Le service au public, un retour nécessaire au politique

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Sebastien Firpi – Psychologue clinicien hospitalier, psychanalyste, doctorant en psy-chopathologie clinique et psychanalyse, formateur en travail social, membre de l’Appel des appels.

Auteur et co-auteur de divers articles, tels que « Quelle psychiatrie aujourd’hui ? », VST Revue du champ social et de la santé mentale en mars 2021; « L’humain à l’ouvrage. Pour un désir hospitalier » dans L’Humanité en juin 2021 ; et contributeur aux ouvrages collectifs : Rapport sur la folie à l’âge capitaliste : Marx et Freud ainsi que : Une praxis de la psychanalyse, L’Harmattan en 2022

Le « service au public », en tant que lieu institué par l’État, fonde en son essence la structure de la politique et du lien social. Notre actuel paysage politique gomme ses origines, dénonce un échec politique prônant l’aboutissement d’une parfaite réussite, et perd de vue sa visée de recherche permanente indispensable à tout processus de création.

La politique, et non le politique dont il n’est que le sujet, provient du latin en tant que relatif au « gouvernement des hommes » dont le terme résulte du grec qui « concerne le citoyen et l’État » dans l’intérêt de la cité(1)TOMI M., HORDE T., TANET C., REY A., (1999), Dictionnaire historique de la langue française, Robert, Paris, p.2828.. La politique est un qualificatif qui signifie ce qui est propre à un gouvernement et à ses actions. Depuis son origine antique, elle organise les institutions et règle les termes du lien social. Ce sont les institutions qui en sont les garantes lorsqu’elles sont étatiques et de ce fait implantées au sein du socius. L’institution comme un groupe constituant l’ordre social peut se définir comme moyen d’assurer une fonction de tissage aboutissant à un échange où le sujet trouve la possibilité d’être représenté.

L’institution psychiatrique, témoin de l’état du social, si elle se réfère à sa mission étatique, doit aussi penser un lieu où l’aliénation sociale est inséparable de l’aliénation psychique. La « psychothérapie institutionnelle » organise des dispositifs pour fonder un lieu où il s’agit de « ne pas ajouter un peu plus d’aliénation ». Elle ne s’érige ni en solution ni en vérité, mais s’inscrit dans une expérience qui vise à produire une version soignante par l’analyse de ses échanges. La psychothérapie institutionnelle, cela n’existe pas en soi, c’est une visée, « ce n’est qu’un mouvement qui ne peut vivre que si l’on y est. (…) Toujours en chantier, avec les moyens du bord. Ce qui exige une syntaxe opératoire, des concepts, une logique spécifique. »(2)OURY J., (2003), Psychiatrie et psychothérapie institutionnelle, Champ Social, Paris, pp.157-167. C’est une praxis instituante à l’articulation de Marx et Freud, et au lien nécessaire entre clinique et politique. De strate en strate vient s’y inscrire le témoignage des sujets qui s’y déplacent. La politique y trouve de ce fait sa place, c’est ce que notamment le film Les heures heureuses – dont la référence sémantique ne peut être plus claire – évoque avec poésie, histoire, et engagement.

La politique est devenue aujourd’hui l’art d’automatiser les comportements et cela se passe de parole. Ce qui faisait sa fonction de mise en commun des pratiques dans ses échanges et ses controverses pour créer un espace symbolique avec comme opérateur la parole, un discours partagé qui soutient la capacité à continuer de se parler alors que nous ne sommes pas d’accord. Cette mise en élaboration est recouverte puis annulée par le consensus mou de la gouvernementalité ambiante. Cette mise en commun des désaccords c’est ce qui fonde « la réunion ». Cette conflictualisation est pourtant nécessaire au tissage du lien social, elle est directement attaquée par la mutation de l’éthique politique : « Si le sujet humain est bien un sujet parlant comme l’indique la psychanalyse, un être de verbe, de parole, de dialectique, donc aussi de polémique, alors on peut dire que ces nouveaux instruments de la pratique politique permettent de faire tout simplement l’économie de la subjectivité et de réduire un groupe de sujets à un ensemble d’objets. »(3)g CERISE L., (2015), Gouverner par le chaos, Ingénierie sociale et mondialisation, Max Milo, Paris, 2021, p.29. L’homme est ainsi réifié en une statue de pierre dont l’érosion tentée par ce soi-disant « nouveau monde » ne devrait pas nous faire oublier la marge de manœuvre laissée à l’invention, et ainsi métaphoriquement à l’œuvre de l’artiste.

