« La crise c’est quand le vieux se meurt et que le jeune hésite à naître. »
Antonio Gramsci
Depuis « l’été des subprimes », en 2007, la crise a six ans et cette série d’articles en est à son cinquième numéro (voir 1, 2, 3, 4). Depuis que nous avons lancé cette réflexion, de nombreux éléments sont venus progressivement nous donner raison sur nos parti pris fondamentaux.
Oui, il s’agit bien d’une crise générale du « capitalisme tardif », pour reprendre l’expression de l’école de Francfort. Depuis une vingtaine d’année, notre courant républicain appelle cette phase « turbo-capitalisme » afin de mettre l’accent sur le caractère de monopolisme intégré, global et essentiellement financier de cette étape ultime du capitalisme.
Oui, il s’agit bien d’une crise de civilisation qui n’a rien à voir avec celle des cycles courts (3 à 5 ans). Et nous estimons encore et toujours qu’il s’agit de la fermeture du pli historique, ouvert au XVIe siècle avec l’émergence de la banque comme élément nodal du système capitaliste. L’échec des tentatives de relance keynésiennes ou des purges monétaristes, qui se sont succédées de 2009 à aujourd’hui, montrent l’impossible adaptation d’un dispositif obsolète. Bref, « la Banque » est morte voilà 5 ans avec Lehman Brothers en tant que moteur dynamique du capitalisme… Reste le zombie !
Et depuis cette période, le système financier occidental est en mort clinique.
Toutefois, une ingénierie financière particulièrement créative permet de retarder les échéances et de continuer la « cavalerie » à la Madoff. Cette machinerie exige une perfusion permanente et de plus en plus considérable de liquidités monétaires pour payer les échéances en monnaie de singe. Cette création monétaire massive pour gagner du temps risque d’entraîner, à court ou moyen terme, un éclatement du système monétaire international. En fait, tout devient clair : le « capitalisme tardif », caractérisé par un monopolisme absolu, s’est imposé par un amoncellement de dettes que l’on rembourse avec de nouvelles dettes, et ainsi de suite.
La crise n’a engendré aucune révolution sociale !
Si nous avions raison sur le fond, reste aujourd’hui grâce au recul à corriger certaines déformations observables dans les 4 articles précédents. Si prévoir l’avenir, c’est se tromper souvent, cette vérité est particulièrement évidente sur les prévisions de court terme. Passons donc immédiatement au point principal de cette autocritique : une appréciation erronée du rythme de cette crise fondamentale. En fait, nous assistons à une sorte de dilatation du temps. Si le capital peut gagner du temps, c’est tout simplement parce que le rapport social est en sa faveur. A contrario, la crise de 1929, au bout de 5 ou 6 ans, a provoqué un mouvement ambivalent. Nazisme en Allemagne mais aussi véritable changement progressiste de gouvernement aux États-Unis et en Europe (New deal, Front populaire…). La crise actuelle, quant à elle, s’étend dans une remarquable inertie politique. Car la lutte des classes est pour le moment de « basse intensité » en occident, malgré les mouvements sociaux défensifs que nous pouvons observer, en particulier en Europe du sud.
Aujourd’hui, le seul élément positif pour le capital réside dans la maîtrise politique et le contrôle des populations, en particulier en zone européenne. Le constat est clair… et fort déplaisant pour la gauche républicaine : depuis 6 ans, la crise n’a engendré aucune révolution sociale ! Les Portugais ont perdu, en moyenne, la moitié de leur patrimoine et le tiers de leurs revenus sans qu’un nouvel 25 avril se produise. Les Grecs ont certes manifesté, et parfois très violemment, mais la droite et la gauche gouverne ensemble sans anicroche. L’Italie vit mal sous un gouvernement d’union gauche-droite, mais la vie continue. L’Irlande connaît cette même tendance de passivité résignée. Reste l’Espagne qui est peut être le maillon faible, l’avenir le dira. Quant à la France, les derniers mouvements de rue massifs étaient orientés à droite toute, avec « La Manif pour tous ». Bref, « Indignés » ou pas, pour le moment tout va bien pour le capital dans l’Europe du chômage des jeunes et de la perte massive du pouvoir d’achat. En France, par exemple, la présidence Hollande vivote dans un bain de distraction politique et de scandales qui, finalement, font office de puissant calmant. Aux USA, la fiction d’un retour de la croissance tient lieu de palliatif. Bref, rien ne bouge. Les bouleversements politiques sont cantonnés à la périphérie du « premier monde », par exemple à l’espace arabe.
