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Pour un service public de santé territorial – Deuxième volet

Photo d'un stéthoscope et d'une courbe superposée en transparence

Photo d'un stéthoscope et d'une courbe superposée en transparence

Dans la continuité de notre rubrique « Services publics ou barbarie », nous publions cette nouvelle contribution au sujet de la santé de la part de deux auteurs, Frédérick Stambach (médecin généraliste) et Julien Vernaudon (gériatre hospitalier), que nous avons déjà publiés à plusieurs reprises dans nos colonnes. Le premier volet de cet article, qui donnait le contexte historique, est paru la semaine dernière. Le second volet ci-dessous donne une analyse plus fine de la situation actuelle des professionnels de santé de premier recours (PSPR) et de l’évolution à moyen terme, en en expliquant les causes. Le troisième et dernier volet propositionnel paraîtra la semaine prochaine.

3 – Point sur les effectifs actuels des PSPR et à venir

Les politiques austéritaires ont donc produit leurs effets à tous les niveaux du système de santé avec la baisse programmée de la densité médicale. La figure 1 montre l’évolution du numerus clausus depuis 1972. Nous pouvons constater une brusque augmentation entre 2001 et 2005 passant ainsi de 3500 à 7000 places en 2e année de médecine, soit un doublement. La hausse se poursuivra jusqu’à aujourd’hui, plus progressivement, pour se situer à un peu plus de 9000 places en 2021.

Figure 1: Numerus clausus en médecine depuis 1972

Ce graphique témoigne d’une prise de conscience des pouvoirs publics de la pénurie à venir. Le choix a été fait d’amortir mais pas d’empêcher la pénurie alors que cela aurait encore été possible à ce moment-là, puisque la densité médicale standardisée moyenne (toutes spécialitées confondues) pour 100 000 habitants est passée de 331 en 2012 à 312 en 2021. Ce nombre moyen ne prend pas en compte les inégalités régionales, parfois très fortes, mais illustre la tendance générale. Mais cette densité moyenne cache de fortes disparités entre les spécialités, en particulier la médecine générale, point qui nous interesse tout particulièrement ici.

La figure 2 montre bien que les effectifs des spécialités médicales (hors généralistes) ont continué à augmenter, tamponnant la baisse du nombre moyen de médecins, alors que le nombre de généralistes s’effondrait.

Figure 2: Effectifs de médecins en activité par spécialité, de 2012 à 2021

Nous pouvons constater que le nombre de médecins généralistes baisse doucement depuis 2014 avec une accélération depuis 2018, la densité standardisée de généralistes pour 100 000 habitants passant de 155 en 2012 à 139 en 2021 (pour mémoire ce chiffre était de 173 début 2000 lorsque le système de santé français était considéré comme le meilleur au monde).

Notons simplement, pour l’instant, l’incohérence complète des pouvoirs publics qui poussent au « virage ambulatoire » depuis une dizaine d’années, stratégie qui consiste à augmenter les prises en charge hors de l’hôpital notamment par les généralistes, tout en diminuant drastiquement le nombre des praticiens susceptibles de la mettre en œuvre…(1)Pierre-Louis Bras, « Les Français moins soignés par leurs généralistes : un virage ambulatoire incantatoire ? », Les tribunes de la santé n°50, printemps 2016.

L’augmentation du numerus clausus à plus de 9000 en 2021 pourrait laisser penser que la situation  s’améliorerait dès le début des années 2030. En réalité, les pouvoirs publics ont, encore une fois, décidé de contenir la baisse, mais pas d’y remédier à court terme. Si les effectifs vont remonter à partir de 2030, la densité médicale standardisée (mesure la plus robuste) ne retrouverait son niveau de 2021 qu’en 2035, le creux de la vague étant prévu pour 2028.

AnnéeDensité standardisée médicale toutes spécialités confondues pour 100 000 habitants
2001335
2012331
2021312
2030294
2040333
2050378

Tout cela veut dire que la pénurie est en réalité beaucoup plus profonde que ne le laissent entrevoir ces chiffres, déjà dramatiques.