Le service public, pointé comme dysfonctionnant, est l’argument qui tente de justifier le désengagement de l’État afin de masquer la véritable raison de son abandon, recouverte par un pseudo manque de rentabilité. Le fondement du lien social ne peut dépendre de quelque attente économique. Ce choix tranche avec le « retour à l’équilibre » du social mis au travail au temps de l’après-guerre. Proposer de reformer le service public implique l’analyse de son fonctionnement, pas de son contrôle ni de sa destruction. C’est mettre en place de manière artificielle un dysfonctionnement institutionnel pour pouvoir dire qu’il faut le supprimer ou les remplacer par quelque chose que l’on contrôle par des services privatisés sur fond spéculatif. L’objet de cette démarche est de défaire de manière assumée les acquis d’après 1945 : « Le modèle social français est le pur produit du Conseil National de la Résistance. Un compromis entre gaullistes et communistes. Il est grand temps de le réformer (…) »(4) https://blogs.mediapart.fr/republicain/blog/191211/denis-kessler-il-sagit-de-defaire-methodiquement-le-programme-du-cnr Les annonces permanentes des différentes réformes des gouvernements successifs peuvent donner une impression inégale de portées diverses.

Le service public, pointé comme dysfonctionnant, est l’argument qui tente de justifier le désengagement de l’État afin de masquer la véritable raison de son abandon, recouverte par un pseudo manque de rentabilité.

A y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme spécifique : « Il aura fallu la chute du mur de Berlin, la quasi-disparition du parti communiste, la relégation de la CGT dans quelques places fortes, l’essoufflement asthmatique du parti socialiste comme conditions nécessaires pour que l’on puisse envisager l’aggiornamento qui s’annonce. Mais cela ne suffisait pas. Il fallait aussi que le débat interne au sein du monde gaulliste soit tranché, et que ceux qui croyaient pouvoir continuer à rafistoler sans cesse un modèle usé, devenu inadapté, laissent place à une nouvelle génération d’entrepreneurs politiques et sociaux. Désavouer les pères fondateurs n’est pas un problème qu’en psychanalyse(5)CERISE L., (2015), Gouverner par le chaos, Ingénierie sociale et mondialisation, Max Milo, Paris, 2021, p.41.

Ce discours met au jour sans complexe une argumentation qui prend appui sur l’évidence d’un échec sans plus d’étayage sauf à considérer une doctrine qui ne tiendrait plus et ne correspondrait plus au système social et économique actuel. Tout ceci sans argument solide, mais en commentaire de surface où nous lisons davantage l’intention néolibérale qu’un fond éthique et politique. Ce tour de forçage tend vers une domination du pouvoir économique qui rompt avec le soutien du système étatique institutionnel pour l’intérêt général. Un politisme qui vise à l’exigence de la réduction des incertitudes et à une anticipation de plus en plus resserrée sur la réalité de marché, la normalisation, l’objectivisme, le rendement et la recherche d’efficacité qui transforment en profondeur nos métiers.

Une dépolitisation orchestrée

Sans la vigilance et l’action syndicale comme contre-pouvoir, on assiste à un recul des acquis et au glissement du droit du travail. En résulte la solitude des salariés sans possibilité d’un tiers qui organise une démarche collective. S’ensuit un désintérêt pour le fait politique et une méfiance envers les institutions.

