L’articulation d’une politique anti-ferroviaire quasi-centenaire
avec la déferlante de la déréglementation euro-libérale
Le déclin du service public ferroviaire est bien antérieur à celui de la plupart des autres services publics : lors de la création de la SNCF en 1937, le réseau ferré français commence déjà à décliner. Les élites économiques et politiques ont déjà fait le choix de la route contre le rail (d’abord surtout pour le transport de voyageurs de proximité) ; même dans les années d’après-guerre qui voient de nombreux secteurs rejoindre le service public et se développer (énergie, hôpital public etc.), le réseau ferroviaire français ne retrouvera jamais la densité atteinte lors de l’apogée de l’entre-deux-guerres. Les pouvoirs publics préfèrent faire de l’automobile individuelle un moyen de transport de masse et investir de façon massive et constante dans la réalisation d’un dense réseau d’autoroutes et voies rapides.
Ce choix politique de l’automobile (ainsi que de l’aviation pour les longues distances) est aggravé, plus tard, par une lame de fond néo-libérale et austéritaire qui se déploie notamment à partir des années 1990. Les traités européens (notamment depuis celui de Maastricht) imposent progressivement le démantèlement des monopoles publics et la gestion des anciens services publics d’après des critères de rentabilité financière, selon le principe de la « concurrence libre et non faussée » qu’ils gravent dans le marbre. Tout doit disparaître des statuts protecteurs pour les salariés, de la gestion nationale unifiée et intégrée, de la priorité absolue à la qualité de service rendu aux populations sur tout le territoire. Les résultats sont tristement connus pour l’ex-France Telecom, mais la catastrophe (du point de vue de l’intérêt général, mais pas de l’intérêt particulier des actionnaires) n’a pas empêché les institutions européennes et nationales de conduire ou tenter de conduire sur la même voie l’ancien monopole public EDF-GDF ou la SNCF, devenue société anonyme avec la « fermeture » du statut des cheminots le 1er janvier 2020, à la suite de la contre-réforme ferroviaire imposée en 2018 par le gouvernement Macron-Philippe malgré l’opposition des organisations syndicales, de certaines formations politiques et un grand mouvement de grève des travailleuses et travailleurs du rail. Un grand mouvement de grève qui aurait évidemment mis bien davantage le gouvernement en difficulté si des décennies de politique anti-ferroviaire n’avaient pas réduit la part modale du rail à portion congrue pour le transport de voyageurs et encore plus de marchandises.
Préparer la contre-offensive en consolidant les convergences sociales, écologiques et industrielles
Le choix de la route vient de ce que pour ce mode de transport, il est beaucoup plus facile de séparer la gestion de l’infrastructure réseau avec celle de l’exploitation, séparation qui pour le ferroviaire est source de problèmes récurrents, au point que plusieurs pays européens, y compris gouvernés à droite, ont dû revenir, au moins en partie, sur la privatisation et le démantèlement du rail, et que la Suisse, pays européen libéral mais attaché au chemin de fer, n’a jamais cédé à ces principes aberrants techniquement pour l’exploitation de leur réseau ferroviaire. Nous sommes donc face à un choix de classe ! Le déferlement médiatique savamment entretenu à l’encontre des cheminot(e)s à chaque grève, qui ment par omission à l’usager en taisant que l’immense majorité des suppressions de trains ou retards sont dus aux suppressions de postes à la SNCF et à 30 années de sous-investissement dans le réseau ferré sur un grand nombre de lignes, tient au rôle joué par cette frange du salariat, très organisée, dans les luttes de classes françaises. Face à ce rouleau-compresseur de cheminot(e)s dénigré(e)s et marginalisé(e)s numériquement, nous ne manquons pourtant par d’atouts.
