Il est évidemment impossible de ne pas chercher à répondre à cette question. Si beaucoup de citoyens acceptent l’état d’urgence, c’est parce qu’ils y voient une désagréable nécessité qui nous a été imposée par les « fous de Dieu ». Et si la fonction première de l’État est la protection des citoyens, nous devrions bien accepter qu’il prenne toutes les mesures nécessaires à cette tâche. Que ferions-nous, si à nous incombait la tâche d’assurer la protection des citoyens contre les tueurs ? Cette question ne peut être éludée. Nous donnons ici quelques pistes de réflexion.
1. À l’évidence, toute une partie de cette réflexion renvoie à l’utilisation de la police, de l’armée et des services de renseignement. Nous ne pouvons entrer dans les détails. Mais si on en croit plusieurs voix autorisées, les coupes sombres opérées dans les budgets de l’État pèsent très lourd dans la situation actuelle. L’application du plan « Vigie-pirate » depuis le mois de janvier 2015 a entraîné une mobilisation des forces armées qui bien souvent sont « au bout du rouleau ». Beaucoup de détachements militaires affectés à la surveillance des lieux et monuments qui pourraient être les cibles des jihadistes (Al Qaïda ou EI) doivent accepter des conditions de vie difficiles – vivre dans des campements par exemple – qui pourraient s’expliquer sur le front mais on a du mal à penser qu’elles doivent s’imposer en temps de paix. Je dis bien « en temps de paix », car en dépit de la rhétorique martiale dont usent volontiers les gouvernants qui aiment à bomber le torse, nous sommes bien en temps de paix et la poursuite des réseaux jihadistes n’est pas une opération de guerre, pas plus que la poursuite des truands n’est une opération de guerre. Quand on commence à mélanger la guerre et la police de cité, on considère que gouverner, c’est faire la guerre et alors il ne reste plus grand-chose de la démocratie.
Les extrêmes difficultés que rencontrent les policiers et militaires affectés à la protection de la population contre les actes de terreur des jihadistes sont renforcées par des décisions politiques peu judicieuses, diront les plus charitables. Alors que l’on enterre les morts et qu’on soigne les blessés de la terreur islamiste, envoyer sur décision des préfets (donc du gouvernement) des effectifs policiers considérables pour réprimer des manifestations d’écologistes, assigner à résidence de dangereux maraîchers au motif qu’ils seraient susceptibles de venir casser l’ambiance de cette mascarade qu’est la COP21, voilà qui ne manque pas de susciter des questions ! Il est vrai que pendant dix ans on a affecté 50 policiers à la surveillance des gens de Tarnac, des illuminés enivrés de mots qui n’étaient même pas capables de faire exploser leur propre cafetière, cela relève soit de l’incompétence notoire des décideurs en matière politique (ce qui est une donnée inéliminable du problème), soit d’une volonté d’utiliser les services policiers non en vue de lutter contre les menaces réelles mais à des fins de basse politique politicienne, voire de provocation.
Le juge antiterroriste Trévidic l’a dit. On ne manque pas de loi, on n’a pas besoin d’état d’urgence, mais seulement de moyens et d’une utilisation judicieuse des moyens existants.
2. La question du renseignement est centrale. Là encore, et tous les spécialistes le disent, les moyens de surveillance électronique de masse ne servent finalement à rien. Il faut du renseignement de terrain et des capacités d’infiltration. L’exemple américain devrait servir de leçon. Mais il n’en est rien. Comme le jihadisme n’est pas une affaire française, la lutte contre lui demande des coopérations internationales dont tout le monde a souligné les graves défaillances. Quand on apprend, sans que cela ait été démenti, que les services français ont refusé des renseignements venant du gouvernement syrien, au motif qu’on ne voulait rien avoir à faire avec Assad, on se pince. Le principe du renseignement, c’est justement de prendre langue même avec ses ennemis ! Manger avec le diable, et même avec la grand-mère du diable, c’est l’ABC du métier. Là comme sur le plan intérieur, ce sont des orientations, des décisions politiques qui sont en cause.