La décrédibilisation des enjeux politiques est corrélative de l’audience des syndicats auprès des travailleurs avec pour effet la diminution voire la disparition de l’esprit critique comme le précisent Chiapello et Boltanski(6)BOLTANSKI L., CHIAPELLO E., (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 2013, p.378.. Les expériences pratiques le démontrent, lorsque les syndicats sont bien implantés et actifs, les problèmes liés au travail peuvent être remontés jusqu’au niveau national.(7)Ibid., p.379. Sans la vigilance et l’action syndicale comme contre-pouvoir, on assiste à un recul des acquis et au glissement du droit du travail. En résulte la solitude des salariés sans possibilité d’un tiers qui organise une démarche collective. S’ensuit un désintérêt pour le fait politique et une méfiance envers les institutions. Le mouvement syndical permet plus largement une réflexion et une prise de conscience de l’état général de la politique et du monde du travail par « des méthodes de travail, une socialisation des moyens de résistance, des formations à la négociation, auxquelles un délégué du personnel isolé n’a pas accès »(8)Ibid., p.380.. Le discours ambiant tente d’évacuer l’action syndicale comme désuète et donc inadaptée aux questions actuelles comme elle dénonce sur le même thème la lutte contre les inégalités. Les représentations sauvages font abondance et aucune argumentation sérieuse n’est dépliée dans la plupart des cas.

Pour étayer le propos, nombre d’exemples isolés démontrent l’échec de la démarche syndicale. Ce constat peut expliquer « la supposée montée de l’individualisme et du chacun pour soi, la crise de confiance dans l’action politique, ou la peur du chômage, avancées habituellement pour expliquer par exemple, les difficultés de mise en place d’une résistance à la croissance de l’exclusion, qui ne peuvent ainsi être déconnectées de la dynamique du capitalisme et de ses critiques. »(9)Ibid. C’est tout ce qui a produit l’amoindrissement du rôle des syndicats et de leur capacité à fonctionner comme contre-pouvoir, mais aussi comme une critique possible des effets du capitalisme sur la politique moderne. Les syndicats deviennent de moins en moins représentatifs notamment par la diminution du nombre d’heures de délégations, et leurs possibilités d’actions s’en trouvent amoindries : « Les délégués syndicaux se retrouvent donc encore plus seuls pour tenir des fonctions élargies par le législateur (…), de moins en moins en contact avec les salariés, et n’ont plus le temps de développer l’adhésion, ni même de s’occuper des adhérents, ce qui accentue encore la désyndicalisation. »(10)Ibid., p.385. Il est implicitement conseillé, de manière plus ou moins insidieuse de « mettre en suspens ses sympathies politiques. »(11)PIALOUX M., WEBER F., BEAUD S., (1991), Le populaire et le politique, Les usages politiques du populaire, « Crise du syndicalisme et dignité ouvrière », Politix, Revue des sciences sociales du politique, vol. 4, n°14, p.13.

Ce qui nous l’observons sur le terrain augmente les risques d’être mal vu, et, réel ou pas, amène une importante crainte à adhérer à un lieu engagé et militant. Les jeunes salariés et ceux en situation précaire se syndiquent rarement, ce qui contrairement à ce que nous pourrions penser, n’est pas forcément en lien avec un « désintérêt du syndicalisme »(12)https://www.pantheonsorbonne.fr/fileadmin/ISST/PDF/Ires_2018__syndicalisation_jeunes.pdf, mais peut-être une pression plus ou moins directe liée aux effets institutionnels..

Pour soutenir la nécessité de l’activité syndicale, il faudra aussi rappeler leur rôle dans la culture politique depuis le début de leur histoire. Outre défendre et faire respecter les droits, ils soutiennent les termes d’une conflictualisation nécessaire : « Le syndicaliste n’a pas à résoudre les problèmes ; au contraire il doit aider les contradictions à mûrir et à éclater »(13)Ibid.. Ce qui est, dit en passant, le principe même du politique quant à la mise en tension d’une conflictualisation productrice de savoir. Redonner une sensibilisation à la nécessité des syndicats comme une forme d’assurance au travail ce n’est pas seulement le doter d’objectifs adaptés aux questions de notre temps, c’est aussi en faire un outil pratique capable de saisir les formes et les statuts de travail réellement existants : « Si l’objectif est de mobiliser les communautés de travail, alors il faut largement déborder les frontières dites « professionnelles » qui constituent souvent aujourd’hui autant de modes de séparation des travailleurs. »(14)PERNOT J-M., (2021), « Malaise dans le syndicalisme », https://syndicollectif.fr/malaise-dans-la-syndicalisation-jean-marie-pernot

