Le courrier reçu de C. Jenger et publié dans le dernier numéro de Respublica s’interroge sur un retour des années 30. Le parallèle est a priori politiquement pertinent, tant certaines prises de position dans le débat sur le « mariage pour tous » peuvent en effet faire penser à celles des ligues fascistes d’alors, même si leur violence, physique ou verbale, en est encore très loin. D’autres rares références à ces années sont plutôt centrées sur l’aspect économique.
Sous cet angle, le parallèle est combattu par ceux qui veulent voir dans la crise actuelle un phénomène ponctuel et non une constante du capitalisme, le refus de l’histoire permettant aux économistes de marché de nier la réalité : comme l’après-1929, l’après-2007 n’est pas une crise conjoncturelle parmi d’autres, une crise due aux excès d’une finance mal maîtrisée ou aux erreurs stratégiques néo-libérales, mais la fin de la gestion par une fuite dans la financiarisation, de la crise du profit apparue dans les années 70 (voir l’ouvrage Néo-libéralisme et crise de la dette).
Pourtant, les crispations sociétales d’aujourd’hui sont des manifestations précoces d’une situation de crise trop largement sous-estimée et réellement comparable à celle ouverte en 29. Pour qui veut bien le voir, la comparaison des trajectoires économiques et sociales européennes fait apparaître une similitude patente au niveau économique : comme celui de 2007, le krach de 29 résulte d’une spéculation hypothécaire effrénée ; comme l’étalon-or dans les années 30, l’euro aujourd’hui introduit une contrainte extérieure de compétitivité qui impose des politiques d’austérité. Dans les années 30, le débat sur la meilleure façon de gérer la contrainte de compétitivité était entre la dévaluation, et la déflation, entre l’abandon de la référence à l’or et la casse des salaires. Aujourd’hui, ce débat revient au devant de la scène : sortir de l’euro pour pouvoir dévaluer et relancer, ou casser le salaire socialisé, via la casse des services publics et de l’État-providence, pour redevenir compétitif par « dévaluation interne ».
Au niveau politique et social, il y a aussi une même similitude entre l’attitude des radicaux qui, dans les années 30, n’ont eu de cesse de faire échouer le Front populaire, et celle des « socialistes » d’aujourd’hui qui dérivent de même vers la droite et l’économisme et sont amenés à s’opposer ouvertement à la « gauche de la gauche ». Conséquence grave, on constate dans les deux périodes le même discrédit de la classe politique, la même perte de foi en la démocratie,. Dans les années 30, les ligues fascistes ont surfé sur ce discrédit et cette faiblesse pour tirer sur l’étranger, sur la perte de souveraineté due à l’impuissance de « la gueuse », etc. Aujourd’hui, il y a l’immigré profiteur, mais aussi, au niveau sociétal, les porteurs de valeurs anti-chrétiennes, l’Américain matérialiste, l’islamiste polygame, etc.
Cependant, il y a deux différences essentielles entre les deux époques, qui affaiblissent le risque d’une dérive fascisante. C’est, d’une part, la perte à gauche de l’idéal communiste, qui peut expliquer la dérive de la social-démocratie moderne et l’affaiblissement des syndicats, alors que la perspective du bolchévisme pour tous avait exacerbé le sentiment anti-républicain de ceux qui ont fait le socle de l’extrême droite : conservateurs et réacs cathos hypers-individualistes, rejoints par quelques communistes et anarcho-syndicalistes perdus. Et c’est, d’autre part, l’intégration au capital de classes moyennes développées par la redistribution des 30 Glorieuses, via la Sécu ou l’impôt, et en perte de la conscience de classe. Ce qui a conduit la gauche social-libérale à l’abandon des classes populaires.
Le récent sondage selon lequel M. Le Pen passerait largement devant F. Hollande en cas d’élection présidentielle anticipée est certes inquiétant, mais celui selon lequel 72 % des Français seraient favorables à l’idée d’un gouvernement d’union nationale en atténue l’impression, si cela signifie que tant que les classes moyennes auront l’espoir de conserver leurs acquis sociaux, dont la capacité d’épargne et de constitution d’un patrimoine financier, elles n’iront pas à l’aventure politique.
Un danger est cependant que comme dans l’entre-deux-guerres la droite la plus ultra-libérale (Sarko-Copé-Jacob), la plus proche des cathos intégristes et la plus polluable par les idées d’extrême droite, trouve dans le mouvement sociétal contre le mariage gay une bouée à laquelle s’accrocher afin de retrouver la base sociale que son impuissance économique lui a fait perdre. Danger, car elle pourrait s’en faire larguer le cas échéant, comme la classe politique allemande qui, en voulant écarter le péril soviétique en 29, en installa un autre en 33.
Un autre danger, opposé, est lié à l’ignorance de l’histoire de ceux qui, à « gauche de la gauche » ou qui s’en réclament opportunément, en appellent au mythe de Roosevelt et Keynes sauvant le capitalisme pour prôner une alternative à l’austérité tout en restant dans le cadre capitaliste. Mais il faut savoir que Roosevelt et son fameux New-Deal n’ont en réalité rien résolu : à la veille de la seconde guerre mondiale, la crise était toujours aussi profonde (toujours 10 millions de chômeurs à la veille de la guerre, etc.), et c’est l’effort de guerre qui a relancé la machine. Quant à Keynes, il a lui-même très nettement critiqué le New Deal, reprochant aux autorités de s’en tenir à réformer les structures, quand il s’agissait de dépenser. Et les politiques keynésiennes de gestion des 30 Glorieuses, assises sur la dépense financée par les gains de productivité industrielle, sont inappropriées dans une capitalisme de finance prédatrice, les 30 Piteuses l’ont suffisamment montré.
Discrédit de la classe politique, mais absence de rêve alternatif : le risque de ligues fascistes ne peut se déduire mécaniquement de la situation économique ni d’une analogie politique. Le discrédit se traduit aujourd’hui par un désintérêt massif des citoyens pour les élections, tandis que l’oligarchie, relayée par des médias complices par endogamie, accuse de populisme ceux qui persistent à vouloir autre chose que ce que les experts présentent sans alternative. La pensée néo-libérale mise sur le marché pour empêcher les politiques de faire n’importe quoi, et ces politiques soucieux de leur carrière s’emploient à être « raisonnables », et le peuple abandonné par la gauche pourrait se laisser abuser par le « populisme » d’extrême droite, à qui la gauche a abandonné l’idée de nation, faux populisme, mais vrai totalitarisme.
De même que la finance folle est la conséquence de la crise du capital, et non l’inverse, ce ne sont pas les individus fous, « sans sang-froid et retenue », que dénonce notre lecteur, qui affaiblissent la démocratie, mais la faiblesse structurelle de la démocratie capitaliste (bourgeoise ou oligarchique) qui génère ces comportements fous. La référence aux années 30 peut ouvrir les yeux sur la situation réelle d’aujourd’hui, s’il s’agit, non pas de bêler avec les agneaux, mais bien de rapporter les errements du passé à la crise du capitalisme comme cause de la crise sociale et politique, dans l’espoir d’éviter « d’en revivre les pires moments ».