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« Charlie Charlie », un poème de Jo Falieu

Les larmes à fleur de paupière

comment laisser filer

cette limpidité des mots

quand la gorge se fige

qu’il devient difficile de penser

les mots s’entrechoquent

comme des salves mouillées

tempête dans le cerveau

blessure

ils ont tué Charlie

Ils m’ont tué

dans mon Charlie à moi

comme une possibilité de vivre

un temps pour les poètes

qui s’en va

Il faudra recoudre       avec des fleurs

avec des mots

avec des chansons     des dessins

s’introduire

dans cet univers magique qu’ils ont créé

Charlie        dessine moi un mouton

une libellule

une colombe de liberté

Ils étaient douze chevaliers de la liberté ce jour-là

innocents        sans malice

égarés dans la tendresse de la création

avec des couleurs        des idées

des rires       des crayons

ils façonnaient un monde à leur façon

comme un rêve pour nous

Etre Charlie     rien qu’une heure dans sa vie      dans un jour

être en partance

comme en poésie

avec cette suspension du sens

qui colle tant aux images

Les caricatures ne déforment pas

elles accentuent

elles perforent        pénètrent

demeurent                  elles sont encore là      même après la tuerie

encore plus fort

encore plus vraies

Charb        quand tu dis

qu’ils ont jusqu’à fin janvier

pour les vœux

image plus forte que tout autre discours

sur l’insondable connerie humaine

Ils étaient douze chevaliers de la liberté

qui ne le savaient pas

nous étions cent                 nous étions mille

à vibrer de douleur

Pourquoi ?

Venger cette image du Prophète        Dérisoire

tout                 l’image

le prophète     les assassins

Se trouver là ce jour        à bosser          à se marrer

au local de Charlie

sans imaginer un instant la tornade

la peur enfouie

pour pouvoir vivre

Et puis d’un coup   saccage

carnage

furie de ces poupées Ninja en collants noirs

kalachnikov au poing

arrosant avec discernement       avec méthode

sang froid

la haine des crayons

la haine des mots      qui touchent juste

Ils allaient comme des robots

incarnation grotesque d’un dieu de soumission

endoctrinement

misère de la pensée

ridicules et cruels

paroles d’illuminés

barbarie     bestialité

pauvre Prophète

dur dur d’être aimé par des cons

Ils tirent sur l’intelligence fine

l’insolence        la liberté absolue de penser

de dire     de dessiner

ravalant le prophète au statut de sombre brute

image définitive de la violence et du Mal

la caricature faite chair

jusqu’à inverser le sens

petitesse d’ Allah

Grandeur de ce que représentait Charlie

dont nous n’avions pas toujours conscience

nous ne les avons pas assez aimés

trop seuls

toujours en première ligne

nous le savions bien sûr

pour ce courage-là

nous étions déjà Charlie

pour ce bain de clarté

que balançait l’humour

comme des vagues de feu

et puis ils ont osé

Nous ne savions pas alors

tout ce que nous avons perdu

colère       insoumission

révolte

toute cette fureur de vivre sans entraves

dans la plénitude de la pensée

insurrection

contre la servitude

sus à l’infâme l’infâme

le fanatisme religieux

idéologique

l’inhumain

Ils étaient tout cela à Charlie

cette extraordinaire résistance

le courage en plus

le courage de fustiger l’étroitesse d’esprit

la médiocrité

malgré les menaces

le danger de mort à chaque instant

dès que tu prends ta plume

ton crayon

tes couleurs

cette fluidité du rire

Le gouffre maintenant

alors bien sûr     « je suis Charlie »

je suis cette pensée qui cravache

qui hurle dans le silence de la cruauté

je pleure sur ce vide

ce silence assourdissant qui devient clameur

dans la peau de Gavroche

Se reconnaître dans ce souffle de liberté

se savoir encore de cette engeance

qui hurle dans la rue

qui refuse qu’on tue la liberté d’expression

Bien sûr

ils auraient préféré la Marseillaise de Gainsbarre

même dans les sillons de la haine

le sang brûle la possibilité d’une île

Alors il faut accepter de se dire

qu’on n’a pas su aimer

qu’on n’a pas su éduquer

qu’ils sont devenus des monstres

et qu’ils nous ont tués

Ils ont tué ceux de Charlie

chevaliers de la pensée libre

insaisissables libertaires

défiant les menaces

mais poussant jusqu’au bout leur combat

la liberté pour tous

pour les poupées Ninja

pour les femmes voilées

pour le droit au « blasphème »

Ils ont assassiné même une femme

et ce policier

qui avait le même visage qu’eux

et qui les implorait

Folie     Folie

lâcheté

délire de grandeur ou d’avilissement

Comment peut-on assassiner le sourire de Cabu

ce grand Duduche pour l’éternité

l’impudeur fraternelle de Wolinski ?

La pensée splendide d’ « Oncle Bernard » ?

Les délires troublants de Tignous

Le monde en interfaces d’ Honoré ?

La caricature ou la mort

tout un art de vivre

de s’insurger

cet art de faire tenir l’idée dans un seul trait

un coup de crayon iconoclaste

avec sa bulle de cristal

et tout est dit

Dire que nous ne savions pas

nous avions tendance à oublier

toute cette richesse

toute la poésie qui se tient comme en suspens

dans la caricature

cet art de provoquer la réflexion ou le plaisir

comme dans un geste   un clin d’œil

mieux qu’un texte         mieux qu’une parole

ça se décline dans un sourire

et tout est là     étalé

à la vue de tous

au délire de chacun

« Comprenne qui pourra » disait Eluard

subtilité du sens qui glisse

avec ses arcanes de lucidité

et de complicité tacite

Même quand ça choque

surtout quand ça choque

on rit

Et nous sommes meurtris

de tant de génie dans la tombe

Là on ne rit plus       on pleure

comme on pleure une amante

perdue et retrouvée

et repartie

comme on pleure un frère

un copain d’abord

on crie dans son cœur

pour tant d’humanité      à jamais disparue

Déjà les chiens

hurlent à la porte

« ils l’avaient bien cherché                  logique de haine

loi du talion

reprendre tout à zéro

depuis la maternelle

cicatriser l’appel du djihad

apprendre à ne pas céder au chant des sirènes

ne plus laisser les imams de la mort

travailler en terrain fertile

assassins

Garder l’esprit Charlie après ça

Remonter la pente

le cœur dans les talons…

Nous sommes orphelins

mais d’autres viendront

demain encore Charlie

déjà  Charlie

et son image de pardon

Ne pas céder

toujours un dernier espoir pour la liberté de dire

même le couteau sous la gorge

jusqu’au bout      jusqu’à la mort

l’humour

comme un ultime retranchement

Ils étaient seuls

trop seuls

à peine symboliquement protégés

et les voici soudain dans ce rôle de héros

Ceux de Charlie

il faudra se souvenir

continuer le combat

pour la liberté

chacun à la mesure de son talent

sur tous les fronts

ceux de l’humour

de l’art            de la laïcité

partir en chemin

avec l’innocence de Gavroche

et ne rien lâcher

vivre dans la chaleur des mots d’amour

des images qui chantent

dans le rire ou dans la peur

Orphelins de Charlie

alors tous Charlie

comme en écho

Charlie   Charlie

               7 février 2015

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