Mon aile est prête pour l’envol,
J’aimerais repartir d’où j’arrive,
Car même si je restais tant que vit le temps,
Je ne trouverais guère mon bonheur.
Gerhard Scholem, Salut de l’Ange
Il y a un tableau de Klee qui porte le nom d’Angelus Novus. Un ange y est figuré qui a l’air de se trouver sur le point de s’éloigner de quelque chose sur quoi il fixe son regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche grande ouverte et ses ailes écartées. L’ange de l’histoire doit ressembler à cela. Il a le visage tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit qu’une unique catastrophe empilant des ruines sur d’autres ruines et les rejetant à ses pieds. Il aimerait rester, réveiller les morts et recoller ce qui fut brisé. Mais une tempête se lève depuis le Paradis, elle s’est prise dans ses ailes et elle est si forte que l’ange ne peut plus refermer celles-ci. Cette tempête l’entraîne irrésistiblement vers l’avenir à qui il tourne le dos, tandis que l’amoncellement de ruines auquel il fait face s’élève jusqu’au ciel. Ce que nous appelons le progrès, c’est cette tempête.
Walter Benjamin, Neuvième thèse sur le concept d’histoire (1940)1
1.
Walter Benjamin, né le 15 juillet 1892 à Berlin, suicidé le 26 septembre 1940 à Port-Bou, à la frontière franco-espagnole, a grandi dans un milieu de haute bourgeoisie intellectuelle allemande, dans une famille juive adhérant pleinement au modèle de la « haute culture » issu de l’institutionnalisation de l’idéalisme allemand et des mouvements esthétiques et intellectuels qui lui succèdent. Jusqu’au bout, Benjamin gardera un attachement à cet héritage idéaliste souvent associé au conservatisme : dans sa jeunesse, il est compagnon de route de mouvements réformateurs néo-romantiques ; même une fois communiste, ses critiques littéraires et philosophiques le conduiront à des hommages aux représentants de cette tradition, y compris dans son versant nationaliste, même si lui s’inscrit indubitablement dans le sillage de ceux qui entendaient retrouver le geste révolutionnaire total qui sous-tendait l’idéalisme des débuts – une problématique palpable notamment dans sa thèse de doctorat sur Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, marquée par la volonté d’un retour aux sources subversives et réflexives de l’idéalisme romantique, contre les interprétations conservatrices, chauvines et cléricales promues par les tenants de l’ordre établi dans l’empire wilhelminien. Cette position n’est pas exempte de contradictions, qui structurent et animent la pensée de Benjamin, ce qu’illustre par exemple sa série d’essais sur l’art photographique, qu’on aurait tort de réduire au célèbre passage sur « l’aura » dans L’ œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, un ouvrage dont la rédaction a elle-même passé par plusieurs versions. En particulier, sa Petite histoire de la photographie fourmille d’analyses sociales et esthétiques très fines et restituant l’ambiguïté de la position de Benjamin.2
Pauvres, voilà ce que nous sommes devenus. Nous avons abandonné une part de l’héritage humain après l’autre, nous l’avons souvent gagé au Mont-de-Piété pour un centième de sa valeur et obtenir, en contrepartie, qu’on nous tende la petite monnaie de « l’actualité ». Sur le pas de la porte, il y a la crise économique et derrière elle, une ombre : la guerre à venir. Tenir bon, aujourd’hui, est l’affaire des quelques puissants qui restent et qui ne sont notoirement pas plus humains que le grand nombre ; souvent ils sont plus barbares, mais pas au bon sens du terme. Quant aux autres, il leur faut trouver un accommodement, en repartant de zéro et avec pas grand chose. Ils y arrivent grâce aux hommes qui ont fait leur affaire de la nouveauté absolue en la faisant reposer sur l’analyse et le renoncement. Dans leurs bâtiments, leurs images et leurs histoires, l’humanité trouve de quoi se préparer à l’éventualité de devoir survivre à la culture. Et elle le fait en riant, ce qui le plus important. Peut-être ce rire, ici ou là, sonne-t-il barbare. Dont acte. L’individu peut bien abandonner de temps à autre un peu d’humanité à cette masse qui la lui rendra un jour, intérêt et principal.