3. La lutte contre le jihadisme pose directement la question de la politique étrangère de la France, politique dirigée depuis près de 4 ans par Laurent Fabius et qui a fait de la Russie, de l’Iran et de leurs alliés les ennemis principaux, justifiant toutes les alliances les plus extravagantes. Le projet de la diplomatie française est de prendre la place des États-Unis comme allié privigélié de l’Arabie Saoudite à qui la France vend directement ou indirectement de grosses quantités de matériel militaire. C’est au nom de cette alliance privilégiée avec la monarchie saoudienne que la diplomatie française s’est opposée, autant qu’elle l’a pu à l’accord américano-iranien. Le deuxième allié de la France est le Qatar, gros investisseur, notamment à Paris. Or ces deux pays sont les foyers d’où le jihadisme a irradié. Officiellement, ces gouvernements ne financent pas Daesh. Mais cela ne dit rien du rôle des financiers privés qataris et saoudiens de cette organisation. Par ailleurs, les attentats de janvier à Paris n’étaient pas l’œuvre de l’EI mais d’une branche d’Al Qaïda. Or cette organisation qui combat en Syrie sous le nom de Front Al Nosra continue, elle, d’être directement soutenue par nos « alliés ». Cette organisation a la même idéologie que l’EI et s’est comportée avec la même cruauté vis-à-vis des chrétiens de Syrie. Mais Fabius n’avait-il pas déclaré (28 janvier 2013) « sur le terrain, ils [Al Nosra] font du bon boulot » ? Comment prétendre qu’on lutte contre le jihadisme de la main droite pendant que la main gauche, suivant le précepte évangélique, ignore ce que fait la main droite, et soutient directement ou indirectement les mêmes jihadistes ?
La récente volte-face en direction de la Russie ne change pratiquement rien sur le fond. Elle témoigne seulement du caractère brouillon et des improvisations hasardeuses du stratège en chef de l’Élysée. Une réorientation radicale, tant stratégique que tactique de la politique étrangère française s’impose. Mais on ne peut guère compter sur les dirigeants français actuels pour le comprendre.
4. Lutter contre le jihadisme, c’est lutter pour lui couper toutes ses bases arrière dans notre pays et tarir les sources de son recrutement parmi les jeunes français. Là aussi il y a des choses qui sautent aux yeux. Le nommé Jawad Bendaoud, qui a fourni la « planque » à Abaaoud, a été condamné en 2008 à 8 ans de prison pour meurtre (il avait tué à coups de hachoirs un adolescent pour une sombre affaire de puce téléphonique) ; il est ressorti en 2013 pour se livrer à toutes sortes de trafics, dont le squat d’un appartement afin d’y exercer la profession de marchand de sommeil. Il est typique de cette décomposition sociale, de cette « lumpenisation », qui ravage les « territoires perdus de la République » et qui est le terreau de l’islamisme fondamentaliste et du jihadisme – même s’il n’est pas le seul. Malek Boutih, député socialiste et ancien président de SOS Racisme a plusieurs fois alerté les pouvoirs publics sur cet abandon des « quartiers » aux « grands frères » à qui on a sous-traité l’ordre public, si on ose encore qualifié de ce nom le contrôle exercé par les réseaux de dealers et les salafistes. On ne cesse de bavarder sur la politique des quartiers, on invente des usines à gaz en tous genres, mais toutes ces politiques ont échoué. Échoué faute de volonté, faute de moyens, faute de services publics en tous genres. Ce n’est pas qu’on n’a pas dépensé d’argent, bien au contraire, mais cet argent a alimenté toutes les filières « associatives » possibles et imaginables, tous les spécialistes de la chasse aux subventions, mais ni poste de police, ni écoles modèles, ni services postaux à la hauteur.