Réinvestir les différents dits « corps intermédiaires » est un débat vif et actuel. Cette situation se concrétise par de nouvelles réorganisations administratives et légales et toutes leurs réformes récentes(15)NGUYEN L., (2020), « Fonction publique. L’intersyndicale refuse l’enterrement des CHSCT », https://www.humanite.fr/fonction-publique-lintersyndicale-refuse-lenterrement-des-chsct-690007. Cependant, ces « corps » ont encore une représentativité importante au sein des institutions et de nombreuses entreprises. Il est donc plutôt étonnant que les sujets qui s’y trouvent ne soient ni reconnus ni entendus s’ils n’investissent pas eux-mêmes ces différents lieux historiquement engagés dans la cause politique. Ces lieux dont le monde du travail est en dette par autant de remaniements indispensables à la défense du droit du travail et au soutien collectif de la solidarité nationale. Individualisme, dépolitisation, rupture de la solidarité, délitement du lien social, autant de constats de catastrophismes qui prennent du temps pour être analysés, et qui en laissent malheureusement bien moins pour inventer. Réinvestir les « groupes » doit prendre en considération la critique politique et la nécessité de « réinventer » et ne peut aboutir sans les corps intermédiaires encore représentatifs dans les lieux décisionnels institutionnels.

Pour soutenir ce point de vue, prenons un angle proposé ici par Lefort : « S’il n’existe pas de frontière entre la politique et ce qui est non politique, la politique elle-même disparaît, car elle a toujours impliqué un rapport défini entre les hommes, régi par l’exigence de répondre à des questions qui mettent en jeu le sort commun »(16)LEFORT C., (1986), Essais sur le politique, XIXème-XXème siècle, Essais, Points, Seuil, Paris, 2001, p.69..  Ce « ni droite ni gauche » propose l’illusion d’un monde unifié, la promesse d’un monde entier, et « en même temps » abrase toute possibilité discursive et déploie un désert d’ignorance : « Il n’y a de politique que là où se manifeste une différence entre un espace où les hommes se reconnaissent les uns et les autres citoyens, se situant ensemble dans les horizons d’un monde commun. »(17)Ibid.

Ce monde commun propose une multiplicité de perspectives et est détenteur d’un désir que nous désirerions nommer comme contagieux, un désir d’un monde qui « transcende la contingence des institutions », la volonté. Cet espace d’invention en appelle à un événement qui signe encore la possibilité de lieux de création de nouvelles formes du politique sans en oublier la structure historique, elle, encore là : « le collectif n’est rien d’autre que le sujet de l’individuel. »(18)LACAN J., (1945), « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits, 1966, Seuil, Champ Freudien, Paris, p.213. Un individuel comme sujet qui ne peut être dupe de l’impossible à se représenter en entier par l’autre, en totalité en groupe. Une organisation de masse est par définition le lieu d’une diversité politique des membres ou des sympathisants. Celle-ci doit être respectée, ce qui veut dire que l’expression de l’organisation, y compris dans les dimensions politiques de son activité doit toujours partir d’un point de vue syndical, c’est-à-dire détachée d’enjeux partisans. Critiquer ou dénoncer les politiques publiques, proposer des modes alternatifs d’organisation sociale, défendre des principes sur la démocratie et les libertés, tout cela recouvre la dimension politique du syndicalisme.(19)PERNOT J-M., (2021), « Malaise dans le syndicalisme », https://syndicollectif.fr/malaise-dans-la-syndicalisation-jean-marie-pernot

Agir politiquement pour une organisation syndicale, c’est porter les grandes questions posées à la société et ouvrir le chantier de débats et de propositions à partir de ses propres pratiques, tisser un réseau avec d’autres sans prétention tout en apportant l’éclairage de la portée de la dimension sociale de nos métiers

La dimension politique du syndicalisme, ce n’est pas cela, ce n’est pas se mêler des disputes internes à la « sphère partisane », surtout compte tenu de l’état actuel de la gauche française. Agir politiquement pour une organisation syndicale, c’est porter les grandes questions posées à la société et ouvrir le chantier de débats et de propositions à partir de ses propres pratiques, tisser un réseau avec d’autres sans prétention tout en apportant l’éclairage de la portée de la dimension sociale de nos métiers comme composante essentielle des problématiques sociétales.

