Croire que la montée du RN est uniquement due aux domaines de l’immigration, du racisme et de la sécurité est sans doute une erreur principielle pour la gauche actuelle et passer son temps à mobiliser dans des manifestations hebdomadaires ou même bihebdomadaires contre le racisme n’est plus suffisant. Passer son temps à traiter de racistes anti-juifs ou antimusulmans la terre entière sans passer par la case judiciaire devient pour certains l’arbre qui cache la forêt ! Et nous disons cela tout en sachant que dans les quelques dernières années qui viennent de se passer, une libération de la parole et l’augmentation des actes principalement antijuifs et secondairement antimusulmans d’après les chiffres officiels deviennent préoccupantes.
Bien évidemment, l’antiracisme doit faire partie du corpus de la gauche politique et syndicale, elle l’a toujours été, elle l’est encore et le sera toujours. Elle doit être tout aussi vigoureuse contre les intolérances systématiques antijuives que contre les intolérances systématiques antimusulmans. Mais ce combat ne doit pas être mené au détriment des autres causes de la montée du RN, d’autant que l’extrême droite a changé depuis l’avènement du fascisme et du nazisme dans la première moitié du siècle précédent. Il n’est ni mieux, ni moins bien, il est différent.
De plus, la montée du RN est principalement causée par les autres causes. S’il faut continuer à dire « no pasaran », il faut revoir l’analyse et la ligne stratégique d’action. Même lors de la montée du fascisme et du nazisme entre les deux grandes guerres mondiales du siècle dernier, la raison principale de cette montée était la question sociale et la façon dont le capitalisme poussait les hommes politiques de droite, devenus les gérants du capital, à combattre les crises du système capitaliste. Par contre, l’un des moyens utilisés par l’extrême droite de l’époque était bien le racisme biologique. Aujourd’hui, ce racisme biologique existe toujours, mais il n’est plus dominant dans les pays développés. Produit de la ségrégation spatiale du capitalisme, le racisme de classe ou mépris de classe a largement progressé ainsi que les intolérances systématiques antireligieuses (qui ne sont pas des racismes biologiques), à commencer par les intolérances systématiques antijuives et antimusulmanes.
Oui, la façon dont la grande bourgeoisie mène la lutte des classes est la cause principale de la crise d’une part et de la création des nouveaux racismes du XXIe siècle. Dans un article récent, nous avons montré que la création des nouvelles classes géosociales était dans les zones périphériques, rurales et les petites villes (les bourgs) un grand facteur de la montée du RN qu’il ne faut pas minimiser. C’est pourquoi ReSPUBLICA pense que la bataille pour la renaissance d’une sphère de constitution des libertés émancipatrices (école pour la mobilité sociale et pour former le futur citoyen et non pour permettre la croissance des dividendes, services publics pour répondre aux besoins sociaux de tous et toutes et non comme un simple filet de sécurité, et Sécurité sociale, son budget de 641 milliards et ses cinq branches avec retour aux quatre conditions révolutionnaires de 1945-46) est centrale. C’est donc aussi parce que les militants et les organisations ont abandonné la défense et la promotion de cette sphère de constitution des libertés que le RN progresse.
De plus, cette bataille est rassembleuse : l’école, les hôpitaux, le service public de l’énergie, les services publics écologiques, les services publics de transports, le service public de la petite enfance, etc. voilà ce qui peut construire une majorité et sortir la gauche du tiers des suffrages exprimés. L’incapacité de la gauche à résister à la destruction systématique et méthodique de ces outils historiques qui assuraient la protection des classes populaires est aussi à prendre en compte afin de répondre à la question « Que faire ? » pour contrer la montée du RN. Défendre et promouvoir un intérêt public est central dans la période. Encore faut-il être dans ces luttes interprofessionnelles, sans quoi le capital avance comme une attaque au rugby avec la défense d’en face qui n’est pas là où elle devrait être ! Une ligne stratégique efficace est une ligne qui a un point de vue holistique (incluant l’ensemble des éléments constitutifs d’un projet réellement de gauche dont l’antiracisme, la sécurité et une politique émancipatrice de l’immigration, bien évidement), mais avec des priorités liées à la période (la question sociale et l’intérêt public notamment).
L’insécurité économique est également un moteur de la montée du RN
L’ensemble des études sérieuses montre deux choses :
- Que les facteurs sociologiques (degré de religiosité, de conservatisme ou de progressisme) évoluent de façon très lente dans le temps ;
- Que les chocs économiques récents comme la désindustrialisation, la concurrence internationale, le chômage et les politiques austéritaires entraînaient, à cause d’une gauche déficiente, une poussée identitaire.
Bien sûr, la bourgeoisie installée peut ne pas s’en rendre compte, mais la classe populaire et les couches moyennes en route vers la précarisation, si ! Les études sociologiques le montrent bien ! La diminution des bénéfices des retraites et la troisième réduction de l’assurance-chômage en quelques années ont fait leur œuvre !
L’insuffisance de l’éducation populaire refondée empêche la majorité du peuple de comprendre le réel
Nous allons prendre deux exemples : le taux de prélèvement des dépenses publiques en France et les différences entre retraite effective, retraite à taux plein et retraite complète.
