Actualité de la pensée de Karl Marx Sa réappropriation en Amérique latine

Entretien réalisé par Silvina Friera, pour le journal argentin « Pagina 12 » (http://www.pagina12.com.ar/diario/suplementos/espectaculos/17-35875-2015-06-22.html) et traduit de l’espagnol pour la Rédaction de ReSPUBLICA (merci à Ricardo Zugaro).

 

L’historien publie un ouvrage qui, après une importante étude préliminaire, intègre treize textes écrits entre 1843 et 1881 par le penseur allemand (Antología Karl Marx, de Antolo Carlos Altamirano, Maristella Svampa, Emilio de Ipola et Horacio Tarcus). Pour lui, l’auteur du « Capital » est redevenu le « compagnon de route » de gouvernements opposés au néolibéralisme.
Le spectre de Karl Marx (1818-1883) n’a jamais cessé d’assaillir le capitalisme. Le climat d’antimarxisme dominant dans les années 80 conduisit nombre de commentateurs à prédire la mort de sa pensée, conséquence de l’effondrement des « socialismes réels ». Mais l’auteur du « Capital » ré-émergea sous les décombres du mur de Berlin, délivré de la pesante hypothèque du siècle passé – lorsqu’il était considéré comme responsable intellectuel des communismes. Le Marx du XXIe siècle, qui recommence à être lu et interprété, est un Marx « davantage sécularisé » et sans « -ismes » tributaires de l’orthodoxie soviétique.
L’heure était venue de publier une Anthologie Karl Marx (XXIe siècle), destinée aux étudiants et aux lecteurs en général, qui ont besoin d’approcher pour la première fois la lecture d’un penseur complexe. L’ouvrage de 487 pages contient treize textes écrits entre 1843 et 1881, sélectionnés par Horacio Tarcus, auteur d’une remarquable étude liminaire qui permet de suivre l’itinéraire intellectuel allant des travaux sur la « question juive », en passant par les Thèses sur Feuerbach, le Manifeste du Parti communiste et le Dix-huit Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, jusqu’aux Perspectives de la commune rurale russe.
Tarcus raconte que cela fait des années qu’on n’avait pas édité une anthologie de Marx. « Ces dernières années sont reparus des ouvrages tels le Manifeste et le Dix-huit Brumaire, qui se sont appuyés sur l’édition soviétique disponible sur internet, avec le vieil appareil de notes contenant une très forte intervention idéologique, et manquant en général d’études introductives et d’une plus grande attention au texte. Que paraissent ces éditions est l’indice que les textes de Marx ont intégré depuis de nombreuses années le domaine des classiques, » dit l’historien, créateur du Centre de documentation et de recherche de la culture de gauche en Argentine (CEDINCI).

Quel Marx lit-on aujourd’hui en Argentine ?

Je ne crois pas que l’Argentine lise un Marx autre que celui du reste de l’Amérique latine et du monde. Le retour de Marx a été simultané à l’échelle mondiale. Si je devais choisir un événement de référence, je dirais qu’après le grand reflux des années 90, dans le contexte du néolibéralisme – avec la vague des « nouveaux philosophes » français, Marx dénigré avec les maîtres penseurs d’alors et le marxisme subissant la plus forte dévaluation en tant que paradigme théorico-critique impuissant à penser la démocratie dans les années 80 – il y a eu un point d’inflexion en 1998, lors des 150 ans de la publication du Manifeste du parti communiste.
Il y eut des rééditions dans le monde entier ; la plus remarquable est sans doute l’édition anglo-saxonne par Verso Books, éditeur de Perry Anderson. L’anniversaire a été couvert par les suppléments culturels et toute la presse mondiale. Les principales universités organisèrent des événements sur les 150 ans du Manifeste, auxquels participèrent nombre d’intellectuels critiques pas nécessairement marxistes.
Paradoxalement, ce fut à Paris – capitale de la réaction antimarxiste – que l’anniversaire a été le plus remarquablement marqué.
L’arrivée au pouvoir de forces populistes nationalistes en Amérique latine a engendré un contexte beaucoup plus favorable a la diffusion des idées socialistes en général et du marxisme en particulier, bien qu’aucun des nouveaux gouvernements progressistes ne se dise d’inspiration marxiste.
Celui-ci n’est plus, depuis la fin des années 70, dans le programme des partis socialistes ni des gouvernements populaires latino-américains. Toutefois, les efforts de ces gouvernements pour promouvoir des politiques qui ont conduits leurs pays à rompre avec le néo-libéralisme auront trouvé le socialisme et Marx comme compagnon de route, parfois en contradiction, parfois mal à l’aise avec les idéologies nationalistes ou productivistes, mais avec un dialogue bien meilleur que ce qui se constatait dans les années 90.