Une politique pour tous

La transformation du travail et des métiers pèse sur la société. Les services publics fondent un socle, mais c’est aussi le lieu où la première inscription d’un être citoyen que ce soit administrativement ou du point de vue de son existence, à l’image de l’hôpital où l’être vient au monde : « ce lieu si précieux où la naissance et la mort s’achoppent au quotidien. Ce lieu où ces moments de rencontres et de séparations des corps nous marquent et laissent leurs traces ineffaçables »(20)ORSI F., FIRPI S., (2021), « L’humain à l’oeuvrage. Pour un désir hospitalier : avec les collectifs, le retour du collectif », https://www.humanite.fr/lhumain-loeuvrage-pour-un-desir-hospitalier-avec-les-collectifs-le-retour-du-collectif-711429.

L’hôpital est aujourd’hui l’institution publique qui est sans doute la plus ciblée, examinée, « évaluée » ; « crise sanitaire » oblige.  Cette crise n’est ni plus ni moins le révélateur de la nécessité d’un système de santé fortement implanté dans l’espace social qui peut permettre un pont avec la chose politique. Il ne s’agit pas de penser le politique comme une forme de « care », du côté du mouvement anglo-saxon, mais plutôt de repositionner son essence du côté de la responsabilité définie par son origine. La politique c’est permettre un espace réglé, organisé, où les sujets trouvent à articuler leur demande aux institutions qui fondent le lien social et par là engagent un dialogue possible où la place de la parole se perpétue. Cette affaire touche au cœur du social et du politique à travers tous les champs d’interventions des institutions telles que la culture, l’éducation, le soin, la justice, et le social.

En nous référant à l’éthique du soin et du social comme à l’éthique politique, la manifestation des souffrances fait symptôme et est révélateur de l’état de nos sociétés. Comme le souligne Bourdieu, cette éthique commune est soucieuse de connaître et de comprendre les véritables causes du malaise qui ne s’expriment au grand jour qu’au travers de signes sociaux difficiles à interpréter, comme les déchaînements de violence, les expressions les plus primitives de la souffrance, mais aussi la misère.  Les soignants qui ne veulent plus soigner, les enseignants en souffrance, dénoncent les inégalités. Les marges de manœuvre laissées à la liberté passent ainsi par l’action politique : « Ce que le monde social a fait, le monde social peut, armé de ce savoir, le défaire (…) toute politique qui ne tire pas parti des possibilités, si réduites soient-elles, qui sont offertes à cette action (…) peut être considérée comme coupable de non-assistance à personnes en danger. »(21)BOURDIEU P., (1993), La misère du monde, Points essais, Paris, 2015.

Il serait intéressant de penser les effets d’une bascule politique, mais il y a semble-t-il des origines bien ancrées dans cette dite impossibilité de faire corps pour soutenir un collectif arrimé à l’éthique originelle de la politique. Cet équilibre implique la nécessité de mener ce travail d’analyse historique pour creuser le moment dont il s’agit et dont nous avons à nous saisir. Moment, momentum dérivé de movere, de mouvoir et se déplacer, propose un élan et un changement. Le moment détermine le mouvement de l’impulsion d’une balance, et devient la cause qui détermine une action. Dans un sens il représente l’influence, le motif et l’acception temporelle, mais aussi l’occasion et la circonstance(22)TOMI M., HORDE T., TANET C., REY A., (1999), Dictionnaire historique de la langue française, Robert, Paris, p.2269.. Autrement dit, le moment est aussi une possible occasion de se saisir de l’accès à une décision pour tenter de nous amener à une visée d’espace d’oeuvrage(23)L’oeuvrage fait référence à ouvrier, œuvre, et partage, en référence au terme « oeuvriers » proposé dans : GORI R., SYLVESTRE C., LUBAT B., (2017), Le manifeste des oeuvriers, Actes Sud, LLL, Paris.

