du travail, partiellement ou totalement, ce qui est très préjudiciable à la carrière, au salaire et in fine au niveau de pension. Dans les faits, ces dispositifs concernent essentiellement les femmes. On en arrive ainsi à une aberration : l’attribution de droits familiaux complémentaires aboutit à dégrader les droits directs à la pension !
Si, à l’inverse, les droits familiaux attribués au titre des enfants sont accordés au père comme à la mère sans condition de cessation d’activité, alors que, dans la situation actuelle, ce sont majoritairement les femmes qui prennent en charge les tâches parentales (cette situation n’évolue que très lentement[5]) et qui sont pénalisées dans leur salaire et leur carrière, qu’il y ait eu, ou non, retrait de l’emploi[6], de tels droits ne compensent en rien la pénalisation subie par les femmes ; ils n’atténuent donc pas les inégalités. On est alors en droit d’en chercher la légitimité.
On doit même attribuer une mention spéciale au dispositif qui accorde à tout salarié, homme ou femme, ayant eu trois enfants une majoration de 10 % du montant de sa pension. Étant calculée en proportion de la pension, cette majoration rapporte deux fois plus aux hommes qu’aux femmes (COR 2008) dans le régime général : il contribue ainsi à augmenter les inégalités de pension entre les sexes[7] !
Enfin, dernière option, si des droits familiaux sont accordés aux seules femmes, ils signifient l’acceptation et la pérennisation par les institutions sociales des rôles sexués inégalitaires: ils enferment les femmes dans leur rôle d’épouse et de mère, et sont contraires aux aspirations à l’égalité.
Dilemme
Pour résumer, l’attribution de droits familiaux en complément des droits directs part du constat de la faiblesse des droits directs des femmes résultant de leur engagement familial ; il vise à réduire les inégalités de pension entre hommes et femmes. Pourtant, quelle que soit l’option envisageable, ces droits familiaux aboutissent à pérenniser les rôles sociaux sexués qui produisent ces inégalités, et/ou à dégrader les droits directs des femmes, alimentant là aussi ces inégalités. De tels droits sont structurellement contre-productifs ! Ce constat vaut pour la protection sociale dans son ensemble. Comment alors organiser la nécessaire réduction des inégalités entre les sexes sans recourir à des mesures ciblant les femmes, qui ne font que valider leur assujettissement ? Comment évoluer vers un modèle de protection sociale rompant avec le modèle patriarcal et mettant en son cœur le principe d’égalité ? La réponse passe non par un renforcement des droits familiaux mais par la réduction des inégalités entre les femmes et les hommes dans l’accès aux droits propres. En ce qui concerne les retraites, il s’agit de réduire les inégalités dans les pensions de droit direct.
Améliorer la pension de droit direct des femmes
Bien entendu, cela suppose d’agir en amont de la retraite pour combattre les inégalités de carrière et de salaires dans la vie professionnelle : favoriser un partage égal entre femmes et hommes des tâches domestiques et parentales, lever les obstacles à l’emploi à temps plein des femmes ce qui implique de développer un service public d’accueil de la petite enfance et aussi de réduire pour tous le temps de travail, combattre la précarité de l’emploi, reconnaître la qualification des emplois dits féminins notamment dans l’économie du soin (care), etc. Pour ce qui concerne la constitution des droits directs, il s’agit d’en modifier les modalités pour ne plus pénaliser les femmes. Sont concernés la durée de la carrière exigée pour une pension à taux plein et le calcul du salaire de référence.