Concernant notre problématique spécifique des généralistes, la densité standardisée de 2021 (niveau fortement dégradé dans le langage feutré de l’IGAS, en réalité dramatique sur le terrain) ne serait retrouvée qu’en 2036 contre 2033 pour les autres spécialités. De plus, il n’est pas pris en compte dans ces chiffres un facteur déterminant. Les jeunes généralistes, majoritairement des femmes ˗, mais cela concerne également les jeunes hommes ˗, travaillent moins que leurs aînés, ce qui est plutôt une bonne chose pour eux. Mais, très concrètement, cela signifie qu’il faudrait entre 1,5 et 2 jeunes médecins pour remplacer un généraliste partant à la retraite. Cela n’aurait pas dû être un problème, cette donnée était connue dès les années 2000 et il « suffisait » de l’anticiper en formant plus de médecins généralistes. D’autant qu’avec le paiement à l’acte, il n’y avait pas de surcoût pour la collectivité. Que 400 actes par mois soient réalisés par un médecin seul ou partagés entre deux médecins, le coût final restera le même. Il n’y a donc aucune excuse financière pour expliquer ce non-choix de la part des responsables politiques, il faudrait ici plutôt se tourner vers l’incompétence.

Tout cela veut dire que la pénurie est en réalité beaucoup plus profonde que ne le laissent entrevoir ces chiffres, déjà dramatiques.

Pour le dire autrement, et en l’absence de réforme profonde, les deux auteurs de cet article ayant débuté leurs études médicales en 2004, nous ne connaîtrons une amélioration de nos conditions d’exercice que sur les dernières années de nos carrières, vers 2040, en passant par une dégradation significative jusqu’en 2030… Et cela, sans compter les éventuelles défections et fermetures de cabinets du fait de la dégradation des conditions de travail et du dégoût.

Concernant les autres PSPR, l’évolution des effectifs de pharmaciens est malheureusement superposable à celle des médecins. Là encore en totale contradiction avec la politique gouvernementale de « délégation de tâches » aux pharmaciens comme la vaccination. Comme pour les médecins, les effectifs de pharmaciens vont baisser de façon significative avec un creux vers 2028 pour remonter au niveau de 2020 (insuffisant) en 2035.

Petite lueur d’espoir, l’évolution des effectifs de chirurgiens-dentistes et de sages-femmes suit une belle courbe ascendante dès 2020 (si les tendances actuelles se poursuivent). Pour les sages-femmes, les projections prévoient une stagnation des effectifs salariés, qui semblent pourtant bien insuffisants à l’heure actuelle, et une augmentation significative de la part des sages-femmes libérales. C’est un point qu’il faudra garder en tête pour la suite.

Pour terminer, observons l’évolution des professions paramédicales qui font partie des PSPR, à savoir les kinésithérapeutes(2)« D’ici à 2040, les effectifs de masseurs-kinésithérapeutes augmenteraient de 57 % soit bien plus que les besoins de soins », DREES études & résultats, n°1075, juillet 2018. et les infirmiers(3)« 53 % d’infirmiers en plus entre 2014 et 2040, une forte hausse qui répond à la demande de soins », DREES études & résultats, n°162, mai 2018., qui vont connaître des évolutions contrastées. Si les effectifs vont augmenter assez fortement, la densité standardisée (qui correspond en réalité à l’amélioration de l’offre de soins réelle) restera similaire à la situation actuelle jusqu’en 2040 pour les infirmiers (c’est-à-dire insuffisante) tandis qu’elle s’améliorera de façon significative pour les kinésithérapeutes.

Pour résumer le tableau général des PSPR, dans les années à venir la situation va continuer à se dégrader en ce qui concerne l’offre de soins :

4 ˗ Des décisions politiques structurantes

Le sentiment qui domine à ce moment de l’analyse est une sensation de désorganisation complète de la part des pouvoirs publics, qui donnent l’impression de naviguer à vue. La densité de certains professionnels de santé va s’effondrer (généralistes, pharmaciens) tandis que d’autres vont augmenter sur la même période (sages-femmes, kinésithérapeutes et chirurgiens-dentistes), dessinant un tableau d’ensemble incohérent. La seule évidence est l’obsession de la maîtrise des coûts. En dehors de cet objectif, la destruction des deux piliers principaux du système de santé français a été symétrique et continue. Une question paraît inévitable : comment des gouvernements élus responsables de l’intérêt général ont pu laisser cette situation s’installer ?

