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Dans quelle crise sommes-nous ? n° 6

« La crise c’est quand le vieux se meurt et que le jeune hésite à naître. »
Antonio Gramsci

En cette septième année de crise depuis l’éclatement du système financier en 2007-2008, le paysage commence à prendre forme. Dans les articles précédents (« Dans quelle crise sommes nous ? » n°s 1, 2, 3, 4) nous tentions principalement de comprendre la nature profonde de cette crise, mais aussi d’estimer le moment où adviendrait une réplique violente de l’effondrement de 2007-2008. Si nous avons fait preuve d’une certaine clairvoyance sur la rupture historique, rendant par la même hors de propos les approches monétaristes ou keynésienne, nous avons toutefois péché par court-termisme, envisageant un déblocage paroxysmique assez rapide. Puis, nous avons enfin compris qu’une résolution très provisoire était à l’œuvre pour sauver la finance mondialisée (article n°5). Mais les fondamentaux restent présents. La fermeture du « pli historique » de la Renaissance au 16e siècle engendre un nouveau monde avec une recomposition globale financière et monétaire. La crise du « capitalisme tardif » entraîne la destruction rapide de l’ancien monde et la mise au devant de la scène de formes nouvelles d’exploitation.
Pour nous, Français, à l’ouest de l’Europe, ce mouvement est moins visible, malgré la guerre en Ukraine. Cependant, ici comme ailleurs, l’ensemble du dispositif d’exploitation est sur le point d’être modifié. L’Europe vit une sorte de calme avant la tempête, les premiers signes de l’orage résonnant à la limite russophone du « Don paisible ». Notre vision française nous rend en partie myopes face à l’immense chambardement de ce début de 21e siècle. La raison fondamentale en est surtout l’existence d’un mouvement historique dialectique au niveau planétaire : d’un côté, un noyau dur se renforce au centre de l’Empire, de l’autre côté, on assiste à sa perte d’influence à sa périphérie. Ce double mouvement se caractérise par une restructuration autoritaire entre les classes sociales dans le premier monde autour des USA, pour compenser autant que faire ce peut l’autonomisation progressive de la tricontinentale (Asie, Afrique, Amérique latine).
Dans ce numéro, nous nous concentrerons principalement sur la situation de notre vieux continent.

Premier monde : la bataille européenne

Aujourd’hui, l’Europe est la seule zone restant complètement sous tutelle américaine, le maintien de cette domination étant la condition indispensable à la survie du capitalisme tardif. L’Empire américain a perdu au cours des années 1980 son hégémonie sur l’Amérique latine : la hausse des taux d’intérêt sous Volker a eu raison des « dictatures gorilles » du sous-continent. L’Asie est une sorte de zone interdépendante mais hors champs de l’Empire. Par ailleurs, les relations entre la Chine et la Russie, en particulier depuis la signature d’un accord gazier stratégique il y a quelques semaines, constituent un axe de développement de plus en plus cohérent. Nous ne développerons pas ici la situation en Afrique, ainsi que dans l’espace arabe où le premier monde apparaît comme fauteur de chaos sans aucune vision stabilisatrice ni aucun modèle pérenne à proposer.
Reste donc l’Europe…

Premier monde : le « radiateur » monétaire fonctionne à la perfection… Pour le moment.

La survie du capitalisme financier impose bien entendu une restructuration totale de l’espace du « Milliard de Riches », c’est-à-dire l’ensemble Océanie, Japon, Amérique du nord, Europe. Dans ce premier monde, il fallait solder les comptes du dégonflement de la bulle financière, et en particulier du « capital fantôme » (voir article n°4). Ainsi fut mis en place progressivement, et avec beaucoup de tâtonnement, un gigantesque « radiateur monétaire » assurant un transfert de richesse de la base vers le sommet de la hiérarchie sociale. A situation inédite, solution inédite. Qui aurait imaginé qu’un tel projet puisse voir le jour ? Faire coïncider l’injection d’une monstruosité de liquidités et l’imposition politique d’un cycle déflationniste artificiel, pour l’Europe et le Japon ? La logique aurait voulu, en ce cas de figure, de voir apparaître une hyper inflation et des révolutions sociales. La finance mondialisée a réussi le tour de force de plonger l’Europe dans la déflation…dans un calme social relatif.

