L’annonce d’une prochaine « Grande Sécu » par le ministre Olivier Véran, à six mois de l’élection présidentielle, a suscité l’espoir pour ceux qui, depuis plus de dix années, ont dénoncé le caractère économiquement irrationnel et socialement injuste du « double payeur » pour un même soin et ont longtemps prêché dans le désert. Las, la douche froide n’a pas tardé : M. Véran aurait déjà abandonné l’idée. Le tir nourri de barrage des acteurs de la complémentaire santé ces derniers jours semble avoir emporté la décision. Les défenseurs de la Sécu n’ont cependant pas dit leur dernier mot. C’est à nous de nous mobiliser.
Souvenons-nous de l’Accord National Interprofessionnel de 2016, sous un gouvernement de gauche donc, qui instaurait une complémentaire santé d’entreprise pour tous les salariés, moyennant des niches fiscales qui venaient ajouter au mitage de l’impôt. Un tel dispositif, présenté comme une « grande avancée sociale » en contrepartie de la dérégulation accrue du marché du travail, a été perçu comme la continuation du désengagement de la Sécurité sociale, au profit d’organismes qui, bien que se réclamant de la solidarité, se calaient sur les pratiques assurantielles les plus banales : sélection des risques, tarification à l’âge et à la famille, loin de la solidarité instaurée par les fondateurs de la Sécurité sociale.
Poursuite du désengagement
De ce point de vue, Thomas Saunier, président de Malakoff, a récemment vendu la mèche puisqu’il distinguait la « Sécu », emblématique de la « solidarité », des organismes maladie complémentaires, relevant de la « liberté ». Pour autant, il faut rappeler des faits historiques, qui contredisent la communication des groupes qui s’opposent, de tribunes de presse en plateaux de télévision, au projet de « Grande Sécu » avancé par le ministre Véran.
L’histoire est le juge de paix. Faut-il rappeler que les fondateurs de la « Sécu », Pierre Laroque et Ambroise Croizat, souhaitaient dès 1945, généraliser le régime d’Alsace-Moselle à l’ensemble du pays, et ce malgré le traumatisme de l’invasion allemande. Autrement dit, ils désiraient, comme Keynes à propos des rentiers, l’euthanasie de la mutualité. Certes le mouvement mutualiste a suppléé aux défaillances de l’État avant-guerre (même si des projets d’assurances sociales obligatoires ont vu péniblement le jour, mais en étant restreints dans leur ambition).
Il faut souligner ici que les fondateurs de la Sécu étaient pour la généralisation du modèle de l’Alsace-Moselle à l’ensemble du territoire. Il aura fallu un intense lobbying de la mutualité pour qu’en 1947, une loi, dite Morice, « prise dans l’intérêt de la Mutualité » (à l’époque les choses étaient dites brut de décoffrage, sans artifice de communicants), finisse par réserver une place aux mutuelles, au nom du ticket modérateur. Un ticket modérateur bien politique car on saisit mal pourquoi un tel ticket modérerait la consommation de soins dès lors qu’il est réassuré par des « complémentaires santé ». Sous les atours scientifiques, c’est bien de politique dont il s’agissait.
Mépris de classe
Mais cette défaillance était organisée : petit patronat, mutuelles et syndicats de médecins libéraux ont lutté pied à pied contre l’avènement des assurances obligatoires. Avec les mêmes arguments qu’aujourd’hui : lutte contre la « médecine de caisse », « déresponsabilisation » de patients portés au consumérisme dès lors que tout est « gratuit », encouragement à la paresse et l’oisiveté, apologie de la « liberté ». L’histoire de la Sécurité sociale est aussi rémanente que lassante : la coalition libérale, hier comme aujourd’hui, ressasse toujours les mêmes arguments, empreints de mépris de classe.
