Les accidents du travail et maladies professionnelles sont pris en charge pour les salariés du secteur privé dans une caisse spécifique de la Sécurité́ sociale, la caisse AT-MP. La pétition nationale indique que nous demandons « l’affectation des excédents pour un plan vigoureux de santé au travail pour en finir avec le triste record du taux d’incidence en Europe concernant les décès au travail et sur les trajets du travail. » Vu les spécificités de cette caisse, cette formulation ne répond pas à la situation.
Rappelons d’abord (dans une présentation très simplifiée) les particularités de cette caisse :
1. Une caisse assurantielle des employeurs
Elle est financée uniquement à partir des cotisations employeurs : elle correspond en effet à la responsabilité des employeurs en matière d’accidents du travail et de maladies professionnelles, pour lesquels la présomption d’imputabilité est établie pour tout accident survenu pendant ou à l’occasion du travail. La loi de 1898, qui avait établi ces principes pour les accidents du travail, élargis ensuite en 1919 concernant les maladies professionnelles, autorisait les employeurs à se prémunir de ce « risque » (l’attribution de la responsabilité et donc du coût relatif aux accidents du travail survenus dans son entreprise) à travers une assurance. C’est ce mécanisme assurantiel qui a été intégré en 1945 dans la Sécurité sociale. Le patronat bénéficie d’une influence particulière sur les décisions de cette caisse, dont il a longtemps assumé la présidence, et dont les décisions ne font pas l’objet d’un débat public.
La caisse maladie assure les salariés contre le risque maladie. Ici, ce sont les employeurs qui s’assurent contre le « risque » AT-MP.
2. Son montant représente la cristallisation de la responsabilité des employeurs en matière d’accidents du travail et de maladies professionnelles attribuées
Le budget de cette caisse est défini non pas par une décision financière, mais par le montant des dépenses correspondant aux AT et MP reconnus et compensés financièrement par chaque employeur (dit « taux brut »), auquel s’ajoutent des cotisations mutualisées correspondant notamment à des AT ou MP non attribués ou au financement de la prévention des risques professionnels.
Le « taux brut » attribué à chaque entreprise repose sur le coût estimé des AT attribués. Ce coût intègre les frais médicaux, la compensation de salaire en cas d’arrêt de travail, la réparation forfaitaire donnée au ou à la salarié-e en cas d’IPP inférieure à 10 %, une estimation de la rente versée toute la vie professionnelle de la personne accidentée ou en maladie professionnelle. C’est dans ce dernier cas que les montants peuvent être extrêmement importants(1)En 2021, le coût moyen d’un AT avec arrêt de moins de 4 jours est évalué par la Sécurité sociale à 307 euros, celui d’un AT avec arrêt de 16 à 45 jours à 1664 euros alors qu’une incapacité permanente de plus de 40 % ou un décès sont évalués en moyenne à 589 723 euros, ceci étant dû au versement d’une rente à la victime ou à ses ayants droit (en cas de décès, jusqu’à la fin de la scolarité des enfants par exemple). Source : Assurance maladie-Risques professionnels, Rapport annuel 2020, éléments statistiques et financiers, p. 22..
Depuis la loi Retraite de 2023, les maladies professionnelles à affection longue durée (qui se déclarent longtemps après l’exposition, telle que les cancers) ne sont plus attribuées à l’employeur ayant exposé le salarié, mais versées au compte mutualisé : ceci déresponsabilise encore plus les employeurs en matière de maladies professionnelles.
Plus les dépenses augmentent, plus les cotisations employeurs (individuelles et collectives) augmentent.
Rajoutons qu’au niveau du SMIC, les employeurs bénéficient d’une exonération de cotisations sociales correspondant ici à la part collective de leur cotisation AT/MP, mais non à la part individuelle correspondant à leurs propres AT-MP(2)Source : annexe 4 du PLFSS 2023.. Mais comme le notent les rapports de la Cour des Comptes, le montant exact de ces « niches sociales » est peu transparent.