Nous refuserons ici l’hypothèse de l’incompétence de nos dirigeants, même si elle est souvent tentante et probablement pas complètement absente, ou encore de l’ignorance puisque les données présentées ici sont connues depuis longtemps. Nous considérons au contraire que la situation sanitaire actuelle, tant de l’hôpital public que des PSPR, est le résultat d’une stratégie volontaire bien qu’en apparence un peu chaotique. La nomination de Jean Castex, qui a été la cheville ouvrière de la tarification à l’activité, donc de la destruction de notre hôpital public, au poste de Premier ministre en est l’illustration éclatante. Sa nomination en pleine pandémie est de ce point de vue une véritable provocation qui en dit long sur les intentions réelles du Président de la République, au-delà des slogans.

Cette stratégie organisée repose sur une intrication de trois facteurs : sociologique, idéologique et institutionnel.

Le premier facteur est sociologique, de classe en réalité, il concerne la structure sociale de nos gouvernants qui sont par définition exclus du système de santé « normal ». En effet, leurs réseaux, leur position sociale, leur capital symbolique et financier les mettent à l’abri des dysfonctionnements qu’ils ont pourtant induits. Aucun ministre actuel ou ancien, ni aucun ancien Président, ni aucun de leurs proches ne connaissent les déboires d’attendre 3 mois un rendez-vous chez le spécialiste, ou de rester 48 h sur un brancard aux urgences en attente d’un lit. En cas de problème de santé, un simple coup de fil suffit à trouver une solution, le passage par une consultation privée avec un dépassement à 3 chiffres ne posera pas de problème. L’attente, l’angoisse, la douleur, tout ce qui est majoré par la pénurie organisée, c’est pour les autres, le bas peuple. Le fait de ne pas se sentir concerné dans son corps des effets catastrophiques de leur politique est valable également pour leur politique sociale bien entendu, mais concernant le système de santé l’effet est visible et peut servir de catalyseur, car le prix à payer pour la population est direct et très élevé : il s’agit de la vie ou de la mort. Le système de santé est un marqueur de classe très fort et visible, il faut s’en servir.

Afin d’aider à une salutaire reconnexion avec le réel, tout en restant dans l’anglicisme dont raffolent nos gouvernements, nous proposons d’instaurer un « flat rate ministériel » (« forfait ministériel »)  consistant àrefuser toute autre prise en charge que par les urgences pour les ministres responsables et leurs proches, que nous étendrons volontiers aux anciens Présidents et parlementaires qui auront voté et approuvé l’ensemble des réformes délétères. Ainsi, après une attente de quelques jours sur un brancard aux urgences, peut-être que la réalité du terrain prendra une forme plus concrète que celle des courbes, graphiques et autres camemberts Powerpoint admirés bien assis dans une salle confortable. Cynisme mis à part, cette déconnexion du réel est profondément structurante, car de leur point de vue le système fonctionne bien malgré la politique d’austérité.

Le second facteur concerne l’idéologie capitaliste dans sa version néolibérale actuelle. Dans cette conception du monde, la concurrence doit devenir la règle partout, dans l’éducation comme dans la santé(4)Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, Paris, La Découverte, 2009.. Les dépenses publiques de ces deux postes doivent être diminuées au maximum et transférées sournoisement au secteur privé, forcément plus efficace(5)Julie Gervais, Claire Lemercier, Willy Pelletier, La valeur du service public, Paris, La Découverte, 2021.. Toute dépense publique, autre que les cadeaux fiscaux aux plus riches ou aux entreprises, doit être bannie et la santé comme l’éducation sont des « coûts » à réduire par tous les moyens.

