Il n’aura pas fallu longtemps pour que le projet de « grande Sécurité sociale », évoqué par ministre de la Santé en exercice, Olivier Véran, qui avait suscité un certain intérêt chez ceux qui déplorent les failles accumulées du système, avorte et se révèle sous un autre jour : au mieux un tour de piste d’un débat bouclé de toute façon par le pouvoir en place, à l’arrivée, selon ses « contraintes budgétaires », mais ménageant cependant des approches critiques bienvenues, au pire comme un piège jonglant avec le périmètre et les conditions du 100 % remboursable des dépenses.
Un projet de « grande Sécu » voué à avorter
Comment, d’ailleurs, pareil projet serait-il encore digne d’inspirer confiance quand la Sécurité sociale est attaquée sur deux fronts majeurs : le ministre qui parle de réforme est le même qui, dans la « pratique », dans le quotidien des soignés, et des soignants, gère la dégradation alarmante de l’hôpital public. Olivier Véran, dans l’évocation de son projet, ne s’est pas arrêté sur l’état des lieux. On veut bien croire que l’on puisse se projeter dans le futur sans se ligoter dans le présent, mais quand même…
L’autre démenti à la « bonne volonté » gouvernementale vient d’être administré dans un secteur voisin, celui de l’assurance chômage. L’assurance maladie et l’assurance vieillesse sont fondées sur des indemnités de remplacement des revenus du travail. L’assurance-chômage relève du même principe. D’avoir remis cette assurance entre les mains d’un « paritarisme » avec le patronat faisant de ce dernier l’arbitre des élégances financières était cousu de fil blanc. On en connaît le prix aujourd’hui : des hommes et des femmes vont subir une double peine : déjà privés de travail ils commencent à être un peu plus privés de ressources.
D’où cette interrogation : le qualificatif de grande déjà accolé à cette nouvelle Sécu avant même qu’elle n’existe, n’était-il pas destiné à masquer bien des « petites misères » ? Emmanuel Macron, le premier, est un habitué des superlatifs… À commencer par le fameux « grand débat » en forme de réponse à la révolte des Gilets jaunes. Et, chaque jour, la liste des héros s’allonge, des urgences des hôpitaux à l’armée d’Afrique, d’ailleurs plutôt promis à être sacrifiés. Avec, régulièrement, un conseil de défense remplaçant le conseil des ministres pour suivre le général en chef, mélangeant tout, donnant des ordres qui, par définition, ne se discutent pas.
Le projet de démembrement de la Sécurité sociale de 1945
La confusion dans les esprits guette. Premier remède : faire la clarté sur l’état des lieux. Des collectifs ont déjà travaillé. La CGT des organismes sociaux et le média ReSPUBLICA livrent, à ce sujet, des diagnostics qui se recoupent : tout concourt au démembrement de la Sécurité sociale de 1945. Une étape est d’ailleurs mentionnée pour 2025… Si Olivier Véran a suspendu sa « grande Sécu », c’est qu’il a été manifestement convenu que l’affaire n’était pas suffisamment claire. Mieux valait, dit-on, dans les médias informés, attendre le prochain quinquennat… d’Emmanuel Macron ! Il suffirait que ce dernier mentionne la question de la Sécu dans sa campagne électorale pour affirmer ensuite que les Français, s’ils veulent bien renouveler son mandat, pour bien d’autres raisons, auront avalisé ce projet.
Les stratèges de cette manœuvre ne veulent pas, cette fois-ci, rater leur « coup ». Ils n’ont pas oublié leur échec cinglant de 1997. A peine élu président, Jacques Chirac fait d’Alain Juppé, son homme de confiance, un Premier ministre en service commandé dont l’ordre de mission est clair : amputer gravement le réseau ferré de la SNCF, et désosser la Sécurité sociale. Cela fait beaucoup : un service public historique et un joyau de la protection sociale à la fois ! Des grèves qui mobilisent et des manifestations qui gonflent dans une France qui ne s’est pas convertie au sacrifice social, et l’affaire est assez rapidement pliée.
Dès sa naissance, la Sécurité sociale trouve, pour se définir, des mots de circonstance précis et forts. Elle prend force de loi sous la forme d’une ordonnance adoptée le 19 octobre 1945, par le gouvernement du général de Gaulle. Elle répond aux vœux du Conseil national de la Résistance qui, dans son programme adopté le 15 mars 1944, préconise « un plan complet de sécurité sociale visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ».