En effet, nous assistons par le haut du « radiateur » à une injection d’une monstruosité de liquidités, par milliers de milliards, immédiatement captées par le système financier qui les répartit sur les monopoles par l’achat de valeurs mobilières (marché des actions en bourse) et obligataires (marché de la dette). Notons qu’une fine couche de population du premier monde bénéficie de cette situation (traders, avocats, experts, auditeurs, intermédiaires, professionnels des médias…) en fonction du principe suivant : plus un intervenant est proche de la source d’émission des liquidités injectées, plus il s’enrichit.

Dans le même temps, nous constatons par le bas du « radiateur » une destruction monétaire équivalente, l’ajustement de cet équilibre se réalisant grâce aux modifications des taux d’intérêt. Cette vidange par la partie base du « radiateur » se traduit par une déflation des actifs, en particulier immobiliers, et une baisse des prestations sociales « détenues » par les couches populaires. Par exemple, la purge de l’immobilier s’est déjà produite dans la plupart des états des USA sauf dans les îlots d’ultra richesse, ainsi qu’au Portugal, en Espagne ou en Grèce. Ce phénomène est bien sûr inégal et combiné. En France, l’immobilier se dévalue en régions (en dehors du littoral) ou dans les zones sub-urbaines (biens détenus par les couches moyennes modestes) dont la valeur a déjà dégringolé d’une trentaine de pour cent par rapport à 2008. Dans le même temps, la valeur est restée pratiquement étale dans Paris, aux mains de la bourgeoisie et des groupes monopolistiques

Ainsi, sur le plan monétaire, nous sommes en présence d’une opération à somme nulle : la bourgeoisie monopoliste continue à s’enrichir à un rythme accéléré grâce aux injections de liquidités. En parallèle, la paupérisation des couches modestes maintient la masse monétaire pratiquement au même niveau. Un résidu inflationniste demeure simplement sur les produits alimentaires ou de première nécessité, comme les ampoules électriques.

Quel est le but ? Il s’agit clairement de regonfler financièrement les monopoles, pourris de dettes, et dont l’aspect parasitaire est aujourd’hui affiché sans gêne, suivant l’expression too big to fall.

La mise en place et la pérennisation de ce « radiateur » redistributif exige deux conditions.

De juin 2013 à aujourd’hui, nous pouvons constater un contrôle d’une main de fer des marchés financiers et de l’ensemble des rouages bancaires du premier monde. Pour permettre aux monopoles de survivre à leur endettement, un renforcement des contrôles des transferts monétaires internationaux s’est mis en place pour les particuliers (norme anti blanchiment…), bien sûr, mais aussi une pression sur les banques européennes auxquelles il est exigé un « malus », une sorte de cotisation exceptionnelle pour cause de renflouement de la finance américaine. C’est ainsi qu’il faut interpréter l’affaire BNP ou, antérieurement, celle du Crédit suisse.

Ainsi s’organise le contrôle strict du marché des changes dont l’étalonnage entre les monnaies reste cantonné dans des limites artificielles, en particulier le change euro-dollar. Dans cette effort de contrôle monétaire absolue, signalons également, et de manière moins anecdotique qu’il n’y paraît, l’attaque mondiale contre le Bitcoin, avec toujours le même prétexte : lutte contre le blanchiment (qui constitue le binôme des « raisons supérieures » avec la lutte contre le terrorisme).

L’Europe, future zone des tempêtes

Comme nous l’avons affirmé à plusieurs reprises, l’Europe est la seule zone restant sous la tutelle cohérente des USA. La tentative d’imposer un traité de libre-échange entre les États-Unis et l’Europe en est un avatar conjoncturel. De nouveaux pôles économiques et financiers se sont formés depuis la chute du mur de Berlin, en Asie bien sûr mais aussi en Amérique latine avec le Brésil, et en Afrique où l’Afrique du Sud commence à rayonner sur le cône sud du continent. L’Amérique est donc tentée d’utiliser l’Europe comme joker dynamique, en particulier en Afrique mais aussi à l’est européen. Élargir le marché captif européen est à l’œuvre en Ukraine. Mais la situation est bien différente de celle du début des années 2000 et des « révolutions orange ». La Russie est aujourd’hui capable de rivaliser. Surtout, Poutine a compris l’un des aspects pratiques de la crise de 2008 : le premier monde peut « mimer la guerre » mais a de grandes difficultés pour la réaliser sur le terrain. Bref, une question se pose : la guerre est-elle simplement possible à grande échelle à la limite du premier monde? Il est fort hasardeux de répondre à cette question. Constatons tout de même que l’organisation de la guerre implique une structure capitaliste autonome, en tout cas dans ces circuits de production et de distribution. Il faudrait pratiquement détricoter la mondialisation, qui exige une circulation permanente des matières premières et des produits semi-finis. Par ailleurs, le dispositif financier ne supporterait pas longtemps une polarisation guerrière à l’échelon planétaire. D’ailleurs, depuis une douzaine d’année, toutes les guerres prolongées menées par le premier monde se sont traduites par des échecs retentissants malgré les centaines de milliards de dollars dépensés. Ces échecs à répétition ont amené certains analystes à penser déceler une sorte de « stratégie du chaos ». Cette vision a posteriori est en fait un masque consciemment ou inconsciemment utilisé pour ne pas constater tout simplement un dégénérescence de l’empire américain.