Paradoxalement, l’avènement de la Sécurité sociale a permis à la profession médicale de considérablement s’enrichir, après que soit adoptée la convention nationale entre la « Sécu » et les syndicats de médecins libéraux…
Les années 1970 – 2000 furent des années fastes pour les médecins. Ce qui n’a pas empêché certains syndicats de réclamer, en 1979, sous le gouvernement néolibéral Barre, la création du secteur 2, dit à honoraires libres, devenu, au fil du temps, l’un des premiers obstacles à l’accès aux soins des plus démunis.
Les urgences hospitalières sont devenues l’ultime recours d’accès aux soins de ces derniers, la médecine de ville ne parvenant plus à répondre à la demande en raison de la pénurie organisée des professionnels, de sa mauvaise répartition sur le territoire et la banalisation des dépassements d’honoraires.
Les urgences hospitalières sont devenues l’ultime recours pour [les plus démunis], la médecine de ville ne parvenant plus à répondre à la demande en raison de la pénurie organisée des professionnels.
Hypocrisie historique
Ce « Yalta » historique est arrivé à son terme. La pandémie a mis sous une lumière crue non seulement les inégalités d’accès aux soins mais aussi les inégalités face à la prévention. Les opposants à la « grande Sécu » cherchent à préserver leurs positions et leurs emplois. C’est bien compréhensible. Cependant, ces exigences ne peuvent rivaliser avec les impératifs de santé publique.
Le déploiement, à partir de 2016, de l’accord national interprofessionnel a, d’une certaine façon, mis un terme à cette hypocrisie historique : les retraités, les fonctionnaires ont constaté que la pseudo-généralisation de la « complémentaire d’entreprise » se traduisait, pour eux, par un renchérissement insoutenable de leurs primes de mutuelles, lesquelles ont beaucoup d’argent pour financer, par exemple, des stades de foot ou d’onéreuses transatlantiques. La Sécu, c’est 5 % de frais de gestion ; les assurances maladie complémentaires c’est entre 15 et 25 centimes d’euro pour un euro de prime qui s’évaporent dans les frais d’« acquisition de marché » (la publicité en d’autres termes, il suffit de compter le nombre de stades de football qui portent le nom d’une mutuelle ou d’un Institut de prévoyance).
A l’heure où l’efficience est à l’ordre du jour, cette rente a eu son temps. Il est plus que temps de passer à une vraie grande Sécurité sociale qui prend en charge à 100 %, et bien entendu de façon obligatoire, un périmètre large de soins et de prévention. La création d’une grande sécu mérite un débat public, mobilisons-nous pour qu’il ait lieu ! la Sécu doit redevenir un objet politique et non une simple affaire de gestionnaires et de comptables myopes, guidés par les pressions de l’industrie de l’assurance.
Ce texte a été signé par 47 professionnels de santé et 27 personnalités issus des mondes de l’université, de la recherche, de l’éducation populaire, du cinéma
——————————- Liste des signataires ————————–
Françoise Acker, sociologue
Guy Alengrin, médecin généraliste, Laveur (81)
Marie Backchiche, psychologue
Gilles Balbastre, réalisateur
Jean-Charles Basson, professeur de science politique, Université de Toulouse 3
Philippe Batifoulier, économiste
Théobald Bellot, médecin généraliste salarié
Mathieu Bellahsen, psychiatre
Cyrille Blondet, Maître de Conférences des Universités-Praticien Hospitalier, CHU de Strasbourg
Paule Bourret, cadre de santé retraitée
Pierre Bray, syndicaliste
Raphaël Briot, Maître de Conférence des Universités – Praticien Hospitalier, Grenoble 9P
Isabelle Canil, orthophoniste
Christine Chambéry, infirmière, Agen
