Dans quelle crise sommes-nous ? n° 9

« La crise c’est quand le vieux se meurt et que le jeune hésite à naître. »
Antonio Gramsci

Ce neuvième numéro de notre série d’article « Dans quelle crise sommes-nous ? » (voir articles n°1, 2, 3, 4, 5 ,6, 7, 8), depuis l’implosion du capitalisme financier lors de la crise dite des Subprimes-Lehman de 2007-2008, sera marqué cette fois, et de manière appuyée, par la description de la décomposition brutale du Politique, au sens global du terme, dans l’espace occidental
D’abord financière, puis économique et sociale, l’onde de choc de la fermeture du pli historique ouvert au 16e siècle atteint maintenant les rouages des formes de représentation des populations, tant en Europe qu’en Amérique du Nord. Brexit au Royaume-Uni, élection de Donald Trump aux USA et celle d’Emmanuel Macron en France constituent les symptômes d’une fragmentation des dispositifs politiques. Chaque pays, avec son histoire particulière et ses formes juridiques institutionnelles spécifiques, réagit de manière différente à la révolution à laquelle nous assistons depuis neuf ans.

 

Révision : la notion de Grand radiateur monétaire

Rappelons que la mise en place d’une sorte de capitalisme assisté vers 2010-2011, prenant la forme de ce nous nommons un « Grand radiateur monétaire », commence à peser. Il pressure, certes comme d’habitude les couches populaires – ouvriers et petits employés -, mais aussi les couches moyennes et désormais des fractions significatives de la petite et moyenne bourgeoisie. Rappelons une nouvelle fois ce que nous entendons par « Grand radiateur monétaire » et le déplacement de richesse qu’il induit: pour « assister » les monopoles financiers moribonds, les banques centrales de l’espace occidental injectent plus de trois mille milliards de dollars par an dans la masse monétaire globale. Pour éviter une inflation somme toute logique, voire une hyper-inflation, les économies sont soumises à des politiques économiques récessives car déflationnistes en terme de réduction de leur masse monétaire. Ainsi, les injections de liquidités (ou QE pour quantitative easing) sont égales ou peu différentes de la dévalorisation des actifs, au sens large, des particuliers et des petites et moyennes entreprises non transnationales. Comment se traduit cette dévalorisation générale des actifs ? Pour ceux qui ne possèdent rien de significatif sur le plan monétaire, elle se manifeste par une baisse des prestations sociales, seul « actif » des gens modestes, comme les indemnisations chômage, les couvertures santé, les retraites ou encore la « valeur » de leurs contrats de travail. Les petits possédants, quant à eux, sont confrontés à une dévalorisation, en intégrant la dévalorisation monétaire, de l’immobilier, la baisse de la valeur des fonds de commerce et aussi la valeur des contrats de travail pour les cadres moyens ou supérieurs (la valeur de ceux-ci pouvant atteindre plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de milliers d’euros pour des cadres aux salaires et à l’ancienneté élevés).

 

Divorce en raison de la dévalorisation générale des actifs

Cette dévalorisation générale des actifs, induite par ce « Grand radiateur monétaire », est la base objective d’un divorce fondamental : la divergence d’intérêt entre la micro-couche financière internationale et les « bourgeoisies sociologiques » dans l’ensemble des pays occidentaux. Traditionnellement, l’alliance de classe dominante « type » en Europe et en Amérique du Nord solidarisait les intérêts du capitalisme financier avec ceux des « bourgeoisies sociologiques », comme les professions libérales ou les petits patrons par exemple, des possédants. Elle intégrait même des fractions des classes moyennes, certains fonctionnaires ou parfois même des pans entiers de « l’aristocratie ouvrière » en particulier en Allemagne et en Scandinavie. Cette alliance a vécu, la survie sous assistance respiratoire des « zombies » financiers implique la guerre de classe… au sein même du camp bourgeois ! Cette guerre de tranchées entre des intérêts de classe divergents a provoqué une tempête politique dans l’année qui vient de s’écouler, principalement au Royaume-Uni, aux États Unis mais aussi en France.