.La crise sanitaire a révélé l’écart entre les pseudos « premiers de cordée » et les « premiers de corvée »(24)A ne pas entendre comme une proposition de victimisation, mais plutôt telle que les personnels des services publics sont « essentiels » dont le terme n’a même pas été pointé tant l’évidence de sa nécessité s’est voulue être voilée.. La force des métiers des institutions publiques présente une production à utilité publique évidente, il n’y a pas de valeur économique sans valeur d’usage, et la valeur d’usage c’est le travail des services publics qui la produit. Cette histoire que la monnaie produit des petits qui font d’autres petits est une fiction sans intérêt social, la théorie dite du ruissellement a en effet bien fait ses preuves. La force collective c’est le travail, et c’est là le cœur d’une mobilisation en cours et à venir. Si la visée politique est représentée par la finance et la monnaie, le travail est alors noyé et ce lieu essentiel est oublié : sous-estimer les effets révolutionnaires sur le travail qui n’attend pas est le préalable de la prise de pouvoir sur l’État.(25)FRIOT B., BERNARD J., (2020), Un désir ce communisme, Textuel, Paris. Une sous-estimation de l’alternative qui est pourtant déjà là par le laboratoire que proposent les métiers du service public est une attente de promesse qui refoule ce qui est déjà construit. La solution n’est pas pour demain, c’est ainsi que nous avons à sortir de cette attente future.

Se libérer d’une société capitaliste qui tient la société en otage se fait par la prise du pouvoir sur les métiers et sur le travail. C’est tout le paradoxe de continuer à accepter de faire ce contre quoi on milite. 

Ce qu’impose le regard sur l’analyse des services publics et son apport à l’organisation sociale est qu’on ne peut pas réinventer une invention précieuse déjà là. Tel que Bernard Friot le soutient par la poésie d’Aragon notamment dans Le Fou d’Elsa, c’est une affaire de considération du présent, « Je nomme présent ta présence ». C’est le présent qui détient le secret du mouvement du temps. Se libérer d’une société capitaliste qui tient la société en otage se fait par la prise du pouvoir sur les métiers et sur le travail. C’est tout le paradoxe de continuer à accepter de faire ce contre quoi on milite : tant que nous acceptons que notre travail soit contradictoire avec ce pour quoi nous militons, nous ne pouvons que perdre nos engagements.(26)Ibid. Nous constatons d’innombrables « zones à défendre », lieux « indépendants » ou autres créations « à côté » du « système » classique, de l’« alternatif », productions magnifiques qui n’en finissent pas. Nous pouvons y constater une énergie et une détermination pour produire autrement, c’est sans doute le cœur de la sortie des excès du capitalisme d’aujourd’hui. Mais il faut de ce fait des institutions, et des institutions publiques afin de mettre en sécurité sociale toutes ces productions devant ainsi sortir de la marginalité pour les protéger de quelconques récupérations.

Stratège et tactique pour un retour déjà là

La stratégie chez Rancière, c’est tenter d’allier à l’action une puissance d’expansion propre à un mouvement ou à une forme, c’est-à-dire la « capacité de lier non pas une organisation à une autre, mais une forme d’action, un type de rassemblement, un terrain d’action à un autre. »(27)RANCIERE J., HAZAN E., (2017), En quel temps vivons-nous, La fabrique, Paris, p.66. Le problème n’est pas d’opposer des groupes, mais des mondes et notamment un monde de l’égalité et un monde de l’inégalité. Cette forme d’antagonisme ramène sans doute le cœur de la construction politique sans chercher le rassemblement nécessaire, le pouvoir à son terme, mais à défendre ce qui se joue de l’actuel comme un lieu à penser et à agir. Le lieu que Rancière nomme l’oasis c’est penser un espace pour le présent, non pas le lieu d’une fracture, mais la lecture de la faille qui en advient. Ce sont des espaces de liberté au milieu du désert, ce n’est pas le « vide, mais le trop-plein du consensus. Et le consensus, c’est justement l’accord prédéterminé entre des sujets, des lieux, des modes d’énonciation et des formes d’efficacité. »