Expérience et Pauvreté (1933), conclusion
Si la génération de ses parents a assisté à l’éclosion d’un antisémitisme bourgeois protestant explicite, organisé notamment dans l’université à partir de la fin des années 1870, Benjamin fait partie des premières classes d’âge a avoir dû se former dans un climat où l’exclusion de la bourgeoisie juive assimilée hors du champ de la haute culture est explicitement posée dans le paysage culturel et intellectuel où il évoluait, caractérisé par l’assimilation d’une nouvelle bourgeoise intellectuelle nationaliste allemande catholique3, dont Carl Schmitt (né en 1888) et Martin Heidegger (1889) sont parmi les représentants les plus éclatants. Benjamin s’inscrit donc d’emblée à la fois dans un sillage idéaliste et néo-romantique et dans une référence dissidente voire révolutionnaire à cette histoire intellectuelle de l’idéalisme, et dont l’opposition à la doxa du moment le renvoie à la fois à l’histoire religieuse et intellectuelle du judaïsme et à une lucidité certaine quant aux zones d’ombres du triomphalisme « progressiste » d’une bourgeoisie universitaire protestante étroitement alliée aux secteurs les plus réactionnaires de la société.
2.
De ce triomphalisme progressiste lié à une perception dogmatique et in fine conservatrice de l’hégélianisme, on trouve également trace chez de nombreux intellectuels du mouvement ouvrier de l’époque, dont beaucoup, dans la génération précédente notamment, sont issus du mouvement libéral dont la dilution fournira des théoriciens aux mouvements politiques les plus divers. C’est aussi ce corpus intellectuel commun, déjà critiqué par de nombreux groupes dissidents se revendiquant d’avant-gardes diverses, qui s’effondre avec la Première Guerre Mondiale, l’horreur du conflit industriel, la déroute finale et amère de l’Allemagne et le chaos économique, social et politique des cinq premières années de la République de Weimar. Sur cette crise de la culture discutée par de nombreux intellectuels européens de l’époque, Benjamin portera un diagnostic remarquable, y compris par ses ambiguïtés et ses apories, dans son bref essai Erfahrung und Armut (Expérience et Pauvreté) en décembre 1933.4 Même si l’on aurait sans doute tort d’écarter chez Benjamin toute forme de nostalgie pour l’âge des certitudes bourgeoises et « l’époque de l’assurance » dont parle Stefan Zweig dans Le Monde d’Hier, Benjamin n’est justement pas Zweig, et sa réaction intellectuelle est conforme à son positionnement de jeunesse, la répétition du geste révolutionnaire romantique, enfant terrible du rationalisme universaliste des Lumières : il s’agit maintenant, sur les décombres du progressisme invariablement content de soi malgré sa faillite barbare, de penser l’action dans la singularité d’un moment qui semble précisément riche de possibles, de promesses et de cauchemars parce qu’il éclaire rétrospectivement l’histoire, mais sous un jour tout autre que celui que le présent était censé jeter sur le passé dans les lectures téléologiques de l’idéalisme institutionnel, qu’il fût d’ailleurs euphorique ou pessimiste. Ici, la réflexion ne prend pas la forme d’un vaste déploiement historique de la raison (ou de la liberté, ou du concept d’humanité), mais au contraire d’une exploration des plis et replis permettant de reconnaître à la fois la diversité des expériences et des conflits passés, comme autant de strates, et leur répétition partielle, notamment du point de vue des vaincus, qui oriente ainsi les fameuses Thèses sur le concept d’histoire de 1940.
Articuler historiquement ce qui est passé ne signifie pas en acquérir la connaissance « tel que cela fut réellement ». Cela signifie plutôt se saisir d’un souvenir tandis qu’il zèbre le ciel dans un moment de danger. Le matérialisme historique vise à retenir une image du passé tel qu’il se présente à l’improviste au sujet historique dans le moment du danger. Le danger menace à la fois la subsistance de la tradition et ceux qui entendent la recueillir. Pour elle comme pour eux, ce danger est toujours le même : se laisser transformer en instrument de la classe dominante. À chaque époque, il faut essayer de reprendre la tradition des mains du conformisme qui s’apprête à l’écraser. Le Messie n’arrive pas seulement en tant que rédempteur ; il arrive aussi comme vainqueur de l’antéchrist. Seul l’historiographe a en lui le don d’allumer dans ce qui est passé l’étincelle d’espérance traversée par le passé : si l’ennemi vainc, même les morts ne seront pas à l’abri. Et cet ennemi n’a pas cessé de vaincre.
