1938, mon paternel vient d’avoir 17 ans. Il s’est engagé volontaire quand il a entendu son père lui dire qu’il ne pourra pas poursuivre des études. Il est l’aîné de deux garçons. Et l’aîné, ça doit « rester au cul des vaches ».
Nous ne sommes plus en 14/18 et pas encore en 40/45. On dirait que je parle de format. Comme quoi le temps et l’espace… Pas tellement question de guerre : c’est la mi-temps qui va vers sa fin.
Sa garnison stationne dans une cour. Et puis soudain, le goudron, devant lui, s’est mis à faire comme de la purée qui bout. Il s’est dit : – « Merde il fait si chaud que ça ? » Pensez-vous : c’était une espèce de con, dans un avion, toujours, qui lui tirait dessus. Tirer sur lui ? Mais qu’était-il lui ? Rien du tout, c’est pas possible, tout ce travail de voltige, de moteur, de mitrailleuse…
Absolument disproportionné. Il a fallu le temps qu’il s’y fasse, à cette idée. C’était quand même beaucoup d’honneur qu’on lui faisait. Il était en quelque sorte pris en considération. Ben, ça vous touche. N’empêche que, touché ou pas, il a freiné comme si à force de rouler sur le bord de la marmite, il allait tomber dedans. Et pour tomber, il est bien tombé, lui et les autres. ils ont été tous ratissés, et si un avion n’a pas suffi, envoyez l’escadrille, les corps francs, la gestapo, la milice, les balles perdues, les bombardements très hasardeux des Américains suivis de près par leurs débarquements scénarisés.
Mais il était quoi, mon père, dans ce film ? Il était quoi, lui, dans la cour ? Et d’ailleurs, comment ça se fait qu’il était là, ce fils de paysans qui rêvait d’être maître… d’école ? Le hasard ? Pas du tout. La guerre, c’est tout le temps, faut pas croire. Il y a les guerres dont on lit le récit dans l’Histoire, et qui sont datées ; mais, au réel du quotidien, ça guerroie sans cesse et sans arrêt. C’est pourquoi il est parti pour en finir ou en découdre, un beau matin, de Lille, de cette cour de caserne nommée Vauban où erraient des soldats pas tellement militaires, et tout à fait désœuvrés, pour enfin s’évader. Bertolt Brecht le dit dans Dialogues d’exilés : « peu après ils se séparèrent et s’éloignèrent chacun de son côté ».
C’est donc maintenant que je le pense, sur mes vieux jours, que ceux-là, ces quelques épars parmi les passants, c’étaient des Héros ordinaires, des Révolutionnaires. Quant à savoir ce qu’ils sont devenus, bien sûr que je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est qu’à la fin, à la fin de la guerre, mon « paire », il a fini par la libérer, la France.
En 1944, pas tout seul évidemment, mais avec, comme il le disait, « ses Fellaghas, en djellaba, avec des mitraillettes américaines sous le bras », en débarquant en Provence. Je l’ai lu, aujourd’hui, que fellaghas, ça voulait dire : « coupeurs de route ». Ils l’ont pas coupée, ils l’ont prise la route, direction l’Allemagne, avec le général Leclerc, la 2ème DB, tout le saint-frusquin et toujours avec ses fellaghas.
Alors, pour faire court, disons que cette histoire s’arrête là, mais que j’en suis né, en 1949 de ce récit de guerre. Et je veux pas qu’on me la vole, mon histoire. Tout ça parce que je n’aurais pas voulu m’engager et voter pour ou contre… Je ne veux pas, qu’un jour dans mes rêves, mon « padre », comme mes petits-enfants de 9 et 12 ans, viennent me dire : « Eh ! Qu’as-tu fait (en 2022), de ma jeunesse, de notre jeunesse ? » À cette question aujourd’hui, je ne peux apporter que deux réponses : « Entre la réalité et son exposé, il y a ta vie qui magnifie la réalité, et cette abjection nazie qui ruine son exposé. » Et :
« Dépêchons nous d’œuvrer ensemble avant que ce qui nous fait converger l’un vers l’autre ne tourne inexplicablement à l’hostile. »
René Char, Feuillets d’Hypnos,1943-1944, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade.
Cette petite histoire est tirée de faits réels, mais librement inspirée d’un texte, « Balivernes pour un Pote »(1)TEXTES FOUS, édités chez Seghers (et imprimés à Vichy (sic) le 10 avril 1978), dans la collection dirigée par Félix Guattari et Nicole Muchnik. de Fernand Deligny (le mentor avec qui nous avons, avec Thérèse, tout appris, ou presque, à Monoblet dans les Cévennes en 1974).
Notes de bas de page
↑1 | TEXTES FOUS, édités chez Seghers (et imprimés à Vichy (sic) le 10 avril 1978), dans la collection dirigée par Félix Guattari et Nicole Muchnik. |
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