 

Chronique d’une dislocation en trois exemples

Reprenons la chronique de cette tendance à la dislocation politique en décrivant trois situations aux Royaume-Uni, aux USA et en France.

Le Royaume-Uni protège la City

Le Royaume-Uni décide donc le Brexit. Distinguons bien : l’élément important n’est pas le non des Britanniques à l’Union européenne par référendum, ce qui est finalement assez courant en Europe. La véritable nouveauté est qu’une partie de la bourgeoisie d’affaires applique ce choix et n’exige pas de faire revoter jusqu’à ce que le « bon choix » s’impose. Cela a été le cas en Irlande ou aux Pays-Bas. L’autre option a été le passage en force par voie parlementaire comme en France. Les raisons de ce choix, entériné aussi bien par les conservateurs de Theresa May que par les travaillistes de Jeremy Corbyn, sont certainement multiples,  et en partie spécifiques. On en est donc réduit à des hypothèses. Elles peuvent être regroupées en raisons subjectives et objectives. Au sein du bloc dirigeant, le subjectif patriotique « îlien » a joué son rôle. Celui-ci est d’autant plus fort qu’il existe une trace politique aristocratique, présente en particulier à la chambre des Lords et autour de la Reine. Celle-ci a d’ailleurs refusé toute déclaration favorable à l’Union européenne et a considéré a posteriori le Brexit comme une bénédiction. Sur le plan des raisons objectives, on peut arguer que la rupture de l’accord implicite avec l’Allemagne a certainement contribué à ce repli britannique. En effet, en favorisant l’émergence de la place de Francfort comme concurrent direct de la City, Berlin a mis fin au partage des rôles économiques entre les deux pays, entre une puissance industrielle en Allemagne et une puissance financière à Londres. Dans la cité londonienne coexistent la haute finance globalisée et une multitude de petites et moyennes entreprises financières, assurantielles ou de services divers, qui tiennent à rester à Londres. Elles refusent de voir leur fonds de commerce de clientèle du Commonwealth ou du Golfe arabique leur filer entre les mains au grand bénéfice de leurs concurrents allemands. Les Anglais perçoivent l’avenir européen comme détruisant leur écosystème financier. Par ailleurs limité par une industrie déjà en grande partie étrangère et une agriculture sans grande envergure, le Royaume-Uni ne pouvait perdre ses PME financières. D’où cette décision de rupture. Ce divorce est décrit par les médias continentaux comme une catastrophe économique annoncée pour le peuple britannique. Rien n’est moins sûr. Dans une période de dislocation, l’indépendance politique, économique, financière et monétaire est un atout de taille. De plus, la crise politique aux USA avec l’arrivée de Donald Trump à la présidence peut provoquer un « découplement » politico-militaire entre l’Amérique et l’Europe dont les conséquences seront difficiles à gérer, y compris en termes de paix et de sécurité par rapport à la Russie, dans la région du Donbass en particulier.

Etats-Unis : bientôt la guerre ?