Nous devons constater que les populations occidentales ont accepté en six ans un réel changement de mode de vie et finalement assez facilement. Le « monde d’avant » est bien loin déjà. L’austérité, ou plutôt la paupérisation, est devenu une constante. En Europe du sud, la jeune génération ne voit le salut que dans l’émigration (Amérique du sud pour les Espagnols, Brésil ou Angola pour les Portugais…). Sans conteste, ce round de la guerre sociale a été gagné par l’hyper bourgeoisie monopoliste, grâce au contrôle et à l’aliénation.
Le capitalisme assisté gouverne sans compromis
Loin de mettre en cause notre pronostic de crise ultime du capitalisme financier, cette situation de soumission à court terme est finalement logique : c’est justement parce que le capital n’est pas contraint à un compromis social qu’il continue de dégénérer à petit feu. Bref, il ne s’adapte pas.
Début 2007, qui aurait pu croire qu’une aide public de 3 200 milliards d’euros en 5 ans pour la zone du même nom soit simplement possible et acceptée par les peuples ? Et comme « tout passe ! », pourquoi réformer ? Pourquoi faire des choix difficiles ? Pourquoi sacrifier ne serait-ce qu’une part de son profit pour sauver l’essentiel ? Ainsi, depuis six ans, le système bancaire continue comme avant… et pour éviter toute forme d’évolution, il poursuit son endettement sans fin. C’est l’exact contraire de la crise de 1929, lorsque le New deal refondait pour un temps la répartition de la plus-value entre capital et travail. Aujourd’hui, le capitalisme assisté gouverne sans compromis et précipite par la-même la crise au paroxysme.
Donc, cette non-résistance entraîne une accélération, par l’endettement, de la concentration du capital financier. Depuis 2007, le dispositif capitalistique a en fait muté à une vitesse phénoménale mais tout en silence et en discrétion. Nous assistons à une accélération très forte de la concentration financière grâce à la mise à disposition quasiment sans limite de liquidités par la Federal reserve, la BCE, la banque d’Angleterre ou encore la banque centrale japonaise. Nous assistons également à la liquidation des petits restes des « marchés » réels. « Sauver les banques », c’est sauver les banques dites systémiques, c’est-à-dire les mastodontes surendettés, qui avalent progressivement tous les établissements financiers de second ordre.
L’exemple le plus flagrant est l’intervention massive des banques ou de leurs bras armés, les hedge fund, sur les « marchés » actions. Il est ironique de noter que cela se fait presque officiellement : même les journaux financiers les plus pro-libéraux expliquent que les monnaies créée par les banques centrales servent en fait à soutenir les cours de la bourse. On ne se gêne plus ! Fini le « marché de l’offre et de la demande », cette fiction idéologique, qui avait encore cours il y a cinq ou six ans, est aujourd’hui jetée aux poubelles des idéologies usées d’avoir trop servi. Le système financier est assisté par les banques centrales émettrices de monnaies, et cela de manière presque transparente.