Au début des années 2000, lorsqu’il est devenu clair que la pénurie allait s’installer, les gouvernements successifs ont augmenté le numerus clausus brutalement début 2000. Cela signifie qu’ils étaient conscients des difficultés qu’allaient rencontrer les Français à moyen terme. Ils auraient pu choisir d’augmenter drastiquement les effectifs pour faire face à ce risque. Pourtant, la solution retenue a été d’augmenter les effectifs de façon insuffisante pour laisser persister une pénurie, mais une pénurie moindre, qui devrait éviter une explosion sociale. D’où l’importance du facteur sociologique ci-dessus, seules des personnes immunisées contre les effets de leur propre politique pourraient se lancer dans une telle aventure avec autant de cynisme, mais avec quels objectifs ?

La seule hypothèse logique serait l’application de la recette néolibérale fétiche consistant à mettre en tension un service public ou une institution pour la forcer à se réformer. « Affamer la bête » comme les néoconservateurs américains l’ont théorisé. Sur le plan de l’hôpital public, la bête semble effectivement bien affamée, étique jusqu’à l’os. La prochaine étape dans cette stratégie serait le transfert définitif au privé de pans entiers des hôpitaux publics(6)Hypothèse également défendue par l’économiste Gaël Giraud. Voir Salomé Saqué, « Gaël Giraud : « Nous allons vers la catastrophe totale »», site en ligne Blast, 15 février 2021..

En revanche pour la médecine générale et les soins de premiers recours sinistrés, l’objectif paraît moins net, bien qu’une privatisation rampante soit envisageable par le biais de centres de santé privés.

Notre Sécurité Sociale représente une enclave hors marché intolérable, une possibilité d’alternative généralisée à l’économie marchande et donc au capitalisme néolibéral qui doit absolument être anéanti.

Nous pensons qu’il s’agit de prendre le contrôle, sous une forme étatique donc bureaucratique, de l’ensemble des soins libéraux de premiers recours. Il faut donc revenir sur la liberté d’installation des médecins et augmenter les rémunérations forfaitaires afin de pouvoir contrôler de plus en plus les prescriptions, à l’aide d’objectifs évaluables donc chiffrés, exactement comme à l’hôpital. Le but ultime étant bien évidemment de pouvoir diminuer les coûts, mais, ne nous y trompons pas, il y a également la volonté de prendre le contrôle des professionnels libéraux qui échappent actuellement pour une large part à l’emprise néolibérale par le biais de notre système de protection sociale qu’il s’agit, in fine, de détricoter. Il y a une raison structurelle à cela : notre Sécurité Sociale représente une enclave hors marché intolérable, une possibilité d’alternative généralisée à l’économie marchande et donc au capitalisme néolibéral qui doit absolument être anéanti. Il ne faut pas d’espoir, il n’y a pas d’alternative.

De plus, cette tension permanente sur le terrain est également utilisée comme une arme, afin de ne pas laisser aux professionnels de santé le temps de réfléchir aux causes réelles des dysfonctionnements. La tête dans le guidon en permanence, sous tension, l’organisation d’une résistance et d’une riposte en ville comme à l’hôpital s’avère très difficile. Elle serait pourtant très féconde si les PSPR et les hospitaliers parvenaient à s’allier autour de revendications communes(7)Comme lors du premier confinement où une alliance locale a permis des avancées réclamées de longue date dans le service des urgences pédiatriques du CHU de Limoges. Voir Frédérick Stambach, « Écoutez notre savoir-faire de terrain, in Soigner. Manifeste pour une reconquête de l’hôpital public et du soin », Les furtifs, C&F éditions, 2021..

Enfin, le troisième facteur est structurel : nous l’appellerons une « procrastination institutionnelle ».