Venons-en à l’élection américaine de novembre 2016. Le caractère ubuesque de Trump diffuse comme un brouillard. La critique politique devient plus difficile avec ce genre de personnage loufoque… Ce qui rend le danger encore plus grand. Essayons donc de clarifier. Tout d’abord, enfonçons les portes ouvertes : l’on ne peut gagner les primaires républicaines puis l’élection présidentielle contre une candidate démocrate, officiellement soutenue par Wall Street, qu’en agrégeant autour de sa candidature des intérêts très puissants pouvant fournir les milliards de dollars que coûte aujourd’hui une campagne victorieuse. Quels sont ces intérêts, qui sont les soutiens de l’Ubu Trump ? Il semble que la « bourgeoisie sociologique » américaine ait misé sur Donald, en particulier les magnats de l’immobilier, les pairs du président. Il faut noter au passage que la mafia américaine a beaucoup investi dans la pierre depuis les années soixante et a sans doute participé au premier cercle de soutien d’un candidat par ailleurs ancien tenancier de casinos. Notons que d’autres fractions capitalistes se sont progressivement ralliées à Trump, après avoir constaté l’indigence des Rubio ou Bush. Il s’agit en particulier des pétroliers texans et des magnats de l’agro-alimentaire. Autour de ce noyau, se sont agrégés tous les intérêts menacés par la « globalisation ». Pour cette fraction capitaliste, la Nation garde encore un sens, car leurs pouvoirs économiques dépendent de la puissance américaine. Leurs intérêts en termes de profits se placent aux antipodes de politiques récessives, minant la valeur immobilière par exemple, ou provoquant la baisse des cours du pétrole, ruinant ceux qui ont misé sur le pétrole et le gaz de schiste au Texas ou ailleurs.
La guerre fut donc implacable contre Clinton, championne de Wall Street, porteuse des intérêts des tenant des « circuits longs », du made in China et de la dévalorisation des actifs des capitalistes « enracinés « . Les conséquences de cette élection sont immenses. En premier lieu, elle peut décider de la guerre ou de la paix. En effet, les périodes de mutations technologiques, comme celle que nous traversons aujourd’hui, entraînant un « pli historique », sont par nature des périodes dangereuses. Trump ouvre de nouveau l’option d’une guerre possible, y compris nucléaire. Le dilemme est le suivant : ou la paix sur le long terme et la mise en place du
« capitalisme récessif » impliquant de fait l’acceptation de la fin de l’hégémonie US au profit de la Chine, ou la guerre en Asie ou en Europe pour garder le monopole de la force. Le choix doit se faire maintenant… ce qui rend la période particulièrement dangereuse. Car la guerre peut aussi apparaître comme un compromis acceptable pour les deux fractions du capital : il conforte aussi bien les intérêts de la bourgeoisie « enracinée » que ceux de la finance globalisée par la destruction de richesse et donc du processus récessif que la guerre induit.

