« La crise c’est quand le vieux se meurt et que le jeune hésite à naître »,
Antonio Gramsci
Comme chaque année au moins de juin, nous reprenons la plume pour tenter d’analyser une crise unique dans l’histoire du capitalisme. Une crise qui poursuit son évolution inéluctable en direction de la fin de l’ère du monopolisme financier et bancaire. La banque moderne, née en Italie au tournant des années 1500, est devenue le cœur du système. Rien ne lui échappe et les diverses autonomies économiques ou politiques ont progressivement disparu. Point d’orgue de ce processus : la globalisation achevée après la fin du bloc de l’est en 1989. Au sein de notre courant politique, depuis 1997, nous caractérisons cette période par le concept de « turbo capitalisme ».
Or, depuis l’été 2007, le cœur du système est touché par une gigantesque thrombose. La crise de la dette s’est muée en crise définitive du mode de production du capitalisme financier.
Car, comme nous l’envisagions dans les premier et second épisodes de cette chronique (1)voir le premier article daté de juin 2009 et le second daté de juillet 2010 , il s’agit bien d’une crise systémique, c’est-à-dire que les vaines mesures prises pour en sortir renforcent son accélération. Dans le premier article, nous avions développé l’hypothèse d’un pli historique ouvert au 16ème siècle et se ferme, mettant un terme à la « bancarisation » du système, en particulier par l’émergence d’une crise générale de la valeur et de sa définition. Dans le deuxième article, nous décrivions la fuite en avant, une sorte de gigantesque « cavalerie », qui se caractérisait par un dérèglement monétaire global, avec l’injection massive de liquidités, et conduisant ipso facto vers une hyper inflation.
Une difficulté de plus en plus accentuée de transformation de la Valeur en Prix
A la relecture, notre diagnostic est globalement validé. Et les débats sur l’analogie avec la crise des années 1930 semblent aujourd’hui d’une autre époque, les Keynésiens ayant raccroché les gants. Loin d’être une crise d’adaptation du capitalisme comme en 1929, caractérisée par un manque de liquidités, il s’agit au contraire d’une crise de débordement de création monétaire. C’est en fait l’expression d’une difficulté de plus en plus accentuée de transformation de la Valeur en Prix. Le système monopoliste révèle sa faiblesse et sa limite historique. Et chaque nouvelle émission de monnaie par le Trésor américain ou par la Banque centrale européenne, en accordant des prêts aux nombreux pays européens en faillite, a pour objet de sauver le système monopoliste qui capte cette richesse en empêchant sa banqueroute. Car c’est justement ce monopolisme qui subit une crise globale de rentabilité, irrémédiablement frappé par une baisse brutale du taux de profit. Prenons un exemple : privatiser les ports ou des îles grecs et confier leurs gestions aux monopoles financiers ne fera que renforcer la crise de ce pays, car ces « kombinats financiers » sont structurellement déficitaires et parasitaires, leurs effondrements de 2007-2008 en est la démonstration.
Tous les éléments réunis pour une nouvelle explosion financière
Alors quelles lignes de force pouvons-nous tenter de définir pour les douze mois qui viennent ? Sans oublier le célèbre adage : « Qui prévoit l’avenir se trompe toujours ! », essayons-nous tout de même à quelques hypothèses.
Pour juin 2011- juin 2012, les maîtres mots seront : crise monétaire globale, dislocation politique et tentative de survie à tout prix du monopolisme.
Il semble bien, hélas, que tous les éléments soient réunis pour une nouvelle explosion financière mais surtout monétaire au deuxième semestre 2011 ou au début de l’an prochain. La gigantesque dette bancaire privée est passée aux Etats qui se retrouvent au bord du gouffre comme cela était prévisible. Qui dit État dit monnaie. C’est ici qu’aura lieu le choc.
Cette fusion explosive aura donc pour catalyseur le système monétaire international ou plutôt le chaos monétaire qui règne sur la planète et qui s’est encore aggravé depuis la catastrophe qui a frappé le Japon en mars dernier. Plus conjoncturellement, le détonateur sera l’incapacité de l’Europe ou des Etats-Unis à faire face à l’exigence de réduction immédiate et significative de leurs déficits abyssaux.
