Les dates anniversaire sont l’occasion de bilans et de réflexions sur la façon de réactiver un projet. La loi scolaire du 15 mars 2004 n’échappe pas à la règle. La Ligue de l’enseignement a eu, pour sa part, l’idée étrange de porter sur son blog Mediapart un texte d’enseignants réclamant… son abrogation [1]. Ce manifeste est accompagné d’un appel à signatures [2]. Dix ans après, on retrouve dans ce texte dogmatique les même préjugés et les mêmes diatribes, inoxydables, contre une loi « antivoile », « injuste », « cabrée sur une communauté », « prohibitionniste », cause de « paniques morales » contre les musulmans, favorisant un « discours du bouc émissaire et de la peur » (sic). Les signataires déplorent également que la loi de 2004 n’ait pas « permis aux enseignants de se faire entendre du public ». Mais était-ce le but de cette loi ?
1 – Une laïcité très « ouverte » mais hermétique à l’expérience
Cet appel démagogique à abroger la loi du 15 mars 2004 ignore complètement l’apaisement qu’elle a permis dans les établissements scolaires dont la vie est souvent très difficile, ainsi que le travail pédagogique persévérant accompli par les personnels pour expliquer cette loi. Ce texte sans nuance et irresponsable au regard des difficultés présentes, serait d’une nocivité réduite s’il n’avait pas été cautionné par la Ligue de l’enseignement. La Ligue paraît si soucieuse de se démarquer d’une « laïcité de combat » qu’elle diffuse une propagande de… combat contre une loi laïque devenue dans les établissements scolaires largement consensuelle.
Dans sa mise au point portée sur son blog Mediapart, « L’éducation à la laïcité : l’engagement de la Ligue de l’enseignement », la Ligue de l’enseignement a finalement précisé que ce texte appelant à l’abrogation de la loi de 2004 ne reflétait pas sa position [3]. Elle évite les outrances intimidantes de ceux qu’elle a lancés sur orbite médiatique. Elle rappelle avec raison que « toute interdiction doit être justifiée ». Mais elle ne s’enhardit pas à expliquer en profondeur les raisons de l’interdiction prévue par la loi du 15 mars 2004, signifiant ainsi le chemin qui reste à parcourir en matière d’éducation à la laïcité.
C’est pourquoi nous livrons ici quelques éléments d’« éducation à la laïcité » qui alimentent déjà dans les lycées et collèges publics le travail pédagogique discret d’explication de la loi du 15 mars 2004, et qu’il serait pertinent de développer [4].
2 – Laïcité de la République et laïcité de l’école
La loi de 2004 prévoit, on le sait, que « le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestant ostensiblement une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics est interdit ». Mais on oublie parfois que le principe pédagogique de la discussion et de l’explication est inscrit dans cette loi scolaire qui prévoit que « la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève ». Cependant, il est essentiel qu’avant tout conflit éventuel, les raisons de cette loi soient exposées aux personnels et qu’elles soient enseignées aux élèves. La nouvelle charte de la laïcité peut y contribuer [5].
La laïcité est l’objet d’approches diverses et le terrain de conflits d’interprétation dont les enjeux politiques et idéologiques sont considérables. Mais elle signifie clairement le refus d’assujettissement du politique au religieux, et réciproquement. Ainsi, une volonté d’émancipation du politique de toute mainmise religieuse s’accompagne, dans l’histoire française notamment, de l’obligation faite au politique de garantir la liberté de conscience de chacun, qu’on appartienne ou non à une religion. Au terme de combats, parfois rudes et coûteux, pour la liberté politique et individuelle, la laïcité est devenue en France une détermination fondamentale de la République, à travers notamment l’article premier de la Constitution et loi de 1905, et par son rattachement à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 [6].