L’expression « émancipation politique », qui vient de Marx, semble avoir été réappropriée dans différents pays d’Amérique latine dernièrement, n’est-ce pas ?

Oui. Mon intention est de restituer un Marx intégral, en partant du « jeune Marx » et son humanisme philosophique. Au-delà de l’émancipation politique, il y a une émancipation humaine qui a à voir avec une dimension sociale. Marx pense sa théorie de l’exploitation au sein d’une théorie plus large de l’oppression et de l’émancipation.
Le Marx dévalué des années 90 est un Marx réduit à une sorte de déterminisme économique, de jacobinisme politique, de simplification de l’analyse sociale, alors que sa pensée est beaucoup plus complexe et sophistiquée, ouvrant plus de perspectives pour penser le monde présent que la caricature qu’ont bâtie les « nouveaux philosophes » et la Nouvelle droite durant les décennies 80 et 90, en prétendant rendre Marx responsable de l’enfantement des « socialismes réels ».

Le problème a-t-il été de postuler que le communisme est synonyme de marxisme ?

Bien sûr, mais il y a là une relation complexe. Les socialismes réels se sont érigés au nom de Marx, mais ce marxisme-là a fonctionné, pour le dire en des termes marxiens, comme une authentique idéologie d’auto-légitimation de ces régimes. La responsabilité que peut avoir une théorie par rapport aux régimes qui prétendent s’ériger en son nom est très relative. Dans les années 90 il était difficile d’aller à contre-courant de cette identification, mais à partir de 1998 et au tournant du siècle on a pu faire appel au marxisme pour chercher des catégories permettant de comprendre ce qu’a été le cycle des communismes, de telle sorte qu’il y avait un marxisme capable de s’opposer aux socialismes existants. Si l’on se repenche sur l’histoire du marxisme au XXe siècle, une grande partie de la production la plus critique, la plus intense, les œuvres les plus riches furent écrites à rebrousse-poil des régimes communistes. L’œuvre de Trotski se distingue, mais elle n’est pas la seule.
 Les critiques de Rosa Luxembourg à l’encontre précisément de Trotski, l’ouvrage le plus critique du jeune Georg Lukács contre l’idéologie en train d’être établie en URSS, l’œuvre de l’Allemand Karl Korsch ou des « conseillistes » hollandais et allemands jusqu’à parvenir à « Socialisme ou barbarie » en France avec Cornélius Castoriadis et Claude Lefort. 
Ce sont des marxismes dissidents, des marxismes critiques ; Antonio Gramsci lui-même, bien qu’il ait été homme de l’Internationale communiste, pensait à contre-courant de la pensée politique communiste dominante.

Les penseurs de la dissidence ont été ceux qui ont le mieux interprété Marx ?

On pourrait dire qu’ils en ont été les lecteurs ou les interprètes les plus productifs, les plus incisifs, les plus profonds. Le stalinisme est une lecture « dogmatisante » qui s’approprie le marxisme et le convertit en idéologie d’un régime de pouvoir. Les lectures dont nous parlons proviennent de courants ou d’intellectuels critiques qui se sont affrontés à ces pouvoirs du « socialisme réel ».
Quand nous nous demandons s’il y a ou non crise du marxisme, de quoi parle-t-on ? Du marxisme en tant qu’idéologie des régimes communistes ou bien du marxisme de Walter Benjamin, de Gramsci, de Jean-Paul Sartre, de Karl Korsch ? 
Le marxisme en tant qu’idéologie des régimes communistes n’a pas fait l’objet de réhabilitations,
 par contre ces dernières années ont vu des réévaluations du marxisme critique.
L’œuvre de Gramsci a continué à être lue et éditée, celle de Benjamin a été quasiment redécouverte, et l’influence de Theodor Adorno sur des auteurs tels Fredric Jameson aux États-Unis ou John Holloway au Mexique montre que cet auteur continue à influencer. Sartre a vécu les décennies du reflux au point de devenir une référence négative dans son propre pays, mais il est l’objet ces dernière années de revalorisations et de rééditions. Marx émerge de nouveau, on lui retrouve une densité théorique qui va au-delà d’une expérience d’État faite en son nom.
Quant à cette association entre marxisme et communisme, on ne peut pas en déclarer Marx coupable, mais pas non plus – comme le voudrait certain trotskysme simpliste – totalement innocent. On ne peut pas rendre coupable Adam Smith des pires horreurs du capitalisme.
 Le lien entre une doctrine, une théorie, une philosophie, et les mouvements qui s’en inspirent est toujours complexe. L’auteur de telle théorie ou doctrine ne serait jamais ni totalement innocent ni totalement coupable.
Il y a évidemment dans Marx une série d’anticorps face à une conception totalitaire. Même si le stalinisme peut se réclamer du marxisme jusqu’à un certain point pour bâtir un régime de parti unique, d’annulation de la société civile, de contrôle et de répression, il est impossible de trouver dans Marx quelque texte qui légitimerait de telles pratiques.
 Marx n’est absolument pas un étatiste ; c’est pour cela que j’ai inclus le texte de la Critique du programme de Gotha, parce que lui n’imagine pas, au contraire de Ferdinand Lassalle, une société dominée et dirigée par l’État, un État qui se proclamerait « État du peuple », gouvernant au nom du peuple. 
Marx réagit avec vigueur contre une telle idée. 
Pour comprendre cette appropriation stalinienne du marxisme il faut relire l’histoire du marxisme en Russie.

