Retour sur l’histoire
Universalité, uniformité, unicité : tels étaient les principes définis à l’origine de la création de la Sécurité sociale, en 1945. Il devait alors être créé un régime unique pour tous, chaque assuré percevant une prestation identique. En réalité, il n’a jamais été mis en place.
Il existait déjà des régimes pour certaines catégories professionnelles qui craignaient de perdre leurs avantages en s’intégrant dans un régime unique. Par ailleurs les non-salariés ne souhaitaient pas, du fait de leur spécificité, relever du même régime que les salariés. Au fil du temps, la plupart de ces régimes se sont intégrés au régime général, y compris très récemment le Régime social des indépendants (RSI). En ce qui concerne l’organisation du système, il y a eu le maintien de la médecine libérale basée sur la liberté d’installation et la rémunération à l’acte, ainsi que des cliniques privées, initialement propriétés de médecins et aujourd’hui dans les mains de grands groupes capitalistes internationaux. À cela s’ajoute le maintien du système mutualiste qui est resté un acteur du fait de son antériorité et est devenu au fil du temps un financeur complémentaire qui ne s’appuie pas sur le principe d’une cotisation selon ses moyens et de prestations selon ses besoins.
Mais il faut surtout prendre en compte le fait que les libéraux avec leurs économistes, à l’instar de F. Hayek, n’ont jamais accepté ces systèmes de protection sociale mis en œuvre dans de nombreux pays occidentaux après la Deuxième Guerre mondiale, considérant qu’ils relevaient du collectivisme, source d’inflation, de chômage et d’assistanat, donc nuisible au capitalisme. Au fil du temps, ils ont assisté un très grand nombre de gouvernements pour démonter pan par pan ces systèmes de protection sociale échappant au marché. Un des plus fidèles promoteurs de cette stratégie en France a été le représentant du patronat, Denis Kessler, déclarant crûment, sans aucun voile, en 2007 : « Il s’agit de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ».
Il faut bien comprendre qu’un travail de sape est à l’œuvre depuis les années 80, poursuivi de façon cachée par les différents gouvernements, qu’ils aient été qualifiés de droite ou de gauche. Il est possible de le décliner en trois étapes. La première a été de diminuer les recettes afin de créer un déficit, le fameux « trou de la Sécu », pour ensuite imposer des plans d’économie qualifiés d’absolument nécessaires pour préserver le système. La deuxième étape a été de créer une pénurie de professionnels de santé, notamment de médecins, pour diminuer l’offre, créant ainsi des tensions rendant les alternatives privées lucratives comme la solution pour la population solvable, avec les cliniques privées, les dépassements d’honoraires et au tournant des années 1990, la fameuse « silver economy » qui a débouché sur le scandale d’ORPEA. La troisième étape est celle qui se développe actuellement avec la dévalorisation des métiers de la santé, tant au niveau des rémunérations que des conditions de travail, afin de créer une perte d’attractivité et une pénurie de personnel.
C’est ainsi qu’aujourd’hui des services, des lits et des hôpitaux sont fermés avec l’argument de l’impossibilité de recruter et donc d’assurer un fonctionnement en toute sécurité des établissements. À cela s’ajoutent, au-delà du nombre de professionnels, les évolutions de l’exercice sans aucun contrôle des autorités sanitaires refusant de réguler l’installation et l’affection des médecins. Ainsi, des maternités ferment faute de gynécologues-obstétriciens alors que cette profession compte plus de 5 000 praticiens, nombre qui devrait être suffisant pour faire fonctionner les 400 maternités encore en activité. Mais, ces médecins ont fui la pénibilité liée aux accouchements pour se réfugier dans une activité en cabinet, le plus souvent au cœur des agglomérations, pour se cantonner à la réalisation de consultations, le plus souvent en secteur 2 avec dépassement d’honoraires.
Ce petit retour sur l’histoire nous permet d’ouvrir des perspectives pour aller vers ce que certains appellent une Sécurité sociale à 100 %, mais que nous préférons dénommer Sécurité sociale intégrale, collecteur unique de cotisations et payeur unique de prestations.
Une Sécurité sociale intégrale
Tout d’abord, il serait utile de ne plus séparer prévention et soins qui sont de plus en plus intriqués du fait du vieillissement de la population avec une prépondérance des maladies chroniques chez les plus de 50 ans qui représentent environ les deux tiers des dépenses. La proposition qui n’est pas seulement sémantique, mais qui se veut opérationnelle est donc de transformer la prestation maladie en prestation santé. Nous parlons de prestation, car un autre objectif est de revenir à un système unique en supprimant les branches instaurées lors des réformes des années 1960 pour revenir à une Sécurité sociale unique, versant les différentes prestations sans opposer financièrement les branches entre elles.