Les femmes ayant en moyenne des carrières plus courtes, elles atteignent plus difficilement la durée de cotisation exigée[8]. De plus, celle-ci ne cesse d’être allongée, ce qui les touche plus durement encore, comme l’ont dénoncé les féministes lors des mouvements sociaux s’opposant aux réformes[9]. Mettre en œuvre l’égalité d’accès aux droits directs implique de diminuer la durée de cotisation pour l’ajuster à une durée réalisable par tous les salariés, femmes et hommes. Cela implique également d’annuler la mesure qui a fait passer de 10 à 25 le nombre d’années sur lequel est calculé le salaire moyen de référence : cette mesure a fortement contribué à la diminution des pensions, en particulier celles des femmes. Il est pourtant possible d’adopter une règle qui ne pénalise pas les carrières courtes et donc ne discrimine pas les femmes. Le nombre d’années pris en compte pour le calcul devrait être fixé, non pas en absolu, mais en relatif par rapport à la durée de carrière réalisée[10]. De manière globale, la logique à mettre en œuvre, qui sera favorable à tous mais un peu plus aux femmes, consiste à renforcer le lien entre pension et meilleurs salaires obtenus au cours de la carrière[11].
C’est évidemment la logique opposée qui guide les réformes de retraites menées un peu partout depuis trente ans. L’orientation actuelle vise au renforcement de la contributivité du système de retraites[12] et donc, en parallèle, à la baisse du poids des mécanismes de solidarité dans le niveau de pension. Ces mécanismes incluent les droits familiaux, dont on vient de le montrer qu’ils sont à double tranchant mais qu’ils ne peuvent pas être supprimés ou réduits sans mettre en place des mesures pour renforcer les droits directs des femmes. Les dispositifs de solidarité incluent aussi la pension de réversion et le minimum garanti (fonction publique) ou contributif (montant plancher de la retraite de base), qui représentent une solidarité essentielle envers les faibles pensions. Latendance au renforcement de la contributivité dénature l’idée de protection sociale et aboutit à une pénalisation globale des pensions des femmes.
Envisager la protection sociale à partir de la situation de femmes
Partir des retraites des femmes et envisager un système de retraites qui s’appuie sur l’égalité entre les hommes et les femmes ouvre des voies pour améliorer la protection sociale dans son ensemble. Si les femmes ont en moyenne des carrières plus courtes, des salaires plus faibles et des périodes à temps partiel, c’est parce qu’elles assument l’essentiel de la gestion du foyer. Le modèle d’égalité femmes-hommes que nous souhaitons n’est pas celui où les femmes renonceraient à s’investir dans l’éducation des enfants, mais celui où les hommes s’y investiraient autant qu’elles ; un modèle où les services d’accueil des enfants seraient disponibles, abordables (voire gratuits) et de qualité ; où les femmes ne seraient plus incitées à travailler à temps partiel pour « concilier » vie familiale et professionnelle mais où, en contrepartie, le temps de travail serait réduit pour tous et permettrait une meilleure qualité de vie. Cela signifie que la référence de carrière professionnelle à considérer, si l’on souhaite faire évoluer notre modèle de société vers l’égalité, doit être plus proche de la durée de carrière des femmes que de celle des hommes.
Réduire la durée de carrière exigée pour la pension à taux plein répond également à d’autres réalités. Les jeunes entrent de plus en plus tard sur le marché du travail, du fait de l’allongement de la durée des études et des difficultés d’insertion. Ils arriveront de moins en moins à obtenir la durée de cotisation exigée, sauf à reculer toujours plus l’âge de départ. Il est donc urgent de faire évoluer la protection sociale pour offrir un meilleur avenir aux jeunes générations et couvrir de nouveaux projets de vie.
Ainsi, il serait envisageable d’aménager une possibilité de périodes d’interruption dans la carrière professionnelle pour raisons personnelles (éducation des enfants, congé sabbatique, formation, assistance auprès d’un proche, etc.). Cette période, sous forme d’un crédit accordé à tous et toutes, fractionnable, d’une durée à préciser (plusieurs années ?) serait validée pour la retraite. La « norme » ou la référence à retenir pour concevoir une réforme progressiste serait une carrière plus courte, c’est-à-dire, là encore, une référence qui se rapproche plus de celle des femmes que de celle des hommes.