Les « fautes inexcusables » de l’employeur reconnues à la suite de jugements ne sont pas intégrées dans ce calcul des taux bruts, elles sont dues directement à l’assuré par l’employeur(3)« En droit des risques professionnels, la seule indemnisation réellement et directement à la charge de l’employeur est celle de la faute inexcusable », Delphine SERRE, Morane KEIM-BAGOT, Xavier AUMERAN, « Les accidents du travail et les maladies professionnelles sur la scène judiciaire ». qui est cité nommément dans la procédure judiciaire, mais leur réalité reste marginale, ces plaintes n’aboutissent qu’à 1670 fautes reconnues en 2022 par exemple.
3. Tarification
Du fait de sa nature assurantielle, les cotisations patronales sont fixées en fonction du montant des dépenses. Le débat doit donc porter non sur les excédents, mais sur les dépenses non prises en charge.
Les excédents de cette caisse sont substantiels depuis plusieurs années (1,3 Md en 2021, 2 Md en 2022, 2,2 prévus en 2023 sur un budget d’environ 14 Md), au point que les employeurs ont pu proposer, pour 2021, une baisse de 0,05 % de leurs cotisations plutôt que de répondre aux exigences de prévention et réparation.
Dans le PLFSS de 2023, le gouvernement a décidé (à coups de 49-3) de ponctionner cet excédent…
Rajoutons le coût de la pénibilité, qu’il n’est pas inconvenant d’attribuer à cette caisse financée par les seuls employeurs, dont le Code du travail rappelle l’obligation d’évaluer et de réduire les expositions professionnelles particulières correspondant aux 10 facteurs de pénibilité (L 4161-3 du Code du travail).
Les dépenses de la caisse AT-MP sont essentiellement de la réparation : 11,7 milliards en 2022 en prestations aux victimes (55 % AT, 35 % Trajet, 11 % MP), dont 5,4 milliards de rente pour incapacité permanente, sur 14,2 Md de dépenses au total.
Le mouvement social de la Santé au travail (pour autant qu’il existe comme force constituée) porte trois exigences concernant cet excédent et plus globalement les dépenses que cette caisse devrait assumer.
Compensation de la sous-déclaration
Depuis 1997, le Code du travail prévoit que la caisse AT-MP compense les dépenses de la caisse Maladie correspondant au coût estimé des accidents du travail ou maladies professionnelles non prises en charge par la caisse AT-MP(4)L. 176-2 du Code de la sécurité sociale.. Une commission spécialisée définit une fourchette d’estimation de cette prise en charge indue par la caisse maladie. Les PLFSS choisissaient traditionnellement de fixer le montant de la compensation au milieu de la fourchette. Le PLFSS de 2023 a rompu avec cette tradition en la fixant au plancher de cette estimation, soit 1,2 Md, pour une fourchette estimée entre 1,2 et 2,1 Md par le dernier rapport de la commission ad hoc. Pourtant même le montant maximum de 2,1 Md reste largement en dessous de la réalité.
Il faut donc exiger que cette compensation soit portée a minima au montant le plus élevé de cette fourchette, soit 2,1 Md.
Il s’agit de montrer ainsi la responsabilité collective des employeurs, à travers les choix de production et d’organisation du travail, dans les atteintes à la santé. C’est le point de départ pour engager des politiques de prévention dans les entreprises.
Améliorer la réparation
La demande sociale porte aussi sur une meilleure réparation, par l’élargissement des mécanismes de reconnaissance des maladies professionnelles et accidents du travail et une meilleure prise en charge financière. Les accidents du travail sont nombreux à ne pas être reconnus comme tels, voire sous-déclarés par les employeurs(5)Voir le livre de Philippe Saunier, Santé au travail et luttes de classe, Syllepse, 2023.. Les enquêtes des inspecteurs du travail compensent avec peine cette sous-reconnaissance.
Les cancers professionnels sont aussi largement ignorés(6)Voir le livre d’Anne Marchand, Mourir de son travail aujourd’hui, enquête sur les cancers professionnels, éditions de l’Atelier, 2022..