La meilleure simplification de la fiche de paye est d’inscrire sur une seule ligne le montant global des cotisations sociales, sans distinguer les différentes prestations et surtout en supprimant la dichotomie cotisations salariales et cotisations patronales pour bien montrer qu’il s’agit d’une partie du salaire appelée socialisée, mais qui fait bien partie de la rémunération globale. Pour ceux qui n’en sont pas convaincus, il suffit de s’intéresser à ce qui existe aux États-Unis où le salarié touche une partie de cette somme, mais doit assurer lui-même le financement de son assurance santé et de son fonds de pension.
Avant d’aborder les principes de financement, il est nécessaire de tracer les grandes lignes du système de santé et des prestations qu’il faut financer. Premièrement, l’ensemble des prestations doit être assuré par des opérateurs publics ou privés non lucratifs. Il s’agit donc de revendiquer clairement la fin du financement par la Sécurité sociale de toutes les structures privées à but lucratif. Si cette revendication pouvait paraître utopique il y a encore quelques années, les dérives liées à une financiarisation du système, dénoncée dans plusieurs rapports récents, dont un de l’Académie de médecine, assurent une légitimité à cette question. Il est même possible d’envisager un référendum posant la question d’une exclusion de toutes les activités lucratives du système de santé avec une forte probabilité d’obtenir un oui majoritaire.
En résumé, l’organisation du système de santé doit reposer sur le service public complété par le secteur privé non lucratif, dans le cadre de l’aménagement du territoire pour respecter le principe constitutionnel d’égalité de traitement de tout citoyen, quel que soit son lieu de résidence sur le territoire. Tout cela implique la disparition de la médecine libérale avec un nouveau mode d’exercice des médecins et des autres professionnels de santé libéraux, basé sur le salariat dans des structures d’exercice collectif appelées centres de santé, fonctionnant en lien avec les hôpitaux et les structures médico-sociales situés à proximité, dans le territoire de vie.
Après avoir brossé à grands traits ce qu’il faut financer, regardons comment le financer. L’évolution indispensable pour simplifier le système est que le financeur soit unique, à savoir la Sécurité sociale. Cela implique l’extinction des assurances maladie complémentaires. Certains pourraient être réticents à cette évolution au regard des conséquences pour le monde mutualiste. Il n’en est rien. Il faut bien voir que les évolutions actuelles, notamment au niveau de l’obligation de réserves de plus en plus importantes placées sur les marchés financiers imposée par l’Europe, favorisent les assureurs privés qui sont devenus même majoritaires sur ce marché. Par ailleurs, le développement des activités mutualistes serait bien plus profitable comme gestionnaires de structures sanitaires et médico-sociales.
Le régime particulier d’Alsace-Moselle nous offre l’exemple de la possibilité de cette évolution. Il présente également un mode de fonctionnement démontrant qu’il est possible de maintenir un équilibre financier en modulant le niveau de cotisations en fonction des dépenses de l’année n-1, tout en maintenant un niveau de dépenses contrôlé. En effet, la loi permet une modulation de la cotisation entre 0,85 et 2,5 % du salaire. Son taux était à 1,5 %, soit un niveau bien au-dessous du plafond maximal, et il a été diminué depuis le 1er avril 2022 à 1,3 % du fait de la baisse des dépenses liées à la crise COVID. Cela montre bien l’opérationnalité de ce régime, géré qui plus est actuellement par un président CGT.
Il est donc tout à fait réaliste de réclamer que le législateur fixe un taux maximal de cotisation et laisse la liberté à la Sécurité sociale de faire varier le taux de cotisation en fonction des besoins. Cela implique le retour à des conseils d’administration avec une répartition des sièges entre représentants des assurés sociaux et du patronat identique à celle qui existait initialement, soit 75 % pour les assurés sociaux et 25 % pour le patronat.
À ceux qui pensent que cette évolution est utopique, je les renvoie de nouveau à l’exemple des États-Unis. Nous disposons d’une marge importante en termes de niveau maximal des dépenses de santé. En effet, elles représentent en France 12 % du PIB alors qu’elles se montent à 18 % aux États-Unis, sans que cela ne pose de problèmes en termes d’équilibre économique, mais avec, il faut le souligner, de moins bons résultats en termes d’indicateurs de santé publique. L’explication est simple, ce différentiel est lié à la financiarisation du système alimentant des profits très substantiels pour les actionnaires ayant investi dans ce secteur. Nous disposons donc d’une marge de manœuvre très importante afin de pouvoir augmenter progressivement notre niveau de dépenses de santé, ce qui serait le signe d’une évolution positive de notre société.
Dernier élément strictement économique. La double gestion actuelle entre assurance maladie obligatoire et assurance maladie complémentaire entraîne des surcoûts qui sont estimés à près de 8 milliards d’euros, soit presque le niveau du déficit affiché de la branche maladie.