Et l’efficacité en politique touche au scientisme, c’est-à-dire à une fiction d’une rentabilité possible. Un retour aux Services pour le public, c’est ramener la politique à son fondement, c’est tracer l’ouverture d’une parole et d’une considération de l’autre encore possible au sein de l’espace social. Il s’agira maintenant de prendre la mesure de l’« esprit zombifié » qui nous guette non sans lien avec la jauge facilement évaluable très actuelle de la capacité de servitude qu’a su montrer la population durant ladite « crise sanitaire ». La parole maintient encore aujourd’hui ouverte la possibilité d’un autre monde que celui du mensonge de la fausse nécessité légitime de l’efficacité : « celle qui assume son statut de simple parole, oasis à côté d’autres oasis ou île séparée d’autres îles. Entre les uns et les autres il y a toujours la possibilité de chemins à tracer. »(28)Ibid.., p.73.


 

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 TOMI M., HORDE T., TANET C., REY A., (1999), Dictionnaire historique de la langue française, Robert, Paris, p.2828.
2 OURY J., (2003), Psychiatrie et psychothérapie institutionnelle, Champ Social, Paris, pp.157-167.
3 g CERISE L., (2015), Gouverner par le chaos, Ingénierie sociale et mondialisation, Max Milo, Paris, 2021, p.29.
4 https://blogs.mediapart.fr/republicain/blog/191211/denis-kessler-il-sagit-de-defaire-methodiquement-le-programme-du-cnr
5 CERISE L., (2015), Gouverner par le chaos, Ingénierie sociale et mondialisation, Max Milo, Paris, 2021, p.41.
6 BOLTANSKI L., CHIAPELLO E., (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 2013, p.378.
7 Ibid., p.379.
8 Ibid., p.380.
9, 13, 17, 26 Ibid.
10 Ibid., p.385.
11 PIALOUX M., WEBER F., BEAUD S., (1991), Le populaire et le politique, Les usages politiques du populaire, « Crise du syndicalisme et dignité ouvrière », Politix, Revue des sciences sociales du politique, vol. 4, n°14, p.13.
12 https://www.pantheonsorbonne.fr/fileadmin/ISST/PDF/Ires_2018__syndicalisation_jeunes.pdf, mais peut-être une pression plus ou moins directe liée aux effets institutionnels.
14, 19 PERNOT J-M., (2021), « Malaise dans le syndicalisme », https://syndicollectif.fr/malaise-dans-la-syndicalisation-jean-marie-pernot
15 NGUYEN L., (2020), « Fonction publique. L’intersyndicale refuse l’enterrement des CHSCT », https://www.humanite.fr/fonction-publique-lintersyndicale-refuse-lenterrement-des-chsct-690007
16 LEFORT C., (1986), Essais sur le politique, XIXème-XXème siècle, Essais, Points, Seuil, Paris, 2001, p.69.
18 LACAN J., (1945), « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », Écrits, 1966, Seuil, Champ Freudien, Paris, p.213.
20 ORSI F., FIRPI S., (2021), « L’humain à l’oeuvrage. Pour un désir hospitalier : avec les collectifs, le retour du collectif », https://www.humanite.fr/lhumain-loeuvrage-pour-un-desir-hospitalier-avec-les-collectifs-le-retour-du-collectif-711429.
21 BOURDIEU P., (1993), La misère du monde, Points essais, Paris, 2015.
22 TOMI M., HORDE T., TANET C., REY A., (1999), Dictionnaire historique de la langue française, Robert, Paris, p.2269.
23 L’oeuvrage fait référence à ouvrier, œuvre, et partage, en référence au terme « oeuvriers » proposé dans : GORI R., SYLVESTRE C., LUBAT B., (2017), Le manifeste des oeuvriers, Actes Sud, LLL, Paris.
24 A ne pas entendre comme une proposition de victimisation, mais plutôt telle que les personnels des services publics sont « essentiels » dont le terme n’a même pas été pointé tant l’évidence de sa nécessité s’est voulue être voilée.
25 FRIOT B., BERNARD J., (2020), Un désir ce communisme, Textuel, Paris.
27 RANCIERE J., HAZAN E., (2017), En quel temps vivons-nous, La fabrique, Paris, p.66.
28 Ibid.., p.73.