Lorsque Jacques Chirac supprima le service militaire, on vit s’opposer, comme souvent, les progressistes (que cette décision réjouissait) et les républicains (qui, au contraire, la déploraient). Les premiers considéraient le service militaire comme une obligation liberticide et abrutissante, les seconds, comme l’un des creusets où pouvaient encore se transmettre les « valeurs » républicaines. Il n’était pas interdit d’être plus pragmatique : on pouvait craindre la disparition du service militaire au seul motif que c’était un moyen d’apprendre à faire la guerre.
N’en déplaise aux belles âmes antimilitaristes, savoir faire la guerre est précieux. Quand un pays tombe sous le joug d’un tyran, il n’est pas inutile de savoir remonter un fusil, manier des explosifs, dégoupiller une grenade, utiliser une radio. Telle est l’une des leçons que l’on peut tirer de l’Occupation.
J’appartiens à une génération qui n’a pas appris à faire la guerre. La proposition peut être entendue au sens propre comme au sens figuré : j’appartiens à la première génération à qui le service militaire fut épargné. Mais j’appartiens aussi à une génération qui a été dépossédée des armes grâce auxquelles on mène une bataille dans le champ politique.
Lorsque les gens de ma génération eurent l’âge de s’intéresser à la chose politique, le discours de la démocratie sociale était devenu hégémonique à gauche. Le mur de Berlin venait de s’écrouler. On prophétisait la fin de l’histoire : les sociétés, incitées à entrer dans le grand Marché mondial, ne connaîtraient plus, désormais, de convulsions. On constaterait bientôt que l’économie de marché était le meilleur vecteur de la démocratie. Apprendre à se battre était devenu inutile.
Pire : l’idée même que la politique puisse relever de la catégorie de la guerre était suspecte. Car l’heure était à la fétichisation du consensus. Les syndicats s’étaient majoritairement ralliés à la cogestion. La philosophie de Jürgen Habermas, en valorisant l’éthique de la discussion, apportait à cette nouvelle doxa son assise théorique. Les partisans du compromis étaient généralement loués, les diviseurs, honnis. Jürgen Habermas était en vogue, et Marx mis au rebut : qu’il puisse exister des classes, qui plus en est lutte, voilà une thèse que personne n’entendait plus.
C’est ainsi que s’installa progressivement ce que Jean-Claude Milner appelle la « politique des choses » : l’idée selon laquelle la politique est affaire d’experts, qui parlent au nom des choses, et non affaire de décisions humaines.
Le bon peuple était gentiment invité à circuler, car il n’y avait rien à dire. Les experts parlaient à sa place. Il pouvait toujours méditer devant sa caricature : le beauf et Dupont-Lajoie. Pour la jeunesse bourgeoise, adopter le style cynique et le ton de la dérision qui étaient de mise sur Canal Plus était du plus grand chic. Les hommes politiques, en toute logique, n’étaient plus seulement caricaturés : ils étaient réduits à de pathétiques marionnettes.
Ceux qui auraient malgré tout voulu entrer dans la bataille se retrouvaient sans armes. Pour mener un combat dans le champ politique, la colère ne suffit pas. Il faut transformer sa colère en indignation et son indignation en propositions articulées, rigoureusement argumentées. Il faut être capable de repérer et d’analyser des séquences historiques, afin d’avoir l’intelligence des situations. Pour cela, la connaissance de l’histoire et la maîtrise de la langue sont nécessaires. Deux choses qui, dans l’école réformée, étaient précisément battues en brèche. On aurait voulu condamner les générations à venir aux bredouillages et aux balbutiements qu’on ne se s’y serait pas pris autrement.
J’ai eu la chance de rencontrer quelques sages. Je les ai reconnus à ceci qu’ils savaient faire la guerre. Ils ont eu la générosité de me transmettre leur art. Que cet article soit une façon, pour moi, de les remercier.