Les maladies psychiques sont souvent renvoyées aux carences personnelles ou comme faits de société, il est urgent qu’elles fassent l’objet d’un tableau de maladie professionnelle(7)Voir la pétition du Monde du 25 avril 2024 « Il est temps d’améliorer la prévention et la reconnaissance des atteintes 8 psychiques au travail »..
La réparation forfaitaire des atteintes à la santé au travail reste d’un niveau ridiculement bas : en dessous de 10 % de perte de capacité professionnelle, le travailleur ne touche pas une rente, mais une somme forfaitaire, par exemple 3000 à 4000 euros (une seule fois) pour un doigt coupé qui le restera toute la vie…
La rente reste aussi d’un niveau limité : elle est calculée en pourcentage du salaire annuel, correspondant au manque à gagner du fait de l’incapacité professionnelle. Il faut y voir l’origine de la caisse AT-MP, la loi de 1898 garantissait la continuité des revenus et des soins, mais ne visait pas à réparer au sens juridique du terme.
La nouvelle définition de la rente intégrée dans la PLFSS 2024 lui confère aussi le rôle de réparation du préjudice fonctionnel, mais le texte reste extrêmement flou et ne permet pas de savoir si la rente (due automatiquement en cas d’IPP supérieure à 10 %) sera réellement plus élevée(8)Le PLFSS 2024 assortit cette promesse (vague) d’une réduction forte de la rente en cas de faute inexcusable… On mutualise ainsi des réparations liées aux fautes de certains employeurs et qu’eux seuls assumaient..
Il est difficile de chiffrer l’effet que pourrait avoir la prise en compte de ces nombreuses exigences, qui relèvent de différentes décisions. Le rapport déjà cité de la Commission ouvre cependant des pistes.
Et la prévention ?
Le montant attribué plus strictement à la prévention est actuellement beaucoup trop bas (370 millions d’euros en 2019 pour le Fonds national de prévention des AT contre environ 10 milliards en termes de prestations versées, soit environ 4 %). Les 100 M° d’aides financières (en 2022) aux entreprises en constituent une partie, notamment dans des plans spécifiques de prévention des TMS ou pour les TPE.
Ce fonds de prévention finance le service de prévention et ses contrôleurs, qui ont un pouvoir d’injonction envers les employeurs. Il finance aussi les services de recherche regroupés dans l’INRS (80 millions, 580 personnes), ainsi que les services de recherche européens (Eurogip). À la Sécurité sociale, 1800 personnes (en équivalent temps plein) travaillent pour la mission « Prévention » (dont 800 ingénieurs-conseils et contrôleurs de sécurité, 400 personnels administratifs et 600 agents de l’INRS et d’Eurogip(9)Cour des Comptes, Les politiques de dépenses publiques en matière de prévention, 2022..). C’est notamment autour de l’engagement d’augmenter les effectifs de ces services de prévention que l’accord AT-MP récent a été signé par les 5 organisations syndicales représentatives, mais ceci demande à être validé par la COG qui fera suite au PLFSS (pour la période 2023–2027). Et l’augmentation d’effectifs évoquée reste floue…
Il faut donc exiger un service doté des effectifs suffisants pour contrôler les entreprises et répondre aux sollicitations des salariés, mais aussi des campagnes menées par les caisses d’assurance maladie sur les accidents du travail, une stratégie coercitive envers les entreprises ne répondant pas à leur obligation générale de sécurité. Il faut donc que la Sécurité sociale devienne un acteur politique de la prévention des risques professionnels.
La prise en compte de ces différentes demandes correspond à une exigence de prévention : plus la réparation est forte, plus elle amène les employeurs à prendre en charge la prévention. Inversement, la faible réparation forfaitaire correspond à la volonté historique du patronat d’ignorer les effets de ses choix organisationnels sur la santé et la sécurité des travailleurs (la prévention coûte cher et représente un handicap concurrentiel). Le taux moyen de cotisation est actuellement autour de 2 % de la masse salariale, un des plus bas taux des dernières années(10)Audition de Mme Thiebeauld au Sénat : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20221024/soci.html#toc8. taux tellement bas que les entreprises ne s’engagent pas dans la prévention.