5. Enfin, il y a une bataille « idéologique », si on veut user de cette expression. La bataille commence à l’école, à condition de cesser de faire de l’école le théâtre expérimental des gadgets pédagogistes. Il faut restaurer une véritable instruction fondée sur l’apprentissage des savoirs fondamentaux : lire et écrire correctement, apprendre le respect de la loi en apprenant l’orthographe et la grammaire, apprendre l’histoire, sans chercher à faire plaisir à tout le monde. L’école n’est pas un « service public » comme l’eau et le gaz. Elle est une institution politique. Elle doit faire des savoirs objectifs sa valeur suprême. Quand on sait le nombre de classes où il est impossible d’enseigner l’extermination des Juifs d’Europe ou la théorie de l’évolution, quand le ministère lui-même recommande au nom de « l’enseignement moral et civique » qu’on ne mette pas en concurrence science et religion, comment peut-on lutter contre le salafisme qui est le tremplin idéologique du jihadisme ? La théorie de l’évolution est vraie, ça ne se négocie pas. Le crime majeur en Europe, ce fut l’extermination des Juifs opérée par l’Allemagne nazie, pas les croisades. Et si l’on doit parler sérieusement de la traite des Noirs, il ne faut jamais passer sous silence que celle-ci a été « inventée » par les Arabes et rendue possible parce que de nombreux royaumes africains capturaient eux-mêmes les esclaves pour les revendre aux trafiquants. Et s’il faut parler des Croisades, ne pas oublier que les Arabes n’étaient pas « chez eux » au Levant qu’ils avaient conquis par la force des armes, comme ils ont conquis et soumis les populations berbères d’Afrique du Nord. Bref l’histoire, pas ces prêches larmoyants où les Européens sont invités à se battre la coulpe au nom du respect des autres cultures. Du reste la culture est une. Il y a une culture humaine, dont Averroès est partie prenante au même titre que saint Thomas. Mais l’école n’a pas à se faire le relais de tous les obscurantismes et à considérer comme équivalentes les fables obscurantistes et la vérité scientifique.
La bataille idéologique demande aussi la plus grande clarté sur les principes politiques. Tout le monde parle de la République et s’empare du drapeau tricolore. Mais ce que sont les principes républicains, on semble bien souvent l’ignorer. Le premier de ces principes, celui qui figure dans la déclaration de 1789 est que la souveraineté réside essentiellement dans la nation. Ce qu’est la nation demande que l’on sache qui est un citoyen français. Peut-on défendre la République en commençant par déchirer le code de la nationalité et mettre en pièces le droit du sol qui définit la République française comme une association politique et non comme une « nation ethnique ». Si un citoyen français est un criminel, il reste français et ressortit au droit de notre pays. La déchéance de la nationalité pour certains terroristes apporterait tout simplement de l’eau au moulin de ceux qui veulent communautariser le pays et opposer les Français (les « croisés ») aux vrais musulmans qui ne doivent obéissance qu’à la charia. Comment combattre les jihadistes en leur donnant raison sur cette question si essentielle ?
Deuxième principe : la République française est une république laïque, démocratique et sociale. Elle est une et indivisible (voir article I de la Constitution). Le caractère laïque de la République est défini dans la loi de 1905 qui affirme que la République ne reconnaît ni ne salarie aucun culte, ce qui est le corollaire logique du principe de la liberté de conscience. Une religion doit pouvoir être pratiquée librement sans discrimination ni privilège particulier. Selon la loi, les associations cultuelles s’occupent de leurs ouailles, sans que l’État vienne s’immiscer dans leur gestion. En revanche, aucune religion ne peut demander pour elle-même des exemptions du droit commun. Par exemple aucune religion ne peut demander que les horaires de piscine prévoient des plages réservées aux femmes. L’espace public dans notre pays ne discrimine pas les hommes et les femmes. L’ordre public ne tolérerait pas que des individus circulent affublés de cagoules et donc le niqab et la burqa n’y ont pas leur place. Plus généralement, l’unicité de la République implique non pas le « multiculturalisme », mais l’assimilation. Ceux qui ne peuvent supporter ni l’enseignement de l’école de la République, ni les lois de notre pays, ni nos coutumes, ne sont pas obligés de vivre en France. Nul doute que l’Arabie Saoudite leur ouvrira grand les portes. Par contre, tous ceux qui, quelle soit leur origine ou leur religion, veulent vivre en paix dans ce pays y ont leur place et peuvent selon les termes de la loi acquérir la nationalité française – pour ceux qui ne l’ont pas à la naissance. Une politique active d’assimilation pourrait ainsi fort bien s’accompagner d’un plus large accès à la nationalité française pour tous les étrangers qui le désirent. L’assimilation ne veut pas dire le nivellement. Les particularités des régions françaises ne sont pas supprimées par leur appartenance à la République. Fêtes, associations culturelles, pratiques communautaires, etc. ne sont pas contradictoires avec l’assimilation. On peut commémorer l’aïd tout en étant un citoyen français comme les autres. Les limites sont comme toujours celles que la loi a fixées.