Le premier réside dans l’urgence écologique. Le choix de la route et de l’aviation comme modes de transport dominants est irresponsable, voire criminel, notamment à l’égard des générations futures. Les transports constituent la première source d’émission de gaz à effet de serre en France (30 %), et la part des émissions liées au rail est totalement marginale (0,3 %), bien en-deçà de sa part modale dans l’ensemble des transports. À cela s’ajoutent l’artificialisation des terres, une autre urgence écologique dont le développement du réseau routier et de l’étalement urbain, qui lui est consubstantiel, sont les principaux responsables, ou les milliers de décès dus aux accidents de la circulation (routière) ou à la sédentarité, mode de vie mortifère dont l’invasion automobile est l’un des principaux vecteurs. Tout cela est si connu et incontestable scientifiquement que même les pires promoteurs de la poursuite de la politique du tout-routier se trouvent sur la défensive, au moins au niveau du discours. Ils concentrent leurs efforts sur des manipulations promouvant la voiture (automobile individuelle) « écologique » (électrique, ou à hydrogène…) ou l’avion « bas carbone », mais aucune personne sérieuse soucieuse de protection de l’environnement et de la santé n’ignore que la seule vraie voiture écologique est la voiture de chemin de fer, qu’une automobile électrique occupe autant d’espace qu’une voiture thermique et engendre autant d’insécurité et de sédentarité. Nous défenseurs du rail public devons développer les convergences avec les écologistes (ceux qui ne sont pas anti-train), avec d’autres forces forces progressistes qui croient en l’avenir du service public ferroviaire, pour mettre nos adversaires face à leurs contradictions et repasser à l’offensive.
Souvent présentée, à tort, comme opposée à l’écologie, l’industrie connaît également un déclin préoccupant en France depuis quelques décennies, déclin qui se conjugue avec celui des services publics pour le plus grand malheur de la population, comme la crise du Covid-19 l’a illustré dramatiquement. Au point que les discours sur la nécessité de réindustrialiser notre pays fleurissent, même s’il est permis de douter de la sincérité de certains d’entre eux et surtout des mesures mises en œuvre pour les faire suivre d’actes. Pour autant, la conscience du problème de la désindustrialisation de la France progresse et l’on ne peut que se réjouir de ce premier pas. Et la conscience que la désindustrialisation ne fait que déplacer et aggraver les problèmes environnementaux (ne serait-ce que par l’explosion des transports qu’elle engendre) progresse également, point encourageant pour les convergences d’intérêt et d’action. Or le déclin de l’industrie française n’est pas dénué de liens avec la destruction méthodique du transport de marchandises par voie ferrée. Pour développer ou recréer un tissu industriel diversifié irriguant tout le territoire, qui suppose une industrie lourde performante, nous avons besoin d’un dense réseau ferroviaire apte aux convois lourds de fret. Les capacités techniques du rail à transporter des quantités très massives, ou à faire face à des pics d’activité, sont bien supérieures à celles de la route. Il est d’ailleurs significatif que l’Allemagne, pays voisin de la France, tout autant intégré dans l’Europe néo-libérale, et pays par excellence de l’industrie automobile, ait actuellement une part modale du rail deux fois plus élevée (ce qui reste encore notoirement insuffisant) pour les marchandises que la France. C’est directement lié au fait que l’Allemagne n’a pas détruit une grande partie de son industrie comme la France. On ne doit certes pas s’attendre à ce que les industriels français deviennent tous subitement « pro-ferroviaires », mais de nombreux élu(e)s locaux, même ne défendant pas spécialement par ailleurs le service public ou l’écologie, peuvent comprendre l’intérêt pour leur territoire de disposer d’une infrastructure ferroviaire performante. Et que c’est incompatible avec la balkanisation du réseau imposée par la déréglementation euro-libérale, dont l’une des conséquences s’illustre par une régénération au rabais de « petites lignes » ferroviaires rendant leur utilisation par des trains lourds de marchandises impossible !
Le train doit redevenir un service public structurant et fédérateur de la nation française
Les classes dirigeantes ont voulu, et veulent toujours, effacer le train de la mémoire collective, effacer le maillage structurant du territoire qu’il a longtemps assuré et qui constituait un gage de développement équilibré. Face à leurs contradictions, aux crises sociale, économique, sanitaire, environnementale, les progressistes doivent s’emparer du rail non seulement comme d’un service public menacé à défendre comme tous les autres, mais aussi d’un service public particulièrement précieux pour fédérer les luttes et la France de demain que nous voulons construire, dans laquelle le rôle central du train permettra de concilier la sobriété nécessaire à éviter le chaos écologique et le développement harmonieux au service du peuple. C’est le projet que défend la Convergence Nationale Rail.