Mais qui va craquer le premier ? Le roi dollar, hyper monnaie d’un pays endetté plus que de raison et composé d’états eux-mêmes, telle la Californie, surendettés jusqu’à la gorge ? Ou bien l’euro, monnaie « fantaisie », dominant une zone économique sans convergence ? La réponse à cette question vaut des milliers de milliards mais surtout obère l’avenir. Car, en effet, le premier qui tombe garantit à l’autre la survie, voire le leadership… en tout cas pendant un certain temps. Une analyse stratégique objective donne un avantage indéniable au dollar. Bien que n’étant plus qu’une monnaie de singe en terme d’équivalent universel, la devise américaine peut compter sur ceux qui en possèdent comme monnaie de réserve, par exemple la Chine. Ces pays risqueraient de perdre beaucoup dans un effondrement du dollar. Au contraire, l’euro n’a aucune force politique. Elle ne dispose que de sa réalité, qui reflète la situation économique de sa zone dont le coté sud, Grèce, Portugal, Espagne et demain Italie, est en train de sombrer littéralement. Si l’euro tombe, le dollar peut maintenir pour un temps sa valeur virtuelle, uniquement politique mais inexistante sur le plan réel.
Sauvons le soldat dollar
Comme au début des années quarante, cette stratégie de sauvetage du roi dollar implique bien entendu que la force politique des USA ne s’effondre pas de manière concomitante à la crise financière et économique du pays. Pour garantir cette nécessité, les pouvoirs publics des États-Unis ont et auront tendance comme par le passé à « marquer des points » et à ne faire aucune concession à court terme. La liquidation de Ben Laden en est certainement la prémisse. Certains régimes hostiles aux USA feront les frais de cette politique qui risque de trancher dans le vif pour impressionner des adversaires qui auraient pu croire l’Oncle Sam dans les cordes. Bref, les USA risquent de « surjouer » la surpuissance et sa capacité à couper les nœuds gordiens
Bien sûr, les présidences de la Réserve fédérale américaine, des directeurs du Fonds monétaire international ( FMI) et de la Banque centrale européenne(BCE) constituent, toutes les trois, le point nodal dans la période que nous traversons. Or, après la démission de DSK, Washington dispose aujourd’hui de responsables plus sensibles aux sirènes monétaristes qui risquent de provoquer la crise de l’euro après la banqueroute de la Grèce et du Portugal aujourd’hui, de l’Espagne et de l’Italie demain.
Reste encore à rebattre les cartes au niveau international de telle sorte que l’Amérique reste au centre du jeu, malgré tout. L’enjeu sera de faire croire que la dislocation planétaire, à laquelle nous assistons, n’est pas tout simplement la conséquence de la crise financière globale, mais une affaire de circonstance bien entendu « totalement imprévisible ». Les États Unis se présentant alors comme les seuls pouvant résoudre les conflits et les guerres.
La guerre monétaire totale
Pour revenir sur la crise monétaire inéluctable, le point chaud, en terme de force de frappe monétaire à contrôler impérativement, reste l’Arabie Saoudite et les États du Golfe. Or, « le printemps arabe » met ces pays sous stress. Ils ne peuvent survivre qu’en renonçant à une quelconque autonomie en terme de prise de position dans la « guerre monétaire » qui s’annonce. Car la force de frappe des réserves monétaires contrôlées par Wall Street et la City, additionnée aux masses monétaires des États du golfe arabique est suffisante pour faire la loi sur le champ de bataille des monnaies.
Dans ce cadre de guerre monétaire totale, il est envisageable de voir se développer, après l’espace arabe, une instabilité politique et sociale en Europe. Elle toucherait particulièrement les pays du sud surendettés, comme l’Espagne, l’Italie, ou même la France. Il ne s’agirait finalement que de l’une des conséquences logiques de la dislocation planétaire que nous abordions plus haut.