Les néolibéraux de gauche et de droite semblent transis devant le fait que les médias présentent « l’énormité » des dépenses publiques qui représenteraient 56 % du produit intérieur brut (PIB). Mais ces saltimbanques oublient de dire que comparer des choux et des carottes est idiot ! Les dépenses publiques sont des dépenses publiques, c’est-à-dire par exemple que les retraites publiques sont comptabilisées, mais pas les retraites privées ! Ainsi, comparer la France qui a très majoritairement des retraites publiques et les États-Unis qui ont très majoritairement des retraites privées est une « ânerie », sauf si on compare les dépenses publiques françaises avec les dépenses publiques et privées américaines.
Dans ce dernier cas, les dépenses américaines sont supérieures à deux points de PIB par rapport aux dépenses françaises. Donc les Américains compensent la moindre dépense publique par une énorme augmentation des dépenses privées individuelles. Dit autrement, le problème n’est pas la taille des dépenses publiques, mais ce qu’elles financent et comment elles sont financées. Et pendant ce temps-là d’énormes réductions de prélèvements des entreprises ont eu lieu. Les deux crédits d’impôt pour l’innovation, l’emploi et pour la recherche, le Cice et le CIR, ont représenté une perte fiscale totale estimée à 27 milliards d’euros par an, soit 1 % du PIB annuel. Les études d’évaluation ne montrent pas d’effets significatifs sur l’activité, l’investissement et l’emploi. Cela alimente tout simplement la croissance des dividendes.
Dit autrement, c’est le peuple qui finance aujourd’hui les dividendes des grandes entreprises. Ou encore, ce n’est pas le niveau du filet de sécurité qui compte, mais sa dynamique. Les ménages français paient plus d’impôts sans voir d’augmentation des bénéfices, mais au contraire en voyant la qualité des services publics et de leur protection se dégrader. Anne-Laure Delatte, chercheuse du CNRS rattachée à l’université Paris-Dauphine PSL, dit en plus que les « prévisions de croissance sont révisées à la baisse ». Une publication récente de Kotz, Levermann et Wenz dans Nature prédit qu’en 2050, le PIB mondial sera, en moyenne, inférieur de 19 % par rapport à un scénario sans impact climatique. Cela signifie que certaines populations ne connaîtront aucune croissance de revenu, voire une réduction de revenu, ce qui est sans précédent. Pendant ce temps, les prix des denrées alimentaires, de l’énergie et du logement pourraient augmenter en raison des chocs d’approvisionnement.
Prenons l’exemple de la polémique sur les retraites entre Gilles Bouleau de TF1 et Jordan Bardella sur un travailleur qui commence à être salarié à 24 ans. Cet échange a entraîné une polémique générale avec tous les ténors de tous les partis. Ils sont parvenus à l’obscurcissement télévisuel du sujet, car personne, ni les journalistes télé ni les responsables politiques, n’a une connaissance réelle du fonctionnement des retraites.
Seulement quelques journalistes de la presse écrite ont écrit des articles justes après s’être renseignés auprès de spécialistes. Ils ont tous confondu retraite effective, âge légal de la retraite, retraite à taux plein et retraite complète. La retraite effective est le montant de la retraite que l’on touche. L’âge légal de départ à la retraite est aujourd’hui de 64 ans (contre-réforme Macron). Mais à cet âge, nombreux sont ceux qui n’ont pas les annuités de la contre-réforme Hollande-Touraine des socialistes en 2014, durcie par la contre-réforme Macron. Ils ont donc droit à une décote. Et pour ne pas avoir de décote, il faut travailler au-delà de 64 ans. C’est seulement à 67 ans que tout le monde peut faire son calcul à partir du taux plein. Mais la retraite à taux plein n’est pas encore une retraite complète, car si vous avez une retraite à taux plein sans avoir toutes les annuités — qui sont attribuées par rapport à la date de naissance jusqu’à 43 ans pour ceux nés en 1965 (contre-réforme Macron) —, la retraite à taux plein est de nouveau minorée par le coefficient de minoration. Pour résumer, les journalistes et les politiques ont largement participé à l’obscurantisme généralisé. Et peu de militants et responsables de gauche ont brillé sur ce sujet ! Bien sûr, sans formation politique et sociale… Car on ne résout pas seulement les retraites en abaissant l’âge légal, mais en abaissant aussi le nombre d’annuités, en supprimant les exonérations de cotisations sociales et en généralisant les cotisations sur tous les revenus du travail.
Le RN exploite le sentiment d’abandon et de déclassement qui résulte de la destruction des services publics par les néolibéraux de « gôche » et de droite
Fermeture de bureaux de poste, de centres des impôts, des services de maternité, de services d’urgence, de tribunaux, de commissariats, suppression de classes, de petites lignes de train, dématérialisation sauvage… La fragilisation des territoires se rajoute aux difficultés socio-économiques, contraignant leurs habitants à parcourir des kilomètres pour accéder à leurs droits. Camille Bordenet, journaliste au Monde, reprend à son compte l’avis du politologue Jérôme Fourquet qui voit dans la désertification des services publics « le carburant du RN ».
Terminons cet article par un élément du « Que faire ? »
Si vous jugez cet article intéressant, voyez comment vous pouvez aider à militer pour la sphère de constitution des libertés (école, services publics, Sécurité sociale), sans oublier le point de vue des usagers souvent occulté. Et si vous le voulez, nous pouvons en discuter ensemble.