Pour une remise à plat des prestations familiales
Réfléchir à une protection sociale rompant avec le modèle patriarcal nécessite d’avoir une vue globale sur la manière dont la société organise sa participation à la prise en charge des enfants. Or elle passe par différents canaux : la protection sociale à travers la branche famille de la Sécurité sociale, la fiscalité avec la réduction d’impôt liée au quotient familial et diverses prestations familiales dans le cadre de la politique familiale. Même si on entend souvent vanter la réussite de la politique familiale en France, l’ensemble est incohérent et illisible. On se perd dans l’empilement de mesures (prestation d’accueil du jeune enfant, complément de libre choix du mode de garde, complément de libre choix d’activité CLCA, allocation de soutien familial, etc.).
De plus, on peine en saisir la logique globale. Les allocations familiales étaient, jusqu’à récemment, de type universel. Pas complètement d’ailleurs, car un seul enfant n’y donne pas droit. Le gouvernement a instauré une dégressivité des allocations en fonction des ressources, initiant ainsi la rupture avec le principe majeur de la protection sociale, l’universalité des droits. Ensuite il existe des prestations attribuées sous conditions de ressources (comme l’allocation de rentrée scolaire). De son côté, le quotient familial, dispositif de l’impôt sur le revenu, accorde une réduction d’impôt par enfant d’autant plus forte que le revenu du foyer est élevé ! C’est une prestation en faveur des plus riches[13] ! Ainsi, en 2009, les 10 % des foyers les plus riches se sont partagé 46 % du total de cette réduction d’impôt,pendant que les 50 % de foyers aux plus bas revenus s’en partageaient seulement 10 %. Un plafonnement de cette réduction a été mis en œuvre depuis 2012, promu comme une mesure de justice sociale mais guidé par un objectif d’économies budgétaires. Concrètement, le plafonnement ne change pas grand chose au caractère régressif du quotient familial. Au final, les prestations universelles ne représentent qu’une petite part du budget de politique familiale.
Un congé parental à transformer
Par ailleurs, le congé parental incite concrètement les femmes à se retirer de l’emploi, avec ensuite de réelles difficultés à le réintégreret des conséquences en termes de carrière et de progression de salaires. En 1994, la mesure qui précédait le congé parental, l’allocation parentale d’éducation (APE) qui était ouverte à partir de trois enfants, a été étendue à deux enfants. Comme le développement de l’emploi à temps partiel, cette mesure était conçue dans un cadre de gestion du chômage, la main d’œuvre féminine enrôlée comme variable d’ajustement… On en connaît le résultat : le renvoi au foyer de nombreuses femmes. En trois ans seulement, le taux d’activité des femmes éligibles à l’APE a chuté de 15 points en passant de 70 % à 55 %. La réforme du congé parental en décembre 2013 est censée inciter aussi les pères à y recourir. Mais ses modalités en font douter. Comme l’analyse Hélène Périvier[14], ce congé ne peut être maintenu que si on en corrige le caractère sexué. Il doit donc être un droit individuel, non transférable entre les parents. Il faut le raccourcir de manière à limiter le temps d’interruption, toujours néfaste, et le rémunérer non par un forfait mais en proportion du salaire[15], en instaurant un plafond. Il faudrait en parallèle mener des campagnes pour inciter les hommes à s’investir dans l’éducation des enfants,et améliorer la qualité de l’emploi, notamment féminin.
Un objectif en cohérence avec l’émancipation
Que pourrait être une politique familiale et une protection sociale cohérentes avec l’affirmation de l’égalité et favorisant l’émancipation de chacun.e ? Et d’abord, quel objectif lui attribue-t-on ? Après guerre, la politique était nataliste, d’où des avantages financiers augmentant à partir du 3ème enfant (retraites, quotient familial, allocations). Il faut en finir avec cet objectif et refuser toute instrumentalisation des femmes. La politique familiale doit viser à permettre aux femmes et aux couples de choisir librement d’avoir ou non des enfants, sans laisser les contraintes matérielles ou professionnelles décider à leur place. Il s’agit d’organiser dans ce cadre l’aide de la société aux familles.