Les traités européens ont sanctuarisé l’ensemble des outils macro-économiques permettant habituellement à une nation souveraine de pouvoir orienter sa politique économique. Ainsi, la perte de contrôle de notre monnaie, la libre circulation des biens et des capitaux, puis le contrôle du budget par la Commission Européenne ont entraîné des conséquences désastreuses, en France tout particulièrement du fait de son histoire économique et sociale. Le pays s’est désindustrialisé, ce que toute la classe politique reconnaît en cette année électorale, bien que les modalités de réindustrialisation varient fortement d’une famille politique à l’autre. Dans le cas français, notre système de protection sociale étant majoritairement basé sur la cotisation sociale employeur/salarié, la destruction du tissu industriel devait automatiquement provoquer de fortes tensions pour le financement de notre Sécurité Sociale. En l’absence de remise en cause du carcan européen, les gouvernements successifs enchaînent les années d’austérité budgétaire, dont la santé, l’éducation et de façon générale l’ensemble des politiques sociales subissent les effets délétères, au contraire d’autres dispositifs « incitatifs » centrés sur les entreprises dont les montants peuvent atteindre des sommes astronomiques(8)Comme par exemple le CICE, équivalent du budget de l’Éducation nationale à lui seul..

Concernant la santé, et devant les projections catastrophiques de démographie médicale, il était donc tentant pour chaque mandature de remettre le problème à plus tard tout en faisant semblant de le prendre au sérieux. Cette attitude est possible du fait de l’inertie du système, une décision se jugeant à plus de 10 ans, la responsabilité n’apparaît pas immédiatement. Le système médiatique permet également aux anciens gouvernements de s’en sortir à moindres frais puisque le manque de lits et les déserts médicaux sont systématiquement présentés comme des données naturelles, malencontreuses certes, mais détachées de toute connotation politique. Cette procrastination institutionnelle est également facilitée par les structures économiques évoquées, qui jouent spontanément pour le maintien de l’austérité et donc à la réduction permanente et obsessionnelle des « coûts » que représenterait la santé(9)Pierre Bourdieu, Anthropologie économique – Cours au Collège de France, 1992-1993, Raisons d’agir/Seuil, 2017.. Dans l’esprit bureaucratique, s’attaquer de front au problème et y remédier en augmentant drastiquement le numerus clausus dès 2005 par exemple, impliquait forcément une explosion des « coûts » insupportable. Les choix faits en matière de démographie médicale ont donc consisté à limiter la pénurie, mais pas à la résoudre, en transférant ce délicat problème à la mandature suivante, en détournant le regard des conséquences pour la population. Le creusement budgétaire ne pourrait donc pas leur être reproché, charge au gouvernement suivant de s’en débrouiller. Cette procrastination institutionnelle nous a fait perdre 20 ans dans le domaine de la santé, tout comme elle bloque actuellement toute prise en compte sérieuse de la destruction environnementale en cours.

Mais il ne faut pas que la population vienne perturber ce doux programme en ayant l’outrecuidance de résister à ce rouleau compresseur. Il faut donc la diviser et en particulier les professionnels de santé susceptibles d’obtenir une adhésion populaire en cas de résistance. L’opposition historique entre syndicats de médecins libéraux et hospitaliers trouvait ici des oreilles attentives, il suffisait de se laisser porter par ce conflit ancien en l’alimentant subtilement de temps en temps.

Ainsi, de rapport en rapport, la crise des urgences s’expliquerait par les manquements des médecins libéraux, et des généralistes en particulier(10)Le dernier en date est le rapport Mesnier de mai 2018. Il est frappant de constater que si les pénuries de lits et de médecins libéraux sont évoquées, il n’est jamais question d’y remédier, elles sont prises comme une donnée immuable quasi naturelle et apolitique.. Entendons-nous bien, nous ne disons pas que les généralistes et leur organisation seraient parfaits et qu’il n’y aurait rien à redire, mais simplement que ce n’est pas le problème principal. On estime qu’environ 29 % des consultations aux urgences pourraient relever de la médecine générale, mais celles-ci concernent des actes courts à la suite desquels les patients quittent le service(11)Le rapport Mesnier affirme que 42,9 % des passages aux urgences auraient pu être pris en charge par un médecin libéral généraliste ou spécialiste. En réalité ce chiffre est surévalué, car conditionné au fait de pouvoir faire des examens complémentaires le jour même, ce qui en pratique est impossible du fait de la pénurie organisée. En s’appuyant sur ce rapport, environ 29 % des passages aux urgences pourraient relever d’une consultation chez le généraliste le jour même ou le lendemain (sans examen complémentaire nécessaire).. Tous les médecins passés aux urgences (donc tous les généralistes puisque c’est un stage obligatoire durant l’internat) savent bien que la cause principale de l’embolisation des services d’urgence vient du manque de lits d’aval. Un urgentiste du CHU de Limoges témoigne, « Actuellement, on a près de 130 passages par jour et on sait qu’on ne peut en hospitaliser qu’une quarantaine. »(12)Margaux Blanloeil, Saturation des urgences du CHU de Limoges : témoignage cauchemardesque, France 3 Nouvelle-Aquitaine, 3 février 2022..

