Dans un article publié en janvier dernier dans ReSPUBLICA, j’évo-quais un mouvement de protestation qui semblait s’enclencher dans ce pays. Nous y voilà. Le catalyseur de ce mouvement aura été un projet de réforme touchant à la santé, aux retraites et aux impôts, notam-ment ceux portés sur l’électricité, les services publics et les produits de première nécessité – autrement dit, la facture que le président Ivan Duque a présenté à une Colombie secouée par la crise pandémique (2 934 611 cas ,76 015 décédés).
Ivan Duque doit avoir la mémoire courte : il a oublié la réaction des Colombiens qui, en novembre dernier, avaient déjà réagi en masse contre une augmentation de la TVA sur les biens et les services. La mobilisation avait tenu alors pendant sept jours, fait exceptionnel dans un pays où ce type de réaction de masse n’avait pas eu lieu depuis 1997. Dans les cortèges, on pouvait alors entendre « Nous n’avons pas peur, la Colombie s’est réveillée ». Mais Ivan Duque n’a pas compris cette première leçon et a donc récidivé. Et pour quel résultat ! Catastrophique sur tous les plans.
Dès le 28 avril, plusieurs organisations syndicales dont la CUT, la CGT, la CTC et les confédérations de retraités CPC, CDP et Fecode, lançaient un appel à la grève générale. Dans tout le pays, de nombreuses manifestations secouaient notamment les grandes villes, Bogota, Cali, et Medellin.
En marge des cortèges, plusieurs scènes de pillages de magasins et de centres commerciaux ou des saccages d’agences ban-caires ont provoqué un désordre général dans les centres urbains. Or les manifestations, comme par hasard, étaient infiltrées pas des policiers en civil chargés d’aiguillonner les plus violents, et donc de provoquer de la casse. L’occasion donc pour Alvaro Uribe (ex-président de la Colombie de 2002 à 2010 et mentor d’Ivan Duque) de demander à ce que les forces de l’ordre soient autorisées à tirer à balles réelles sur ces « terroristes vandales ».
Son appel a été entendu puisqu’à l’issue de ces quatre journées de protestations, on dénombrait 31 morts, près de 900 blessés, 13 éborgnés, sans compter 6 viols, 726 détentions arbitraires, 1 089 faits constatés de violences policières.
Ce n’est qu’à l’issue de ce bilan désastreux qu’Ivan Duque retirait son projet, tout en promettant d’en présenter un nouveau, mais qui ne serait pas l’œuvre du ministre de finances Alberto Carrasquilla, démissionné « pour ne pas gêner à la possibilité d’un nouveau consensus ». Le 5 mai, Ivan Duque appelait au dialogue et se déclarait prêt à recevoir les centrales syndicales, alors que celles-ci maintenaient l’appel à la grève générale.
Le ministre de la défense Diego Molano dénonçait le coupable : c’était la guérilla de l’ELN ! En cela, Diego Molano incarne parfaitement la pensée des gouvernants colombiens depuis des décennies, pour qui : revendication sociale = guérilla = terrorisme. Une équation parfaite qui vaut bien les « terroristes vandales » désignés par Uribe.
Ces deux-là ne sont pas seuls à ne pas comprendre que le pays a bougé : le principal hebdomadaire du pays, Semana, pense aussi que la ville de Cali serait actuellement une ville assiégée par le terrorisme, le narcotrafic et les bandes criminelles, et qu’il faudrait délivrer. La revendication, c’est encore du terrorisme ! C’est un schéma que certains ont voulu faire entrer de force dans la tête des Colombiens des années durant. Mais ceux qui s’y obstinent refusent de voir la situation actuelle et cette réalité : c’est tout un pays qui aujourd’hui se lève contre l’oligarchie qui a muselé toute contestation depuis tant d’années.
Depuis tant d’années, en effet, la Colombie est le théâtre d’une violence sourde, étendue méticuleusement à tout le territoire. La guerre civile qui a sévi durant 60 ans contre les FARC a servi de prétexte pour maintenir un pays bâillonné.