Après avoir décrit les perspectives qui ne pourront être atteintes qu’à moyen terme, voyons maintenant les propositions immédiates qui permettraient de rétablir un financement suffisant pour les années à venir.
Les mesures de financement immédiates
Lors de la présentation de la certification des comptes de l’Assurance maladie, un certain nombre de chiffres présentés donnent des indications intéressantes. Il s’agit notamment du remboursement de la dette gérée par un organisme appelé la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES). Cette dette a explosé récemment, car le gouvernement lui a imputé l’intégralité du coût de la crise COVID, soit 136 milliards, alors que dans le même temps pour d’autres secteurs d’activité, notamment les aides aux entreprises, il a pris cette dette à sa charge. Ainsi l’an dernier 21,1 milliards ont été remboursés aux banques dont 18,3 milliards en capital et 2,8 milliards en intérêts. Cet argent provient des cotisations intitulées sur la fiche de paye CRDS (contribution au remboursement de la dette sociale) et CSG (contribution sociale généralisée), qui de fait est soustrait au financement de la santé pour tomber dans la poche des banques. Il faut rapprocher ce chiffre du fameux déficit de la Sécurité sociale qui a été en 2023 de 10,8 milliards. Donc la Sécu rembourse chaque année deux fois le montant de son déficit et abonde les bénéfices des banques.
Il y a donc une arnaque et un braquage de l’argent de la Sécu par les banques qui va s’aggraver du fait de la hausse des taux d’intérêt, ce qui nous a été confirmé par les responsables financiers de l’institution. Il est donc totalement justifié de demander que la dette COVID soit reprise par l’État et ne pèse pas sur les finances de la Sécu. Cela permettrait d’une part de supprimer le déficit de 10 milliards et les plans d’économie qui en découlent, et d’affecter les 10 milliards dégagés, comme cela avait été envisagé, à la prise en charge de l’autonomie, parent pauvre actuellement du système de protection sociale.
Le deuxième élément nous est apporté par le récent rapport de la Cour des comptes qui pointe le fait que les compléments de salaire qui bénéficient d’exemptions ou d’exonérations ont représenté un montant de 87,5 milliards d’euros qui n’ont été que partiellement compensés. Alors que ce taux était de 43,5 % en 2018, il est passé à 35,6 % en 2023, ce qui a constitué un manque à gagner en 2022 de 18 milliards, soit 8,1 milliards de plus qu’en 2018. La Cour souligne qu’une « telle augmentation est du même ordre que celle du déficit de la Sécurité sociale (+ 6,6 milliards) ».
Le calcul est vite fait, le différentiel de recettes se monte à 12 milliards, soit plus que le déficit de l’ensemble des branches, et il risque d’augmenter dans les années qui viennent. Une solution très simple pour équilibrer les comptes serait de supprimer l’exonération de cotisations sociales sur des revenus utilisée par les employeurs pour bloquer les salaires de base et surtout individualiser leur hausse en multipliant les primes qui peuvent être diminuées, voire supprimées à leur bon vouloir. Cette solution permettrait de récupérer 18 milliards pour la Sécu et plus de 6 milliards pour l’État pour par exemple abonder le budget de services publics mis de plus en plus au pain sec.
La troisième piste concerne l’hôpital. La première revendication très ancienne est de supprimer la taxe sur les salaires qui constitue un impôt prélevé par l’État sur les fonds de la Sécurité sociale. Cela représente plus de 5 milliards d’euros, soit l’équivalent de la rémunération de 100 000 emplois supplémentaires dans les hôpitaux. Le gouvernement actuel qui se vante de vouloir supprimer les impôts injustes n’a pas fait le choix de soulager l’hôpital, mais a préféré favoriser les plus nantis en supprimant l’ISF. Une autre piste est la reprise intégrale de la dette des hôpitaux par l’État, et non seulement à un tiers comme cela a été acté dans le Ségur de la santé, et qui se monte encore aujourd’hui à plus de 20 milliards générant des intérêts annuels de près d’un milliard. Cette dette est liée à la législation européenne imposant le recours aux banques commerciales pour financer les investissements alors qu’auparavant les hôpitaux, comme les collectivités locales, pouvaient faire appel à des prêts bonifiés à très long terme (jusqu’à 60 ans) auprès de la Caisse des dépôts et consignation. Enfin, il est possible de faire bénéficier les hôpitaux d’économies supplémentaires en répondant favorablement à la demande d’exonération de la TVA sur les investissements, impôt injustifié pour des équipements publics.
En conclusion, nous disposons donc aujourd’hui d’arguments forts pour aller vers une Sécurité sociale qui réponde aux principes de sa création et qui soit réellement financée à hauteur des besoins. À nous de partager ces éléments par le biais d’initiative d’éducation populaire afin de nous donner les moyens de créer le rapport de forces pour pouvoir amorcer leur mise en œuvre.