Sixième Thèse sur le Concept d’Histoire, 1940
Cette idée d’une configuration historique singulière appelant à reconnaître des moments et des situations échappant à un grand récit d’émancipation linéaire, Benjamin la pense aussi en s’appuyant sur la singularité d’un messianisme juif à la fois concentré dans l’attente d’une fin de l’histoire par l’émancipation des esclaves, et généralement très éloigné des considérations sur la providence et la grâce qui ont plus ou moins consciemment nourri l’idéalisme progressiste.5
3.
La résurgence de Benjamin dans la réflexion socialiste contemporaine est directement liée à cette critique du « progrès » perçu comme un concept à l’emporte-pièce venant justifier a posteriori tout avatar historique comme un moment nécessaire dans la route vers un « mieux » jamais totalement défini, y compris lorsque les forces en présence qui, pour un Benjamin devenu marxiste, sont déterminées par les contradictions du capital, ne peuvent mener qu’à un effondrement.
Avertisseur d’incendie
La représentation de la lutte des classes peut induire en erreur. Il ne s’agit pas d’une épreuve de force par laquelle on déciderait qui gagne et qui perd ; il ne s’agit pas d’un combat à l’issue duquel le vainqueur se portera bien et le vaincu, mal. Penser ainsi, c’est travestir les faits à la mode romantique. En effet, la bourgeoisie peut bien vaincre ou être vaincue au combat, elle reste condamnée par les contradictions internes qui lui deviendront fatales au fil de son évolution. La question est seulement de savoir si elle périra par sa main ou par celle du prolétariat. La préservation ou la destruction de trois mille ans d’évolution culturelle, voilà l’enjeu de la réponse. L’histoire ignore le mauvais infini qui habite l’image des deux lutteurs éternellement opposés. Le vrai politique ne compte que par échéances. Et si l’abolition de la bourgeoisie n’est pas accomplie avant un instant du développement économique et technique que l’on peut presque calculer (l’inflation et l’usage des gaz de combat en sont le signal), alors tout est perdu. Avant que l’étincelle n’atteigne la dynamite, il faut couper la mèche qui se consume. Le geste d’intervention, la prise de risque et le tempo du politique sont d’ordre technique, et non chevaleresque.
« Avertisseur d’incendie », in Voie à sens unique (1928)
Il n’y a donc pas de surprise à ce qu’un penseur de l’écosocialisme comme Michael Löwy ait construit sa réflexion dans le dialogue avec Benjamin, lui qui refuse justement de penser la problématique écosocialiste comme un « conflit entre le capital et la nature », mais comme un conflit dans le capital, conflit dont les ressources naturelles et l’environnement sont partie intégrante, et qui entraînera à la fois le capitalisme et le monde entier dans l’abîme sans intervention pour venir « couper la mèche » – une conception qui, tout comme celle pensée par Benjamin lorsqu’il contemplait la marche des puissances industrielles vers le fascisme et la guerre, dépasse heureusement les fausses alternatives entre le fatalisme satisfait (« le capitalisme tombera comme un fruit mur »), l’aventurisme gauchiste (« il suffit de prendre le Palais d’Hiver ») et le gradualisme social-démocrate, tous trois immanents à la même philosophie de l’histoire qui anime le libéralisme progressiste et dont il s’agit de souligner l’aveuglement.
4.