C’est pour cela que vous incluez, en fin d’anthologie, « L’avenir de la commune rurale russe » ?

Exactement. L’émergence de la question russe à partir de 1860 ouvre un horizon révolutionnaire non envisagé quelques années plus tôt. 
La lutte contre le tsarisme pourrait être envisagée comme l’étincelle d’une explosion révolutionnaire, que Marx continue de penser dans les termes de 1948 : comme révolution paneuropéenne où la réaction en chaîne pourrait venir de la lutte anti-tsariste, faisant émerger une nouvelle génération de révolutionnaires.
Cette révolution, qui commencerait en Orient et non en Occident, le conduit à repenser des aspects substantiels de sa conception de l’Histoire.
Elle lui sert à faire un pas de plus dans sa rupture avec la philosophie hégélienne de laquelle il commence à se défaire, mais c’est là un élément de décentrage, de blessure narcissique que Marx doit travailler au travers des lettres qu’il écrit et réécrit à Véra Zassoulitch pour trouver la formulation adéquate à la compréhension de sa conception de l’Histoire.
Le grand paradoxe est que les interlocuteurs et héritiers de Marx ne sont pas les dénommés « pères du marxisme russe ». À l’inverse, Plekhanov, père du marxisme russe, doit occulter ces lettres de Marx pour fonder le marxisme en Russie. De telle sorte que le marxisme auquel se forme Lénine, ce marxisme de Plekhanov, est un marxisme construit aux dépens des textes de Marx.
C’est précisément la crise du léninisme qui permet de réévaluer ce socialisme taxé de romantisme, de pré-marxiste, de populiste. C’est ce que fait Pancho Arico : récupérer le marxisme de Mariategui et le marxisme des populistes russes. D’une certaine façon, sans être anti-léniniste, je dirai que l’opération de Arico revient à repositionner le léninisme parmi les multiples et diverses traditions du marxisme.
Je dis toujours à mes élèves, dès la première année : ce n’est pas que Lénine n’ait pas été marxiste ou bien que Marx n’ait pas été léniniste. Il s’est agi, avec la construction du marxisme-léninisme, d’une idéologie. Le marxisme-léninisme-stalinisme est un tour de vis supplémentaire sur cette idéologie ; je ne dis pas ainsi que Lénine était stalinien. Staline était léniniste, mais Lénine n’était pas stalinien.

Et pour prolonger cette provocation, Marx a dit qu’il n’était pas marxiste !

Exactement. Cela a à voir avec l’effet de méconnaissance qu’un auteur peut avoir sur la construction d’une doctrine faite en son nom. Nous pourrions partiellement dire que Freud n’était pas freudien dans la mesure où il ne se reconnaissait pas dans le freudisme d’Adler ou de Jung.
Cela nous amène à la question du legs théorique d’un texte, de ses problèmes d’interprétation et au caractère relativement ouvert de toute œuvre. Marx est un penseur mécontent de son propre système, il le reformule constamment jusqu’à peu avant sa mort.
La pensée critique resitue le caractère ouvert d’une œuvre et montre comment tout texte, y compris celui qui prétendrait à la plus grande scientificité, présente des lacunes que le doctrinaire s’empresse de remplir. Et il contient des tensions ou des contradictions que la doctrine résout dans un sens ou un autre.
Le penseur, le philosophe critique ouvre en permanence des questions. Le doctrinaire a besoin d’offrir des réponses, n’est-ce pas ? Je ne dis pas que le penseur est bon et le doctrinaire mauvais. Je ne fais pas de manichéisme, il s’agit de fonctions distinctes.