France : les classes moyennes et supérieures vont payer cash leur vote

Troisième exemple de fracturation, le « coup de théâtre » de l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République française. En fait, il faudrait parler d’une « implosion contrôlée » du dispositif politique en France où PS, LR, le PC et même le Front National ont accusé un brutal traumatisme. Plutôt que de subir une crise de la représentation politique, Macron a été le vecteur du « tout changer pour ne rien changer ». On peut y lire une certaine analogie avec la crise politique italienne dans les années 80, le délire en moins.
En grossissant le trait, Macron est l’alliage de la haute administration, de la finance et l’oligarchie nationale, et tout cela en gestion directe. Mais pourquoi donc cette « gestion directe »? Pour comprendre, revenons aux spécificités des groupes oligarchiques, totalement dépendants des commandes publiques et lourdement déficitaires. Ces sortes de « combinats soviétiques à la française » sont entièrement dépendants du « Grand radiateur monétaire ». Sans lui, point de survie. Tous les mois, la Banque de France se voit confier près de 17 milliards d’euros par la Banque centrale européenne qu’elle met en partie à disposition des groupes français structurellement déficitaires. Être pro-européen pour les groupes oligarchiques français n’est pas une opinion, c’est vital ! Mais la BCE exige en contrepartie que le Grand Radiateur fonctionne et soit purgé. Il faut donc que la compression de la masse monétaire française diminue d’autant. Et pour cela, la solution c’est Macron. Homme des banques, sa main ne tremblera pas lorsqu’il faudra saigner les classes moyennes supérieures et les petits bourgeois. Car son programme est on ne peut plus clair :
• Dévalorisation de l’actif contrats de travail, en plafonnant les indemnités prud’homales. Les cadres moyens et supérieurs étant les plus gros perdants.
• Dévalorisation de l’actif retraites, avec une tentative d’alignement des retraites des fonctionnaires sur celles du privé.
• Dévalorisation de l’actif immobilier par un ISF uniquement concentré sur la pierre.
• Dévalorisation de l’actif fond de commerce en modifiant la réglementation des professions dites protégée, à la manière d’Uber cassant la valeur d’une licence de taxis.
Si ces premières mesures déflationnistes ne suffisent pas à faire le compte des 17 milliards d’euros mensuels, d’autres suivront.
Ainsi l’électorat Macron, c’est-à-dire les classes moyennes et supérieures, vont payer cash leur vote.
Sur la campagne électorale proprement dite, signalons un fait : Macron a été un candidat « globalisé » puisque les mêmes recettes resservent d’un pays de l’OTAN à un autre. Nous avons assisté à la répétition à l’échelle 1, acclimatée à l’Hexagone, de l’opération Ciudadanos en Espagne. Même brouillage idéologique, même destruction des « formes partidaires » y compris des aspects « démocratiques » de ceux-ci (congrès avec majorité et minorité, désignation des candidats par instances représentatives ou vote en assemblées plénières ou par « primaires » pour désigner le ou les candidats, etc…). Cela est remplacé par des « mouvements » tout dévoués à leurs « chefs », où l’adhésion ne donne pas droit au vote pour désigner les instances dirigeantes. De fait, il s’agit d’un affaiblissement considérable de la sphère politique, puisque la sphère financière et l’oligarchie viennent de prouver qu’en France, « pays du Politique », elle pouvait faire élire « n’importe qui » en six mois de temps.
Sans tomber dans un emblématisme réducteur, la liquidation judiciaire de Fillon est bien la volonté de la finance alliée à l’oligarchie de ne laisser aucune marge de manœuvre à la  « bourgeoisie sociologique ». L’alliance qui perdurait depuis les années 50 est révolue. Nous ne sommes plus à l’époque ou l’on laissait tout bon bourgeois français garnir son compte en Suisse. Sauf la micro-couche liée à la finance, la « société de contrôle » veut tendre vers l’absolu. Cette rupture de l’alliance de classe devrait être la justification d’un large Front populaire… Mais pour le moment, aucune force politique, même Mélenchon qui a fait une campagne pourtant dynamique et éducative, ne la formule en ces termes objectifs.

 

Tout se termine avec la Chine

Mais reprenons un peu de hauteur et, comme souvent dans cette chronique, nous conclurons sur la Chine. Clairement, sa position se renforce. Ces crises politiques dans l’espace occidental mettent en valeur la cohérence stratégique de l’Empire du Milieu. Tout à la construction de ses « nouvelles routes de la soie » à travers l’Asie vers l’Europe et renforçant ses investissements aussi bien en Afrique qu’en Amérique du Sud, la Chine se place en nouveau centre de gravité de la mondialisation. D’ailleurs, certains pays occidentaux commencent à jouer son jeu sur le long terme. L’Allemagne et l’ensemble de sa zone économique (Benelux, Scandinavie, certains pays de l’ex Europe de l’Est), dépendent de plus en plus des flux économiques avec la Chine. La Russie, quant à elle, hésite encore à devenir le fidèle second de cette puissance asiatique. Ce qui explique la réception en grande pompe de Poutine à Versailles par le nouveau président Macron, pour faire un compromis entre euro-zone et Russie. Ces approches sont toutefois limitées par la position de l’OTAN sur d’autres régions comme le Proche-Orient. Globalement, la Chine continue à tenir son cap de l’alliance, profitable pour ses intérêts, avec la finance globalisée pour le contrôle des « circuits longs ». Contrairement à la Russie, elle a plutôt choisi avec prudence Clinton contre Trump, et en France Macron lui va très bien. Reste le danger de guerre en Asie avec le problème de la Corée du Nord, mais n’est-ce pas déjà trop tard pour affronter la Chine qui modernise son arsenal militaire à la vitesse grand V et montre sa maîtrise spatiale civile et militaire?
Bref, les temps qui viennent seront certainement des moments de « découplage » en particulier entre les USA et l’Europe et de tension asiatique, avec des conséquences que l’on peine encore à entrevoir clairement.