Les larmes à fleur de paupière
comment laisser filer
cette limpidité des mots
quand la gorge se fige
qu’il devient difficile de penser
les mots s’entrechoquent
comme des salves mouillées
tempête dans le cerveau
blessure
ils ont tué Charlie
Ils m’ont tué
dans mon Charlie à moi
comme une possibilité de vivre
un temps pour les poètes
qui s’en va
Il faudra recoudre avec des fleurs
avec des mots
avec des chansons des dessins
s’introduire
dans cet univers magique qu’ils ont créé
Charlie dessine moi un mouton
une libellule
une colombe de liberté
Ils étaient douze chevaliers de la liberté ce jour-là
innocents sans malice
égarés dans la tendresse de la création
avec des couleurs des idées
des rires des crayons
ils façonnaient un monde à leur façon
comme un rêve pour nous
Etre Charlie rien qu’une heure dans sa vie dans un jour
être en partance
comme en poésie
avec cette suspension du sens
qui colle tant aux images
Les caricatures ne déforment pas
elles accentuent
elles perforent pénètrent
demeurent elles sont encore là même après la tuerie
encore plus fort
encore plus vraies
Charb quand tu dis
qu’ils ont jusqu’à fin janvier
pour les vœux
image plus forte que tout autre discours
sur l’insondable connerie humaine
Ils étaient douze chevaliers de la liberté
qui ne le savaient pas
nous étions cent nous étions mille
à vibrer de douleur
Pourquoi ?
Venger cette image du Prophète Dérisoire
tout l’image
le prophète les assassins
Se trouver là ce jour à bosser à se marrer
au local de Charlie
sans imaginer un instant la tornade
la peur enfouie
pour pouvoir vivre
Et puis d’un coup saccage
carnage
furie de ces poupées Ninja en collants noirs
kalachnikov au poing
arrosant avec discernement avec méthode
sang froid
la haine des crayons
la haine des mots qui touchent juste
Ils allaient comme des robots
incarnation grotesque d’un dieu de soumission
endoctrinement
misère de la pensée
ridicules et cruels
paroles d’illuminés
barbarie bestialité
pauvre Prophète
dur dur d’être aimé par des cons
Ils tirent sur l’intelligence fine
l’insolence la liberté absolue de penser
de dire de dessiner
ravalant le prophète au statut de sombre brute
image définitive de la violence et du Mal
la caricature faite chair
jusqu’à inverser le sens
petitesse d’ Allah
Grandeur de ce que représentait Charlie
dont nous n’avions pas toujours conscience
nous ne les avons pas assez aimés
trop seuls
toujours en première ligne
nous le savions bien sûr
pour ce courage-là
nous étions déjà Charlie
pour ce bain de clarté
que balançait l’humour
comme des vagues de feu
et puis ils ont osé
Nous ne savions pas alors
tout ce que nous avons perdu
colère insoumission
révolte
toute cette fureur de vivre sans entraves
dans la plénitude de la pensée
insurrection
contre la servitude
sus à l’infâme l’infâme
le fanatisme religieux
idéologique
l’inhumain
Ils étaient tout cela à Charlie
cette extraordinaire résistance
le courage en plus
le courage de fustiger l’étroitesse d’esprit
la médiocrité
malgré les menaces
le danger de mort à chaque instant
dès que tu prends ta plume
ton crayon
tes couleurs
cette fluidité du rire
Le gouffre maintenant
alors bien sûr « je suis Charlie »
je suis cette pensée qui cravache
qui hurle dans le silence de la cruauté
je pleure sur ce vide
ce silence assourdissant qui devient clameur
dans la peau de Gavroche
Se reconnaître dans ce souffle de liberté
se savoir encore de cette engeance
qui hurle dans la rue
qui refuse qu’on tue la liberté d’expression
Bien sûr
ils auraient préféré la Marseillaise de Gainsbarre
même dans les sillons de la haine
le sang brûle la possibilité d’une île
Alors il faut accepter de se dire
qu’on n’a pas su aimer
qu’on n’a pas su éduquer
qu’ils sont devenus des monstres
et qu’ils nous ont tués
Ils ont tué ceux de Charlie
chevaliers de la pensée libre
insaisissables libertaires
défiant les menaces
mais poussant jusqu’au bout leur combat
la liberté pour tous
pour les poupées Ninja
pour les femmes voilées
pour le droit au « blasphème »
Ils ont assassiné même une femme
et ce policier
qui avait le même visage qu’eux
et qui les implorait
Folie Folie
lâcheté
délire de grandeur ou d’avilissement
Comment peut-on assassiner le sourire de Cabu
ce grand Duduche pour l’éternité
l’impudeur fraternelle de Wolinski ?
La pensée splendide d’ « Oncle Bernard » ?
Les délires troublants de Tignous
Le monde en interfaces d’ Honoré ?
La caricature ou la mort
tout un art de vivre
de s’insurger
cet art de faire tenir l’idée dans un seul trait
un coup de crayon iconoclaste
avec sa bulle de cristal
et tout est dit
Dire que nous ne savions pas
nous avions tendance à oublier
toute cette richesse
toute la poésie qui se tient comme en suspens
dans la caricature
cet art de provoquer la réflexion ou le plaisir
comme dans un geste un clin d’œil
mieux qu’un texte mieux qu’une parole
ça se décline dans un sourire
et tout est là étalé
à la vue de tous
au délire de chacun
« Comprenne qui pourra » disait Eluard
subtilité du sens qui glisse
avec ses arcanes de lucidité
et de complicité tacite
Même quand ça choque
surtout quand ça choque
on rit
Et nous sommes meurtris
de tant de génie dans la tombe
Là on ne rit plus on pleure
comme on pleure une amante
perdue et retrouvée
et repartie
comme on pleure un frère
un copain d’abord
on crie dans son cœur
pour tant d’humanité à jamais disparue
Déjà les chiens
hurlent à la porte
« ils l’avaient bien cherché logique de haine
loi du talion
reprendre tout à zéro
depuis la maternelle
cicatriser l’appel du djihad
apprendre à ne pas céder au chant des sirènes
ne plus laisser les imams de la mort
travailler en terrain fertile
assassins
Garder l’esprit Charlie après ça
Remonter la pente
le cœur dans les talons…
Nous sommes orphelins
mais d’autres viendront
demain encore Charlie
déjà Charlie
et son image de pardon
Ne pas céder
toujours un dernier espoir pour la liberté de dire
même le couteau sous la gorge
jusqu’au bout jusqu’à la mort
l’humour
comme un ultime retranchement
Ils étaient seuls
trop seuls
à peine symboliquement protégés
et les voici soudain dans ce rôle de héros
Ceux de Charlie
il faudra se souvenir
continuer le combat
pour la liberté
chacun à la mesure de son talent
sur tous les fronts
ceux de l’humour
de l’art de la laïcité
partir en chemin
avec l’innocence de Gavroche
et ne rien lâcher
vivre dans la chaleur des mots d’amour
des images qui chantent
dans le rire ou dans la peur
Orphelins de Charlie
alors tous Charlie
comme en écho
Charlie Charlie
7 février 2015