Assistons-nous à une poussée laïque ?

D’abord deux décisions judiciaires heureuses, qui n’étaient pas acquises, et devraient empêcher un certain nombre d’actions de déstabilisation communautaristes religieuses.

1/ Dans son arrêt de Grande Chambre du 1er juillet (voir CEDH communiqué S.A.S. c. France interdiction de porter une tenue dissimulant le visage), la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a jugé que l’interdiction de porter une tenue destinée à dissimuler son visage dans l’espace public en France, introduite par la loi du 11 octobre 2010, n’est pas contraire à la Convention européenne des droits de l’Homme. Elle note en particulier que  : « la question de l’acceptation ou non du port du voile intégral dans l’espace public relevant d’un choix de société, la France disposait d’une ample marge d’appréciation. Dans un tel cas de figure, la Cour se doit en effet de faire preuve de réserve dans l’exercice de son contrôle de conventionalité dès lors qu’il la conduit à évaluer un arbitrage effectué selon des modalités démocratiques au sein de la société en cause. […] L’interdiction contestée peut par conséquent passer pour proportionnée au but poursuivi, à savoir la préservation du « vivre ensemble ». »

2/ Dans l’affaire de la crèche privée Baby-Loup, après six ans de feuilleton judiciaire, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a confirmé le 25 juin (voir le texte de l’arrêt : http://www.courdecassation.fr/jurisprudence_2/assemblee_pleniere_22/arret_n_29565.html) l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 27 novembre 2013 en confirmant le licenciement d’une salariée ne respectant pas le règlement intérieur par le port du voile dans l’exercice de son travail  (1)Baby-Loup avait adopté un règlement intérieur, qui précisait que « le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités ». La Cour de cassation estime que cette restriction à la liberté de manifester sa religion ne présentait pas « un caractère général mais était suffisamment précise, justifiée par la nature des tâches accomplies, et proportionnée au but recherché ». C’est donc la victoire définitive du principe de neutralité religieuse en l’espèce (sous réserve d’un pourvoi devant la Cour européenne des droits de l’homme).
Il est cependant à noter que, suivant le procureur général, la Cour de cassation n’a pas retenu la possibilité de considérer la crèche comme « une entreprise de conviction » car son but n’est pas de défendre des convictions religieuses ou philosophiques, mais d’accompagner la petite enfance en milieu défavorisé, sans distinction d’opinion.
Or, s’il est désormais licite de prévoir une clause de neutralité religieuse dans le règlement intérieur d’une association ou d’une entreprise dans les conditions formulées par la Cour, c’est tout un champ qui s’ouvre non seulement dans le domaine de la petite enfance, mais dans les secteurs éducatif, sportif, social, de loisir, etc. pour les entreprises à caractère laïque. On peut espérer « Que cent Baby-Loup fleurissent ! » et soient encouragés par les décideurs et bailleurs de fonds (et d’abord les municipalités) lorsque les usagers manifestent une préférence pour la neutralité au caractère confessionnel d’autres structures. De plus, pour mettre fin à la « discrimination par omission » qui frappe les laïques et les non-croyants (voir l’ouvrage de C. Kintzler recensé dans ce journal ainsi que http://www.mezetulle.net/article-la-laicite-une-conviction-paradoxale-par-c-arambourou-122664154.html#3.2), une amélioration législative devrait accompagner la jurisprudence Baby-Loup.

Il se trouve que juste avant le prononcé de l’arrêt du 25 juin, le journal Marianne lançait une pétition appelant les Français à « se ressaisir » en matière de laïcité, signée par des personnalités de droite comme de gauche, sur des bases parfaitement justifiées mais qui nous apparaissent empreintes de beaucoup d’idéalisme. Non, la laïcité n’est pas pour nous une valeur dont il suffirait d’accompagner l’irrésistible ascension « naturelle » depuis l’époque des Lumières par des mesures bienveillantes et des encouragements aussi rituels que consensuels des politiques. Cette apparente unanimité obscurcit l’analyse des causes et donc supprime la possibilité d’agir.

Dans toute l’histoire, jamais les avancées laïques n’ont été produites seules mais sont apparues dans un projet global : la Révolution française, la Commune, la consolidation de la République dans la période 1880-1911, le Front populaire, l’application du programme du Conseil national de la Résistance, où la constitutionnalisation de la laïcité par exemple a été portée par des chrétiens, des communistes, des gens de droite et de gauche, mais unis sur un objectif plus large. Or depuis les années 1980, le « mouvement réformateur néolibéral » est fermement allié avec les communautaristes et les intégrismes. L’abandon par une partie de la gauche et de l’extrême gauche de l’idée laïque, un militantisme antilaïque violent de forces se réclamant de la gauche et de l’extrême gauche, ont ainsi abouti à la possibilité de la reprise pervertie de l’idée de laïcité par le FN et du regain d’intérêt qu’y porte la droite républicaine.

On ne niera pas que la laïcité soit « un formidable levier d’intégration », selon les termes de cette pétition mais la laïcité ne résoudra pas les problèmes de misère sociale et de fragmentation ethnique et religieuse dans les « territoires perdus de la République » ; l’intégration ne peut avoir de sens quand le capitalisme est en crise et ne fait plus société. Des générations d’immigrants ont été intégrés par le travail, par lequel ils sont entrés dans la consommation, les impôts, la Sécu, etc., bref, dans la République. Une République qui n’est plus « une et indivisible » depuis que les politiques néo-libérales contre la crise en excluent aujourd’hui les classes populaires, constitués de salariés mal payés ou sans travail, et de surcroît spatialement ségrégués.

Voilà pourquoi on ne peut croire à une poussée laïque par l’alliance des bonnes volontés de droite et de gauche. Voilà pourquoi les progrès de l’idée laïque dans le peuple seront liés à ses conditions matérielles d’existence et donc aux luttes sociales. Et ainsi, pour revenir aux dossiers du jour, est-il significatif que des femmes précaires souhaitent des crèches 7 jours sur 7 accueillant dans la neutralité toutes les communautés de la zone de relégation où elles vivent (N. Baleato, directrice de Baby-Loup, au magazine Causette, n° 35). Est-il significatif aussi que des salariés sur des emplois non qualifiés  accueillent favorablement (de l’aveu des dirigeants de Paprec) la charte de la laïcité proposée par l’entreprise parce qu’elle leur permet d’être libérés sur leur lieu de travail des pressions communautaires.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Baby-Loup avait adopté un règlement intérieur, qui précisait que « le principe de la liberté de conscience et de religion de chacun des membres du personnel ne peut faire obstacle au respect des principes de laïcité et de neutralité qui s’appliquent dans l’exercice de l’ensemble des activités ». La Cour de cassation estime que cette restriction à la liberté de manifester sa religion ne présentait pas « un caractère général mais était suffisamment précise, justifiée par la nature des tâches accomplies, et proportionnée au but recherché ».