C’est surtout parce qu’il n’y a pas de lits disponibles dans l’hôpital que la situation est intenable aux urgences. Donc le problème est de la responsabilité directe du pouvoir politique qui a organisé cette pénurie. Mais il est plus commode de prétendre que cela viendrait de la mauvaise organisation des généralistes, même si elle serait bien évidemment perfectible, cela n’ouvrira pas de nouveaux lits.

La communication des gouvernements, depuis au moins 2010, pointe systématiquement la responsabilité des professionnels dans un objectif de division.

Malheureusement cette stratégie semble fonctionner pour le moment d’où l’importance de travailler à une alliance entre les hospitaliers et les PSPR.

Les problèmes de l’hôpital viendraient d’une mauvaise organisation interne, les déserts médicaux d’une mauvaise coordination des professionnels libéraux, la surcharge des urgences de la faute des généralistes. Curieusement, la responsabilité des pouvoirs publics, pourtant écrasante comme nous l’avons démontrée, est systématiquement écartée des rapports officiels. Il est évident que le pouvoir refuse d’endosser la responsabilité de la situation, il est préférable que la population l’ignore pour que celle-ci retourne son angoisse et sa colère contre les professionnels de santé et pas contre eux. Malheureusement cette stratégie semble fonctionner pour le moment d’où l’importance de travailler à une alliance entre les hospitaliers et les PSPR, puisque leur interdépendance est manifeste. Ils sont victimes des mêmes logiques structurelles, et celles-ci ne pourront trouver une résistance suffisamment puissante qu’en s’alliant sur des propositions claires. Une telle alliance aurait vocation à s’ouvrir ensuite à l’ensemble des citoyens afin de sensibiliser la population aux problématiques de protection sociale et débuter une forme d’éducation populaire à la gestion de ce système, comme le souhaitaient les fondateurs de la Sécurité Sociale.

5 ˗ Des propositions en trompe-l’œil

Devant l’effondrement des effectifs des médecins généralistes disséminés sur le territoire, les pouvoirs publics ont donc fini par augmenter le numerus clausus mais de façon insuffisante aux besoins, ce qui pérennisera la pénurie à un niveau très inquiétant jusqu’en 2040.

De plus, aucune solution n’est disponible pour les citoyens de ces territoires, en particulier à la campagne.

Cette situation devenant intenable politiquement, certaines propositions ont été formulées depuis une dizaine d’années par les gouvernements, schématiquement elles se situent à deux niveaux :

Nous ne nous étendrons pas sur ces mesures qui, dans l’ensemble, relèvent de la même logique structurelle, qui consiste à gérer la pénurie de façon technocratique avec une complexification informatique croissante, donc très chronophage. D’une façon générale, elles se heurtent aux mêmes contraintes humaines du manque de personnel soignant à tous les niveaux, et ne prennent pas en considération le facteur « écœurement » qui pousse vers la sortie du système de santé un nombre croissant de professionnels ce qui aggrave la situation sur le terrain.

Concernant la coordination des PSPR, la mesure phare de ces dernières années est la création des Communautés Professionnelles Territoriales de Santé (CPTS), promue par le premier syndicat de généralistes MGFrance. Les professionnels d’un territoire s’auto-organisent sous le patronage des caisses départementales d’Assurance maladie et des Agences Régionales de Santé (ARS), donc in fine de l’État. Il faut ensuite faire une demande de reconnaissance officielle, sous la forme d’une association loi 1901, et des financements (conséquents) sont octroyés chaque année par l’Assurance maladie et l’ARS. Ces financements permettent le fonctionnement de la CPTS (notamment d’investir dans des logiciels informatiques) et de financer des actions de santé préalablement définies par la CPTS, de salarier un coordinateur de la CPTS devant faire le lien entre tous les professionnels de santé du territoire qui, à la campagne notamment, peut être très vaste. Le coordinateur a également pour tâche de se mettre en relation avec l’hôpital, en particulier pour les sorties d’hospitalisation. Séduisantes sur le papier, ces CPTS présentent de très sérieuses limites.