… Et la situation est mûre en Europe du sud. Tout d’abord pour des raisons parfaitement objectives liées au ras le bol général des couches populaires et des jeunes en particulier. Car, en Espagne, en Italie ou en Grèce les nouvelles générations n’ont pas d’avenir. « Génération no futur » en Grèce, « génération 500 euros » en Italie, le potentiel de révolte de la jeunesse est considérable.
Reste à savoir si cette révolte pourrait bénéficier d’une certaine neutralité de la part des intérêts US, comme ce fut le cas par le passé pour la première phase des révoltes européennes de 68? Bref, la potentielle révolte européenne est-elle compatible avec l’intérêt à court terme de la super puissance en phase de déclin? C’est bien possible car toute crise externe à l’Amérique est aujourd’hui garante d’un sursis à son explosion macro économique. Ni aujourd’hui dans l’espace arabe, ni peut-être demain dans l’espace européen, il ne s’agit de manipulation mais plutôt « d’accompagner » et de « laisser faire », en particulier sur le web, une réalité déstabilisatrice et d’y trouver un avantage opportuniste à court terme. Car l’essentiel pour la puissance financière américaine est de gagner du temps… et cela à tout prix !
Qui va dominer la société en réseau ?
Autre point essentiel pour l’année qui vient : les prémisses de la tentative de contrôle d’une sortie de crise, c’est-à-dire vers l’ouverture d’un « nouveau monde ». Qui va dominer en effet la société en réseau ? (voir articles précédents). Car les multinationales sont peut-être les seuls organismes économiques conscientes de leur fin prochaine si elles ne mutent pas par elles-mêmes, à savoir changer d’apparence sans changer de nature.
Le pari est le suivant : adapter le turbo capitalisme à la modernité de la société en réseau dont la « sous-jacence » est de plus en plus visible au dessus de la ligne de flottaison. Et tout cela suivant la célèbre formule « tout doit changer…pour ne rien changer ». Ainsi, pour ce faire, nous constatons depuis quelques mois une frénésie des grands groupes financiers dans l’achat de start-up innovantes dans tous les domaines du high tech, particulièrement en matière énergétique. Par exemple, la prise de contrôle d’entreprises spécialistes du solaire à des prix très hauts, et même survalorisés, par des groupes pétroliers montre bien la volonté de ne pas être déstabilisé par des nouvelles technologies concurrentielles. Le projet n’est pas, semble-t-il, de « mettre au frigo » des nouveaux brevets mais d’évoluer vers la forme de contrôle qui a été fort opérationnelle sur le web. Il s’agit de reproduire le mixage réussi pour le turbo capitalisme entre une certaine liberté de création et d’expression tout en supprimant toute possibilité de créer un marché réel, et ainsi de tenir ces nouveaux secteurs hors de la création de valeur. L’exemple phare est la maîtrise de la toile par des monstres monopolistes tels que Google ou Facebook qui ont la main sur le système sans apparaître le moins du monde comme totalitaires, en tout cas pour le moment.
Toutefois, il est possible que la catastrophe de Fukushima accélère ce processus, car la simple continuation de l’existant s’avère chaque jour plus difficile. La production centralisée d’énergie est peut-être en train d’être remise en cause. Reste aux monopoles à mettre en place une stratégie pour contrôler étroitement cette ouverture.
Les douze prochains mois risquent donc d’être redoutables, surtout en Europe. La crise, vieille de quatre ans déjà (crise des subprimes, juillet 2007), va connaître une accélération notable. En réponse, le mouvement social doit sortir d’une stratégie purement défensive qui a montré ses limites, tant en France en octobre-novembre derniers que dans les pays du sud de l’Europe.
Au contraire, il faut proposer des axes politiques qui anticipent le « nouveau monde » qui s’annonce et l’orienter de manière démocratique et républicaine. L’optimisme est à ce prix !
Notes de bas de page
↑1 | voir le premier article daté de juin 2009 et le second daté de juillet 2010 |
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