Enfin, pour que l’égalité et la fraternité ne soient pas des mots creux, il faut évidemment traquer les discriminations à l’embauche qui frappent trop souvent ceux dont le nom sonne arabe ou qui n’ont pas la « bonne » couleur de peau. Traquer également les discriminations qui concernent l’accès au logement. Bref, faire ce qui sera bon pour empêcher le ressentiment, souvent légitime, qui sert de terrain au jihadisme. Il faudrait donc prendre au sérieux la déclaration selon laquelle la république est « sociale ». Cesser de se préoccuper des problèmes « sociétaux » du 4e arrondissement de Paris, pour s’occuper enfin des problèmes sociaux de ces millions de Français qui vivent en dessous du seuil de pauvreté. Et surtout redonner un espoir qui puisse avoir une incarnation politique. Les dominants pensaient être débarrassés des turbulences révolutionnaires de la jeunesse en l’abreuvant de gadgets et de vidéos débiles. À certains égards, le fondamentalisme islamiste (mais aussi à l’inverse le lepénisme et l’identitarisme) sont le prix fort à payer de la liquidation de toute idée révolutionnaire, cette idée qui constituait le véritable soubassement de la République, celle qui fut si longtemps traitée de gueuse par les « belles gens ».
6. Dernier point : faut-il interdire l’expression des opinions salafistes ? Fermer toutes les mosquées où s’enseigne cet islam fondamentaliste qui sert de terreau au jihadisme peut sembler aller de soi. Mais cela aurait la conséquence fâcheuse de violer une norme fondamentale de la République : « nul ne peut être inquiété pour l’expression de ses opinions, même religieuses ». On peut certes expulser, au nom de l’ordre public les imams salafistes étrangers, interdire les financements des mosquées et autres institutions par des puissances comme l’Arabie Saoudite et le Qatar – ce dernier pays a mis de l’argent dans le commerce de la pénétration islamiste dans les banlieues, mais comme c’est un ami de la France et le propriétaire du PSG, on ferme pudiquement les yeux. On peut refuser les subventions publiques à des associations douteuses – les religieux sont des spécialistes de la chasse aux subventions publiques.
Toutes ces mesures, cependant, ne jouent qu’à la marge. Sur le fond, rien ne nous autorise à poursuivre les prêches salafistes ni à interdire les livres dès lors qu’ils n’appellent pas au meurtre et n’incitent pas à la haine raciale. C’est seulement par la bataille des idées et par l’éducation que l’on peut combattre les idioties obscurantistes de ces imams. Au fond sur l’attitude à adopter vis-à-vis de ces sectes, je ne peux que renvoyer au passage que John Rawls consacre à la tolérance à l’égard des intolérants dans la Théorie de la Justice.
Encore une fois, il s’agit d’abord d’une bataille politique, d’une bataille d’idées qui ne peut être gagnée par des mesures de police. Au lieu du bavardage sur les « valeurs », c’est bien encore de la défense de la république laïque démocratique et sociale dont il s’agit.