La France, l’homme malade de l’Europe

A l’instar de la Renaissance liquidant progressivement le féodalisme, le renfermement du pli historique liquide à un rythme accéléré l’entièreté des structures politiques obsolètes, en particulier les nations et les formes capitalistiques qui s’y rattachent.
Illustrons cette situation concrète par l’exemple français : le national-capitalisme français, héritage du gaullisme, se trouve aujourd’hui à la ramasse. Il est donc prêt à tout pour sauver les vestiges de sa gloire d’antan.

Posons une question politique simple et tentons d’y répondre : qui sponsorise Marine Le Pen ? Il n’a échappé à personne que depuis deux ans l’ensemble des médias ne fait que pousser le Front National new look. De la mise en valeur de Marine, la fille à papa, en passant par le problème soi-disant insoluble des Roms, de viande halal en « jour de colère » antisémite, sans oublier le « fait de société » Dieudonné, tout tourne autour de l’émergence d’un puissant courant néo fasciste, comme par hasard jamais attaqué sur le plan judiciaire, alors même que l’UMP ou le PS subissent les foudres de la justice.

Pourquoi donc le capitalisme français pousse-t-il cette engeance, par l’intermédiaire des supports médiatiques qu’il contrôle ? Risquons une hypothèse : le capitalisme français colbertiste aux abois n’est-il pas tenté par un protectionnisme qui le maintiendrait à flots ? Accroché tel une huître à son rocher, il forme avec l’État qu’il contrôle un monument en péril. Peugeot, Lafarge, Alstom, Dassault, la BNP, Lagardère groupe et autres sont dans une impasse. Pour eux le choix est simple : ou bien être rachetés directement par la finance mondialisée qui les dépouille de tout contrôle du management… ou bien mourir ! La tentation est grande de tenter un sauvetage étatique à l’ancienne. Le retour vers un capitalisme national peut apparaître comme une solution au moins provisoire. Donc, quoi de mieux que d’appuyer cette volonté par un organe politique qui justement propose d’imposer la « préférence nationale »… du capital ?

C’est une hypothèse, mais admettons que le capitalisme français n’a pas beaucoup de possibilité autonome. De manière opportuniste, il a lui aussi tiré les conséquences de la défaite du mouvement social et de l’échec d’une alternative politique forte et offensive. Il propose donc aux couches populaires la guerre ethnique plutôt que la guerre sociale.

Cela dit, ce « retour vers le futur » n’est pas une solution et le capitalisme français archaïque sait qu’il ne peut ramer longtemps contre la nature même du Capital, qui ne peut faire autrement que se concentrer mondialement. Le réalisme l’emportera certainement et la ligne de plus forte pente sera que le capitalisme national se serve du chiffon rouge FN, pour négocier tout simplement et plus modestement un délai de grâce, avant d’être mangé tout cru par la concentration financière mondiale.

Pour les 12 mois prochains, risquons encore quelques pronostics tendanciels. L’Europe semble le maillon faible économique. La « vache à lait » qu’elle constitue pour les USA est bien à la peine pour fournir son quota laitier. Cette conjoncture risque d’impliquer des ruptures politiques majeures dans certains pays du vieux continent. La France en particulier risque d’entrer dans une spirale déstabilisatrice. Son mode de gouvernance est obsolète et son personnel politique incompétent semble aux abois. Bien des conditions sont réunies pour l’éclatement d’une crise majeure… avant 2017 !

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