Politiques familiale et fiscale : à chacune sa fonction
Le quotient familial est un dispositif familial inséré dans l’impôt. Alors que la progressivité de l’impôt sur le revenu répond à un critère de justice sociale, l’intégration du quotient familial dans cette progressivité rend le dispositif anti-redistributif, comme on vient de le montrer. Il est donc juste de le supprimer et d’envisager son remplacement dans le cadre d’une mise à plat globale des prestations familiales. Le principe rationnel suivant devrait être adopté : cesser de vouloir faire de l’impôt un outil de politique familiale et s’en tenir au principe : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». La fiscalité s’en tiendrait à considérer les ressources financières d’une personne pour définir sa faculté de contribuer. La progressivité de l’impôt, à renforcer, assurerait ainsi la redistribution verticale des plus riches vers les plus modestes. De son côté, la politique familiale s’occuperait d’apporter le soutien de la société aux charges familiales des ménages à travers prestations et services. Nul doute que cette séparation des fonctions rendrait à la fois la politique familiale et l’impôt plus lisibles, plus transparents et plus justes.
Les politiques en matière de protection sociale tout comme la fiscalité jouent un rôle important dans l’accès des femmes au marché du travail. Mentionnons encore la nécessité de remettre à plat le quotient conjugal qui impose conjointement tout couple marié ou pacsé : il constitue un frein à l’emploi des femmes et est lui aussi fortement inégalitaire. Seul un statut personnel de contribuable, tout comme des droits sociaux attachés à la personne, sont conformes à l’exigence de pleine citoyenneté.
Réaffirmation d’une démarche de droits universels
C’est le rôle de la politique familiale d’affirmer le droit pour tout enfant d’être pris en charge par la société, au moins partiellement, et de se voir assurer l’éducation, dans une démarche de droits universels. Or, comme présenté précédemment, l’objectif universaliste de la protection sociale recule insidieusement pour viser à fournir un simple filet de sécurité pour les plus démunis, avec le risque que celui-ci se réduise progressivement. Car à partir du moment où les prestations financées par tous ne bénéficient qu’à certains, le risque existe que la solidarité de ceux qui financent sans retour en vienne à se ramollir. Seule l’inconditionnalité des droits peut permettre des droits de haut niveau.
Développement d’un service public de la petite enfance et de la dépendance
Dans la famille comme dans la sphère professionnelle, les activités de care sont essentiellement accomplies par les femmes, suivant des stéréotypes encore fortement ancrés. Une protection sociale visant à rendre effectifs les droits propres des femmes doit être articulée avec la création de services publics pour l’accueil des enfants et l’aide aux personnes en perte d’autonomie. Ils doivent permettre de décharger les femmes de ces tâches dans la sphère privée et de favoriser leur accès à un emploi à temps plein. En parallèle, le développement de ces services doit être bien autre chose qu’un simple transfert à la collectivité des activités assumées par les femmes. Il doit conduire à une prise de conscience au niveau sociétal de l’apport essentiel de tous ces métiers (aides-soignantes, aides à domicile, auxiliaires de vie, etc.). Leurs qualifications doivent être reconnues et les salaires revalorisés ; ils doivent s’adresser aux hommes comme aux femmes. Ces questionnements autour de la valeur des activités participent en outre fortement à la construction d’un nouvel imaginaire sur lequel baser la transformation sociale.
Promouvoir un État social émancipateur pour tous et toutes
Les exemples des retraites et de la politique familiale ne prétendent pas faire le tour des enjeux d’une protection sociale garante des droits des femmes. Mais ils permettent de dégager quelques principes et grandes lignes pour guider sa nécessaire transformation.
Ainsi, il est indispensable d’agir sur la source des inégalités et de privilégier le renforcement des droits propres et non celui de droits complémentaires ou dérivés. Ces derniers contribuent en effet à pérenniser les rôles sexués, au détriment de l’émancipation des femmes. Favoriser l’accès des femmes à un emploi à temps plein de qualité, condition de leur autonomie, signifie tout à la fois soutenir un partage égalitaire des tâches entre femmes et hommes, réduire pour tous le temps de travail, développer un service public d’accueil de la petite enfance, lutter contre la précarité qui caractérise souvent les emplois des femmes, reconnaître la qualification des emplois notamment dans le care.