Deux hommes en prennent la responsabilité : un ministre dont le titre devient « ministre du travail et de la sécurité sociale » signifiant que les deux, le travail et la sécurité, sont désormais indissociables, et un haut fonctionnaire, Pierre Laroque, qui en sera le directeur.
Le premier, Ambroise Croizat, est ouvrier ajusteur, syndicaliste, député communiste du Front populaire. Il dira : « La Sécurité sociale est la seule création de richesse par le travail, sans capital, la seule qui ne va pas dans la poche des actionnaires, mais est investie dans le bien-être de nos citoyens ». Il ajoutera encore à propos de l’âge de départ qui fera couler beaucoup d’encre : « la retraite ne doit pas être l’antichambre de la mort, mais une nouvelle étape de la vie ». Il faudra s’en souvenir lorsque, dans les conflits à venir, en 1997, en 2003, les syndicats défendront l’option d’un âge de départ à la retraite… en bonne santé ! Pressentant d’autres façons de voir les choses, Croizat met en garde : « faire appel pour financer la sécurité sociale au budget des contributions serait subordonner l’efficacité sociale à des considérations financières, ce que nous refusons ». Tout déjà est dit qui annonce la suite.
Le programme du CNR est en rupture totale avec le régime de Vichy, avec son « État français » qui a fait sauter la république, son corporatisme inféodé au patronat. Les libertés syndicales seront rétablies, les syndicalistes résistants honorés, tel Jean-Pierre Timbaud fusillé par les nazis dans la carrière de Chateaubriand. Produit du mouvement ouvrier, le programme du CNR porte la marque du Front populaire de 1936, sa semaine de 40 heures, ses congés payés. Mais il porte d’autres marques encore, notamment, celles de sa nouvelle puissance. A la Libération, la CGT, à nouveau réunifiée, a été rejointe par quelque cinq millions d’adhérents. Et au cœur de ce programme, il y a ce fameux plan complet de sécurité sociale.
Petit retour sur l’histoire
La fabrique, révolutionnaire si l’on veut, de la Sécurité sociale est d’origine contrôlée. On y retrouve, dès le début du XXe siècle, quand le monde du travail veut se protéger, la CGT de l’époque, tendance anarcho-syndicaliste, qui ne voit le salut que dans la grève générale, et Jaurès, le socialiste, qui voit plus loin. De toutes ces assurances, écrit-il dans La Dépêche, le 16 juin 1911, la plus noble est celle de l’assurance vieillesse, car son objet est lointain. S’assure ainsi, dit-il, la classe, la grande classe des travailleurs, avec l’industrie et l’État. C’est parce qu’il la veut durable qu’il défend le triple versement – salariés, employeurs, État – qui engage tout le corps de la nation. Et c’est la dissociation de ce pacte, notamment avec les assurances dites complémentaires, concurrentielles, qui effectivement, comme il est dit, fragilise le système.
Cette fabrique sociale de la nouvelle institution de 1945 n’est pas qu’un programme à appliquer, et ne s’incarne pas seulement dans un couple de responsables politiques, devenus hommes d’État. Dans le film de Gilles Perret, « La Sociale », entièrement consacré à la naissance de cette Sécu de 1945, on voit s’affairer une équipe qui édifie une des premières caisses primaires d’assurance maladie. La Sécu a d’abord été mise en place par des militants, syndicaux et politiques en premier lieu, mais aussi ce que l’on pourrait nommer des militants de la Sécu. Le problème est que la Sécurité sociale a été, de réforme en réforme, ou plus exactement, de contre-réforme en contre-réforme, on me passera l’expression, « dé-militantisme », en fait bureaucratisée. Les assurés se rendent dans les CPAM comme dans une administration, plus rarement comme dans leur copropriété financée par leurs cotisations.
Au demeurant, la crise dite sanitaire, en cours, ne pose-t-elle pas cette question de la sortie d’une bureaucratie sous la commande d’un État néolibéral surpolitisé, dans le pire sens du terme, et à un retour, si ce n’est au militantisme de 1945 mis à mal, à un nouvel engagement militant, humain, syndical, politique, répondant à une fabrique sociale d’aujourd’hui ? N’en a-t-on pas eu une idée avec les hôpitaux où, face à l’urgence, des personnels, de tous niveaux, ont eu le goût, le savoir, et la volonté, sous les applaudissements de la population, de prendre les choses en main ?