Le « vigoureux plan de santé au travail » évoqué par la pétition relève donc de décisions budgétaires et politiques inscrites dans le PLFSS, mais aussi d’une décision politique qui englobe d’autres domaines : augmentation des effectifs de l’inspection du travail et respect de son indépendance ; soutien du système législatif aux infractions relevées par ce corps d’État(11)CGT Inspection du travail, « Traitement judiciaire des accidents du travail : un naufrage ! L’exemple de la Seine-Saint-Denis », mars 2023. ; rétablissement des CHSCT comme organisme dotés de la personnalité juridique(12)Tribune publiée dans Libération à l’occasion de la journée du 28 avril : LM Barnier et G. Le Corre « Les représentants du personnel restent l’indispensable sentinelle de la santé au travail ». ; extension de la médecine du travail et respect de son autonomie vis-à-vis des employeurs par son rattachement à la Sécurité sociale…
La Sécurité sociale telle que nous la voulons devrait être le creuset et le porteur d’une telle politique de prévention des risques professionnels. Ceci ne pourra exister sans une mobilisation sociale, dans les entreprises et les services.
Cette stratégie de prévention devrait être étendue aux fonctionnaires et contractuels de la fonction publique. La Mutuelle Sociale Agricole ainsi que la situation des travailleurs agricoles et des petits exploitants doivent aussi être intégrées à cette réflexion.
Ces questions seront au centre des Assises de la santé et la sécurité au travail de mars 2024 que nous préparons.
Notes de bas de page
↑1 | En 2021, le coût moyen d’un AT avec arrêt de moins de 4 jours est évalué par la Sécurité sociale à 307 euros, celui d’un AT avec arrêt de 16 à 45 jours à 1664 euros alors qu’une incapacité permanente de plus de 40 % ou un décès sont évalués en moyenne à 589 723 euros, ceci étant dû au versement d’une rente à la victime ou à ses ayants droit (en cas de décès, jusqu’à la fin de la scolarité des enfants par exemple). Source : Assurance maladie-Risques professionnels, Rapport annuel 2020, éléments statistiques et financiers, p. 22. |
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↑2 | Source : annexe 4 du PLFSS 2023. |
↑3 | « En droit des risques professionnels, la seule indemnisation réellement et directement à la charge de l’employeur est celle de la faute inexcusable », Delphine SERRE, Morane KEIM-BAGOT, Xavier AUMERAN, « Les accidents du travail et les maladies professionnelles sur la scène judiciaire ». |
↑4 | L. 176-2 du Code de la sécurité sociale. |
↑5 | Voir le livre de Philippe Saunier, Santé au travail et luttes de classe, Syllepse, 2023. |
↑6 | Voir le livre d’Anne Marchand, Mourir de son travail aujourd’hui, enquête sur les cancers professionnels, éditions de l’Atelier, 2022. |
↑7 | Voir la pétition du Monde du 25 avril 2024 « Il est temps d’améliorer la prévention et la reconnaissance des atteintes 8 psychiques au travail ». |
↑8 | Le PLFSS 2024 assortit cette promesse (vague) d’une réduction forte de la rente en cas de faute inexcusable… On mutualise ainsi des réparations liées aux fautes de certains employeurs et qu’eux seuls assumaient. |
↑9 | Cour des Comptes, Les politiques de dépenses publiques en matière de prévention, 2022. |
↑10 | Audition de Mme Thiebeauld au Sénat : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20221024/soci.html#toc8. |
↑11 | CGT Inspection du travail, « Traitement judiciaire des accidents du travail : un naufrage ! L’exemple de la Seine-Saint-Denis », mars 2023. |
↑12 | Tribune publiée dans Libération à l’occasion de la journée du 28 avril : LM Barnier et G. Le Corre « Les représentants du personnel restent l’indispensable sentinelle de la santé au travail ». |