Stephan Chédri, psychanalyste
Patrick Chemla, psychiatre chef de pôle, Reims, Membre de l’Union syndicale de la psychiatrie (USP)
Thomas Coutrot, économiste
Nathalie Coutinet, économiste
Nicolas da Silva, économiste
Sophie Crozier, neurologue, La Pitié-Salpêtrière, CIH
André Cuq, section Ligue des droits de l’Homme, Gaillac-Tarn
Claude Didry, directeur de recherche CNRS, Centre Maurice Halbwachs-Ulm
Jean-Paul Domin, économiste
Patrick Dubreil, médecin généraliste
Eric Dupont, médecin hospitalier, Agen
Victor Duschesne, économiste
Marie-José del Volgo, Maître de conférence – Patricien hospitalier (honoraire)
Danièle Epstein, psychanalyste, psychologue retraitée, ministère de la Justice
Alexandre Fauquette, docteur en science politique, sociologue
Sébastien Firpi, Psychologue clinicien hospitalier, Doctorant en psychanalyse
Maryse Gadreau, économiste
Roland Gori, psychanalyste, professeur honoraire des universités
Aurélien Guittard, médecin hospitalier, Limoges
Marie-Odile Herter, secrétaire de la rédaction
Laurent Heyer, praticien hospitalier
Anne Gervais, hépatologue, praticien hospitalier, CIH
Delphine Glachant, psychiatre de secteur, présidente de l’Union Syndicale de la Psychiatrie 21P
André Grimaldi, diabétologue, professeur de médecine
Antoine Gros, praticien hospitalier, Versailles
Éric Jamet, éditeur
Matthieu Lafaurie, médecin hospitalier
Thierry Lang, professeur de santé publique, université de Toulouse
Frédéric Lebaron, sociologue
Philippe Lorrain, médecin généraliste
Benjamin Lavigne, psychiatre hospitalier
Lionel Leroi-Cagniart, psychologue du travail
Pascal Martin, sociologue, post-doctorant à la Chaire santé de Sciences po
Antoine Math, chercheur à l’institut de recherches économiques et sociales (IRES)
Gérard Mauger, sociologue, CNRS
Denis Parviz, psychiatre de secteur
Anne Perraut-Soliveres, cadre de santé retraitée
Gilles Perret, réalisateur
Frédéric Pierru, sociologue et politiste, chercheur au CNRS
Louis Pinto, sociologue, directeur de recherche au CNRS
Claude Poliak, sociologie, directrice de recherche au CNRS
Louis Pinto, sociologue, directeur de recherche au CNRS
Frédéric Stambach, médecin généraliste rural
Renaud Soliveres, comédien et metteur en scène
Pratiques. Les cahiers de la médecine utopique
Christophe Prudhomme, urgentiste, syndicaliste, membre du HCAAM
Gilberte Robain, PU-PH, Cheffe de service, Rothschild
Jean Scheffer, cardiologue ancien médecin chef au CH d’Albi
Jean Rohel, collectif hôpital Saint-Malo-Dinan
Claude Schauder, psychanalyste, ancien professeur associé des universités
Nicole Schauder, médecin de santé publique
Thomas Schauder, professeur de philosophie
Nicole Smolski, praticien hospitalier honoraire
Willy Rozenbaum, Professeur honoraire de Maladies Infectieuses, Praticien Hospitalier
Bernard Teper, Animateur du Réseau éducation populaire, auteur
Annie Thébaud-Mony, sociologue
Richard Torrielli, patricien hospitalier
Laurent Sedel, PU-PH, Lariboisière, chirurgien à la retraite
Alfred Spira, Professeur honoraire de santé publique et d’épidémiologie
Alexis Spire, sociologue, directeur de recherche CNRS
Maurice Souleil, retraité de France Telecom, Président de l’Association des Usagers et Amis du Centre Hospitalier de Montauban, Président de l’Association des Curistes de Capvern les Bains.
Monique Souleil, retraitée Sécurité sociale, ancienne responsable syndicale et membres de CA de la CPAM
Dominique Terres, pédopsychiatre, Paris
Julien Vernaudon, médecin gériatre, Lyon
Jean Vignes, infirmier psychiatrique retraité
Renée Viudès
Florian Vivrel, Médecin urgentiste
Daniel Wallach, médecin des hôpitaux honoraire