Mes amis sont nombreux en Colombie qui pourraient témoigner des pressions, des arrestations, des disparitions de leurs proches, pour avoir pris position ou revendiqué un meilleur statut social. Le moindre signe de protestation les assimilait à un membre des FARC, donc à un terroriste.
Les accords de paix signés en 2016 (grâce à la bonne volonté de Cuba et du Venezuela de Hugo Chavez puis de Nicolas Maduro) n’ont pas fait cesser les assassinats : 300 défenseurs des droits (syndicalistes, représentants des mouvements indigènes ou des minorités sexuelles) sont tués chaque année (57 depuis le 1er janvier 2021) dans le cadre de leur mandat. Il faut y ajouter les 271 membres de FARC, signataires des accords de paix qui eux aussi ont été exécutés depuis.
Pourtant les Colombiens ont pris conscience que maintenant, enfin, il leur appartenait de s’exprimer, de revendiquer, d’exiger, que ce soit par le vote ou par la pression de la rue. D’une certaine manière, les dernières élections régionales et municipales d’octobre 2019 (voir l’article cité plus haut), traduisaient cette volonté de changement : les partis traditionnels de droite avaient été boudés. Alvaro Uribe lui-même avait dû reconnaître la défaite.
Un Alvaro Uribe, cerné d’ailleurs par l’ONG américaine Human Rights Watch qui au détour d’un rapport de 136 pages détaille les cas d’assassinats contre les défenseurs des droits de l’homme et le peu de moyens mis en œuvre par les gouvernements pour les prévenir. Réaction du président Duque à la lecture du rapport : « les représentants de défense des droits sont trop nombreux pour qu’on puisse les protéger ». Un Duque toujours fidèle à son maître Uribe qui, sous sa présidence (2002-2010) dénonçait les assassinats des FARC alors qu’en vérité, ils étaient commis par des militaires. Il suffisait pour cela de faire monter dans des camions quelques paysans, de les exécuter dans des champs, et de jeter les corps revêtus d’uniformes dans des fosses communes. Cela suffisait alors pour accuser les FARC du meurtre des 6 402 corps retrouvés pendant cette période.
Or la Colombie, premier pays producteur de cocaïne au monde, n’est jamais inquiétée sur la scène internationale pour le non-respect des droits de l’homme, pour les exécutions sommaires ou les découvertes de fosses communes pleines de cadavres assassinés par des militaires pendant la présidence Uribe. Ces grands défenseurs des droits de l’homme que sont les États-Unis et l’Union européenne dans les pays situés plutôt à gauche de l’échiquier politique prennent soudain des gants lorsqu’il s’agit de demander des comptes au pouvoir colombien.
La Colombie représente le prototype même du pays où l’oligarchie règne sans partage depuis des décennies et combat le communisme – où ce que l’on appelle aujourd’hui la gauche radicale – sous toutes ses formes. Son attitude ne déplaît donc pas du tout aux États-Unis, qui ne peuvent entendre le mot « socialisme » sans frémir, ni à une Union européenne sous influence d’un parlement très conservateur. Les quelques familles colombiennes qui se partagent les richesses du pays se servent comme d’un paravent des deux principaux partis politiques, le parti libéral et le parti conservateur, pour maintenir un couvercle sur la marmite du pays et la pression sociale.
Le premier producteur mondial de cocaïne déploie pourtant une main de fer contre les mouvements sociaux depuis des décenniesMais, et c’était prévisible, le couvercle a sauté. La Colombie s’est réveillée, et refuse désormais en bloc cette violence d’État qui s’est toujours imposée et veut aujourd’hui encore écraser la rue. Les syndicats, les associations, la jeunesse colombienne mènent la révolte ; il faut encore que les partis de gauche se réveillent à leur tour et saisissent ce moment historique en soutenant plus qu’ils ne l’ont fait jusqu’à présent les milliers de Colombiens qui ne se laisseront pas traiter de terroristes.
A un an des élections présidentielles, l’oligarchie colombienne va très certainement se servir de l’appui des États-Unis et de la complicité européenne pour caricaturer ce mouvement. Les médias en chœur vont entonner le refrain du danger de la gauche radicale et de la menace de son arrivée au pouvoir, avec pour objectif de préserver au mieux les intérêts du capitalisme (et des narcotrafiquants).