Le recollement des instants passés, la réflexion sur la notion même d’instant, et son lien avec le péril (un topos classique de l’idéalisme allemand, au moins depuis Hölderlin), peuvent aussi nourrir chez le lecteur de Benjamin une réserve quant à la projection vers un contenu politique positif à affirmer, à défendre et à construire, au profit de l’attente inquiète d’un kairos dont on ne sait s’il arrivera à temps. Que Benjamin lui-même ait été un combattant n’a pas empêché la mémoire collective, tordue il est vrai par son suicide, de voir en lui une telle figure de la lucidité mélancolique, voire de l’escapisme utopique. Dans le contexte de voie à la fois à sens unique et sans issue où le mouvement émancipateur semble parfois se trouver, cette lecture possible de Benjamin n’est sans doute pas pour rien dans l’attrait qu’il exerce aujourd’hui. Il y a toutefois, de cet « l’avertissement d’incendie » benjaminien, un usage pour nous toutes et tous. Ce penseur si étranger au sillage progressiste du républicanisme à la Jaurès nous interpelle et nous réveille, nous demandant si notre perception de notre combat n’est pas elle aussi une vieille chanson berçant la misère humaine. Même si la formule est facile, Benjamin est toujours un penseur intempestif, interrompant les grands récits émancipateurs et les plans grandioses dont nous avons souvent besoin de nous bercer, trop besoin sans doute, pour nous rappeler au présent. L’extériorité radicale de l’utopie socialiste au monde tel qu’il est, une fois nommée et revendiquée comme messianisme, est paradoxalement de nature à nous renvoyer à cette terre-ci et à ce temps-ci, loin des arrière-mondes construits dans l’attente de l’achèvement inéluctable d’un plan providentiel. La dictature de la stratégie, la confiance en soi qui dégénère en sectarisme, la conviction d’être irremplaçable car riche d’une expérience accumulée nourrissent un festin militant que la main de Benjamin vient interrompre. Pour paraphraser le troublant Contre un chef d’œuvre, sur le monument que les prêtres du progressisme ont construit à l’avenir, nos mains fantomatiques écriront dorénavant à leur tour : « il est trop tard ». Reste à tâcher de peupler ce monde d’où l’expérience, l’espoir et la confiance ont disparu, par une éthique collective, une attention au présent et une détermination à préparer la bascule ici et maintenant, y compris s’il est déjà trop tard : le vent se lève.
2 Cette tension interne au mouvement idéaliste, cette conviction du matérialiste Benjamin de tenir la seule position « idéaliste » juste et par là même d’invalider l’idéalisme comme institution intellectuelle, n’est sans doute nulle part plus nette que dans l’étrange compte-rendu critique de 1930 Wider ein Meisterwerk (Contre un chef-d’œuvre), où il entreprend un dialogue serré avec le théoricien littéraire conservateur Max Kommerell sur l’interprétation du canon littéraire des années 1770-1840 et sur les modalités de restauration d’un mouvement idéaliste et romantique en Allemagne, tout en se peignant comme le seul lecteur capable d’apprécier la tentative de Kommerell à sa juste valeur.
3 La notion d’assimilation, appliquée à la bourgeoisie catholique, peut surprendre dans un cadre français. Il convient de rappeler que malgré une première période de gloire de l’idéalisme allemand conservateur catholique au début du 19e siècle, le conflit entre la sphère d’influence autrichienne et la sphère prussienne sur fond de réorganisation des Églises germanophones, ainsi que l’alliance entre la Prusse et les secteurs nationalistes du mouvement national-libéral (qui, bien qu’incluant déjà une composante antisémite très significative, était aussi le camp politique majoritaire de la bourgeoisie intellectuelle juive), ont débouché sur une situation où l’empire bismarckien était caractérisée par une hégémonie protestante libérale et conservatrice et une mise à distance des milieux catholiques. Les choses changent progressivement à la fin du Kulturkampf dans les années 1880.
4 Pour un diagnostic convergent sous un angle sociologique plus systématique, on se reportera à l’étude de Siegfired Kracauer sur les cols blancs, Die Angestellten (Les Employés), datant de 1929 et publiée juste avant que ne débute l’ascension du parti nazi.
5 Il est sans doute inutile de préciser que chez les pères fondateurs, à commencer par Hegel, cette convergence avec la notion de providence était explicitement théorisée, le christianisme étant pensé comme un moment dans le cheminement de l’esprit vers la conscience de soi, permettant la pleine réalisation de l’esprit absolu et/ou, selon la nuance d’hégélianisme retenue, du concept de liberté.