D’autant que, sans confondre purement et simplement les époques, l’ampleur planétaire de la crise repose la question d’un plan complet de sécurité sociale dans une nouvelle dimension. Cette dimension avait déjà été esquissée à la Libération. La Sécu, à la française, a été fondée parallèlement à la réforme britannique. « L’Esprit de 1945 » du cinéaste Ken Loach, en est un témoignage vibrant. Et, surtout, la sécu a été au cœur de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, juridiques et sociaux, adoptée en 1948, à Paris. Un « sommet social » dans lequel un Français, Stéphane Hessel, résistant, déporté, ambassadeur, a joué, aux côtés de René Cassin, un rôle qui mérite d’être mieux connu, et dont il reste son best-seller Indignez-vous. Il a défendu, avant de disparaître, l’idée d’ajouter au conseil de sécurité de la paix entre les nations un conseil de sécurité sociale dans le cadre des Nations Unies.
Entre-temps, hélas, une Madame Thatcher, sorcière de l’ultralibéralisme, a fait son ménage en commençant par isoler les ouvriers britanniques les plus déterminés, les plus courageux. Une leçon à méditer. La Sécu, on me pardonnera ce truisme, est, en dernière analyse, d’abord une question de rapport de forces. L’analyse de Frédéric Pierru, en termes de structures, est opportune, mais la défense de la Sécurité sociale « à 100 % » sera difficile sans qu’elle s’inscrive dans le « plan complet » du programme du CNR, dans ses dispositions essentielles, sans le syndicalisme et ses bases, sans les administrateurs élus au suffrage direct qui les engage, et donc sans un financement remis sur ses pieds.
Face aux crises
Ce cap est difficile à franchir, mais il est incontournable. Gramsci, le philosophe communiste italien, dans un contexte bien plus lourd que le nôtre, parlait du pessimisme de la lucidité et de l’optimisme de la volonté. Si les mots de sécurité sociale ont encore un sens, le nouveau cours des choses, à l’échelle du pays, et surtout à l’échelle du monde, les oblige à être repensés comme le nouveau départ d’une marche avant à l’inverse de la marche arrière engagée en haut lieu. La crise, sanitaire et climatique, frappant à la fois la planète et le quotidien des individus appelle une nouvelle pédagogie qui fait son chemin dans les nouvelles générations dont Greta Thunberg est un symbole. Cette double crise redouble, déjà, d’une troisième dont la récente étude du laboratoire mondial des inégalités témoigne de façon spectaculaire : le fossé entre les riches et les pauvres, entre les hommes et les femmes, entre la nature et sa maltraitance par les couches aisées, se creuse de façon vertigineuse.
Planétaires, ces crises sont d’un tout autre enjeu que les oracles d’un chef d’État français. Si les décisions étaient celles d‘un collectif d’administrateurs responsables devant les assujettis, les cotisants, et non les décisions d’un seul, fut-il président, dont on sait bien que cette personnalisation dissimule des intérêts à peine occultes, la gestion de la pandémie serait déjà perçue de façon plus saine. Elles remettent, sur le devant de la scène, une double responsabilité portant sur la sécurité et le « social ». Inutile de lui chercher une nouvelle dénomination : Sécurité grande, petite, ou moyenne. Elle en a déjà une qui lui suffit largement.
C’est ce que Jaurès appelait la démocratie sociale. Il a été de ceux qui lui ont fait franchir deux étapes : dans les actes avec les fameuses Retraites Ouvrières et Paysannes (ROP), dont il a été, à la fois, dans le monde paysan, à Albi, et dans le monde ouvrier, à Carmaux, un inlassable défenseur et qui déboucheront sur une loi adoptée en 1910 ; et dans la pensée à visée universelle, lors de ses conférences, en 1911, en Amérique latine, notamment. A Buenos Aires, le 1er octobre, il prononce des mots que l’on peut juger empreints d’utopie, mais inoubliables pour l’avenir. « Peu à peu les nations s’entendront progressivement pour une protection commune des misères ouvrières et des souffrances humaines. » Avant de conclure : « Une noble solidarité de justice sociale voit le jour ainsi entre les peuples, et le mot d’étranger, le triste mot d’étranger, perd tout ce qu’il avait de sa brutalité et de sa tristesse ». Rêve d’un socialiste pressé de voir advenir un monde meilleur ? Programme pour un temps futur qui frappe encore par sa résonance dans les temps troublés, voire désespérants, d’aujourd’hui ? Y réfléchir, avec ces deux variantes, n’est pas perdre son temps.