Il faut réaffirmer le principe de l’universalité de la protection sociale contre l’offensive en cours qui vise à la privatiser. À l’opposé de cette orientation, la protection sociale doit évoluer en s’appuyant notamment sur l’égalité entre les femmes et les hommes pour penser et ouvrir de nouveaux droits. Elle doit être un outil pour le progrès social et la réalisation des droits humains.
Notes
[1] L’article 1er de l’ordonnance de 1945 indique ainsi que la Sécurité sociale est « destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gain, à couvrir les charges de maternité et les charges de famille qu’ils supportent ». On peut noter que la maternité était prise en compte plus en tant que charges à couvrir par le travailleur que sous l’angle des conséquences du retrait d’emploi de la femme salariée.
[2] Voir notamment « Protection sociale, vers un nouveau modèle ? » Pierre Khalfa, dans Travail Genre et société, avril 2016.
[3] Pour une analyse des retraites intégrant la dimension de genre, voir « Femmes et retraites un besoin de rupture », C. Marty, http://www.fondation-copernic.org/index.php/2013/10/10/femmes-et-retraites-un-besoin-de-rupture/
[4] Elle est proportionnelle à la moyenne des meilleurs salaires obtenus dans la carrière : le nombre d’années sur lesquelles se calcule cette moyenne a augmenté en 1993 et est passée de 10 à 25 ans, ce qui pénalise fortement les carrières courtes, donc les femmes.
[5] Voir Femmes et Hommes, Regards sur la parité, 2012, Insee.
[6] Même sans cessation d’activité, avoir des enfants pénalise la carrière des femmes et, à l’inverse, favorise celle des hommes. En effet, aux yeux des employeurs, les femmes, même si elles n’ont pas d’enfant, sont toujours soupçonnées d’un moindre investissement professionnel et elles sont discriminées dans leur salaire et déroulement de carrière.
[7] Le caractère aberrant et injuste de cette majoration est connu depuis longtemps. En 2014, le gouvernement l’a rendu imposable, ce qui ne remédie en rien à l’injustice envers les femmes.
[8] Voir « Femmes et retraites un besoin de rupture », déjà cité.
[9] Ce n’est pas le sujet de montrer ici en quoi consisterait une réforme juste et efficace des retraites. Voir Retraites, l’alternative cachée, Fondation Copernic, 2013.
[10] Le salaire moyen serait calculé sur un nombre d’années correspondant, par exemple, au quart de la durée de la carrière – ou moins encore -. Pour une carrière de 40 ans, le calcul retiendrait les 10 meilleures années de salaire. Pour une carrière de 20 ans, le calcul se ferait sur la moyenne des 5 meilleures années.
[11] Voir Lucy apRoberts et Nicolas Castel dans « Retraites : comment améliorer les droits des femmes ? », Notes de l’Institut européen du salariat, n° 32, juin 2013.
[12] La contributivité du système mesure l’ampleur du lien de proportionnalité existant entre le montant des cotisations versées tout au long de la vie active et le montant des pensions reçues tout au long de la retraite. Le terme renvoie à la définition des droits « contributifs », acquis en contrepartie de cotisations versées par l’assuré-e et son employeur. Les droits non contributifs, comme les dispositifs familiaux, la pension de réversion, le minimum de pension, sont des prestations dont le versement ne dépend pas d’une cotisation préalable.
[13] Le quotient familial, un coûteux privilège de classe, C Marty, http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/files/quotient-familial-marty.pdf
[14] Refonder le système de protection sociale, Bernard Gazier, Bruno Palier, Hélène Périvier, Sciences Po. les presses, 2014.
[15] Les hommes ayant en moyenne des salaires supérieurs aux femmes, une rémunération du congé parental au forfait est désincitative.