Une véritable guerre des monnaies fait rage
Ainsi, le turbo-capitalisme mute en silence, et devient un système de plus en plus rigide, par l’imposition d’un contrôle total sur toutes les zones de « fluidification », tels que les marchés réels. Citons un exemple parmi d’autres mais très révélateur par sa symbolique : la manipulation des cours des métaux précieux et de l’or en particulier. Alors même que se déversent des liquidités par centaines de milliards de dollars par mois (85 milliards mensuels pour la seule Federal reserve) et qu’une véritable guerre des monnaies fait rage, l’or baisse. Le gouvernement japonais peut bien décider de doubler sa masse monétaire en trois ans, la banque d’Angleterre peut bien choisir de racheter une bonne part des obligations pourries de son royaume, rien n’y fait. Pour donner une illusion de valeur aux monnaies occidentales effondrées, et en particulier au dollar, l’on précipite à la vente sur le marché de l’or « papier » des centaines de tonnes d’or fictives pour écrouler le cours. Notons que cette situation aberrante a une conséquence objective : elle affaiblit de fait les nations européennes et nord-américaines. Car elle fabrique un flux d’or de l’ouest vers l’est, les états et les populations asiatiques, chinoise et indienne en particulier, se gorgeant d’or physique… au cours fictif de l’or papier. Bref, en contrôlant les « marchés » occidentaux, le système financier accélère en fait les flux réels des bien précieux vers les BRICS et la Chine tout particulièrement… Encore une illustration de la célèbre formule « le capital vendrait la corde pour se pendre ! ».
Cet exemple de l’or peut être généralisé à l’ensemble des actifs et à l’immobilier en particulier. Comme nous l’avons vu dans le numéro précédent (4), la stratégie de la finance est de créer une dévalorisation générale des actifs. Le but est de tenter de rendre constant le pouvoir d’achat de l’unité monétaire produite et ainsi de sauver le pouvoir d’achat de biens physiques, du dollar en particulier, quelle que soit l’injection de liquidité.
Mais cette manipulation visant à dévaloriser les actifs entraîne une nouvelle contradiction : elle dévalorise aussi les contre valeur des dettes. Nous constations (4) que le système bancaire survalorise les contre valeurs qu’elle possède pour garantir les emprunts (nous appelions cela le « capital fantôme »). La logique voudrait qu’une baisse immobilière, par exemple, devrait entraîner une grave crise comptable, à moins de maquiller définitivement les comptes, ce qui commence à être une vielle habitude depuis six ans.
Par analogie, ce contrôle anesthésiant des populations et des marchés régulateurs créateurs de souplesse et d’adaptation du système, rappelle un peu par sa sclérose la fin du communisme soviétique. Comparaison n’est pas raison mais il est notable de constater la collusion officielle entre le système financier et les structures de « gouvernance », en faisant fi de toute apparence démocratique. La vacuité du débat politicien, en particulier en Europe, en est la triste expression.
Vers la fin de la fiction de la valeur monétaire des devises occidentales
Tout de même, les faits sont têtus et la perte de mainmise du système financier occidental autour de Wall street est patente par rapport au dynamisme asiatique. Le statu quo sur le dollar durera tant que la Chine considérera qu’il est de son intérêt de maintenir la valeur monétaire des devises occidentales. La Chine ne déclenchera le choc de la remise en cause de la valeur nominale du dollar que lorsqu’elle aura une solution de remplacement… au moins pour l’espace asiatique. Pour la finance occidentale, le choix est simple : attendre que la Chine provoque la crise et propose un nouvel ordre financier mondial dont elle serait la pièce maîtresse ou devancer les choses en jouant le tout pour le tout par l’application de la stratégie du chaos. Tant que c’est encore possible, le but pourrait être de faire payer l’ardoise de la crise par les possesseurs de réserves en dollars ! Le déclenchement de cette option peut avoir lieu à court terme, après la constatation, par exemple, que la « reprise » économique américaine tant annoncée n’est qu’une fable pour enfants en bas âge.
Pour l’année qui vient, à quoi pouvons-nous nous attendre ? Il est certain que la récession occidentale provoque un début de ralentissement des BRICS et que ce dernier moteur de la croissance mondiale commence à toussoter dangereusement. Dans ce contexte, une crise monétaire apparemment soudaine peut être une solution ultime de Wall Street pour garder la main. N’oublions jamais que le capitalisme américain a un atout majeur, sa souplesse d’adaptation, en cas de collapsus général.