Plus fondamentalement, les mesures bureaucratiques aboutissent toujours aux mêmes résultats : augmenter le temps administratif pour les soignants, ce qui paradoxalement diminue un peu plus le temps de soins disponible (donc la pénurie), majorer le nombre de postes administratifs (donc la bureaucratisation du système de santé) et transférer des actes de professionnels saturés vers d’autres professionnels tout aussi saturés.

Toutes ces propositions semblent émaner de responsables politiques voulant surtout faire de la communication, en montrant qu’ils « agissent » aux yeux d’une population paniquée devant les résultats d’une politique budgétaire dont ils refusent d’assumer les résultats sociaux. Ainsi, la réponse de l’administration est quasi constante : augmenter la bureaucratisation par le biais du nouveau management public, désorganiser le travail des acteurs de terrain (et donc au final, prendre du temps de soins aux soignants déjà en sous-nombre) et finalement perpétuer un état de tension permanent propre à épuiser et diviser les professionnels.

Nous ferons une critique plus profonde de ces dispositifs dans une autre publication, nous pensons ici plus intéressant de se concentrer sur nos propositions.

Notes de bas de page[+]

Notes de bas de page
1 Pierre-Louis Bras, « Les Français moins soignés par leurs généralistes : un virage ambulatoire incantatoire ? », Les tribunes de la santé n°50, printemps 2016.
2 « D’ici à 2040, les effectifs de masseurs-kinésithérapeutes augmenteraient de 57 % soit bien plus que les besoins de soins », DREES études & résultats, n°1075, juillet 2018.
3 « 53 % d’infirmiers en plus entre 2014 et 2040, une forte hausse qui répond à la demande de soins », DREES études & résultats, n°162, mai 2018.
4 Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, Paris, La Découverte, 2009.
5 Julie Gervais, Claire Lemercier, Willy Pelletier, La valeur du service public, Paris, La Découverte, 2021.
6 Hypothèse également défendue par l’économiste Gaël Giraud. Voir Salomé Saqué, « Gaël Giraud : « Nous allons vers la catastrophe totale »», site en ligne Blast, 15 février 2021.
7 Comme lors du premier confinement où une alliance locale a permis des avancées réclamées de longue date dans le service des urgences pédiatriques du CHU de Limoges. Voir Frédérick Stambach, « Écoutez notre savoir-faire de terrain, in Soigner. Manifeste pour une reconquête de l’hôpital public et du soin », Les furtifs, C&F éditions, 2021.
8 Comme par exemple le CICE, équivalent du budget de l’Éducation nationale à lui seul.
9 Pierre Bourdieu, Anthropologie économique – Cours au Collège de France, 1992-1993, Raisons d’agir/Seuil, 2017.
10 Le dernier en date est le rapport Mesnier de mai 2018. Il est frappant de constater que si les pénuries de lits et de médecins libéraux sont évoquées, il n’est jamais question d’y remédier, elles sont prises comme une donnée immuable quasi naturelle et apolitique.
11 Le rapport Mesnier affirme que 42,9 % des passages aux urgences auraient pu être pris en charge par un médecin libéral généraliste ou spécialiste. En réalité ce chiffre est surévalué, car conditionné au fait de pouvoir faire des examens complémentaires le jour même, ce qui en pratique est impossible du fait de la pénurie organisée. En s’appuyant sur ce rapport, environ 29 % des passages aux urgences pourraient relever d’une consultation chez le généraliste le jour même ou le lendemain (sans examen complémentaire nécessaire).
12 Margaux Blanloeil, Saturation des urgences du CHU de Limoges : témoignage cauchemardesque, France 3 Nouvelle-Aquitaine, 3 février 2022.
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