Mais la laïcité s’est également affirmée de façon spécifique et névralgique sur le terrain de l’école. La liberté politique et individuelle a besoin d’instruction et d’éducation publiques, garantes de la transmission des connaissances fondamentales et de la formation du jugement critique, sans lesquelles la liberté se retourne contre elle-même. Ainsi, une école laïque en bon état de fonctionnement est le droit de chacun et le devoir de la République. En France, les lois scolaires des années 1880 et, depuis la IVe République, le Préambule de la Constitution qui stipule que « l’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État », sont la traduction juridique de cette exigence. Aujourd’hui, le Code de l’éducation confirme que l’école a la charge de transmettre les savoirs fondamentaux et de faire partager les valeurs de la République parmi lesquelles la laïcité.
On ne peut donc comprendre la loi du 15 mars 2004 sans se référer à une laïcité proprement scolaire dans le cadre de la laïcité générale de la République. Lieu d’instruction et d’éducation, l’école publique n’est pas un lieu public ni un service public comme un autre. C’est ainsi que Jean Zay, le ministre de l’éducation nationale du Front populaire, a prescrit dans sa circulaire du 15 mai 1937 de mettre à l’abri l’enseignement public des propagandes confessionnelles et de toute forme de prosélytisme, après avoir interdit le port par les élèves d’insignes politiques [7]. Cette circulaire fut une référence juridique en matière de limitation des manifestations religieuses des élèves dans les lycées et collèges publics, jusqu’à la loi du 10 juillet 1989 qui garantit expressément « la liberté d’expression » des élèves. Une loi ayant une valeur juridique supérieure à celle d’une circulaire, les tribunaux administratifs n’ont dès lors considéré que la nouvelle loi. C’est pourquoi, dans l’esprit de la circulaire Zay et sans contredire la loi de 1989, une loi encadrant les manifestations d’appartenance religieuse des élèves s’est avérée juridiquement nécessaire [8].
3 – La loi de 2004 dans l’école et pour l’école
Dix ans après son adoption par le Parlement, la loi du 15 mars 2004 a-t-elle résolu tous les problèmes de l’école et de la société ? Certes non, aucune loi n’ayant vocation à régler tous les problèmes de l’école et de la société. Mais cette loi a atteint son objectif direct, parce qu’elle a contribué à réduire sensiblement les tensions et qu’elle est largement acceptée, même si elle conserve des adversaires obstinés – ce qui est naturel dans une démocratie laïque.
S’il revient à l’école d’appliquer la loi, il lui incombe également de la discuter et de l’examiner sereinement [9]. Ainsi, un travail analytique sur le sens de cette loi permet d’établir des distinctions éclairantes. Il ne revient pas au même, par exemple, d’afficher physiquement une croyance religieuse et d’exposer discursivement cette croyance dans le cadre d’un cours. Dans un cas, élèves et enseignants trouvent face à eux une personne qui lance en continu un message silencieux et figé sur sa vision de l’existence. Dans l’autre, ils ont face à eux un élève qui fait l’effort de présenter ses raisons et d’entendre celles des autres. Dans un cas, on impose un marquage identitaire ; dans l’autre, on prend part à un dialogue pédagogique.
Sur cette distinction entre « afficher » et « exposer », on peut procéder par analogie avec la politique. Il est possible d’interdire à l’école le port d’un tee-shirt contenant un marquage politique ostensible, sans pour cela empêcher des discussions relatives à des questions politiques dans le cadre d’un cours ou de réunions présentant un intérêt informatif et éducatif. On peut s’appuyer sur les circulaires de Jean Zay de 1936 et 1937, les premières visant à préserver l’école publique de toute propagande politique, la troisième de toute propagande confessionnelle. Par cette analogie avec l’affichage politique, on fait mieux saisir que la loi de 2004 ne traduit pas une hostilité ou une intolérance vis-à-vis des religions, mais qu’elle répond au besoin de disposer à l’école d’un climat paisible d’étude.
Cependant, il ne suffit pas d’expliquer que cette loi n’est pas antireligieuse. Des élèves la jugent exclusivement antimusulmane. Mais rien n’autorise juridiquement cette interprétation. Reste, il est vrai, le ressenti négatif d’un certain nombre d’élèves vis-à-vis de cette loi. Il convient alors de rectifier le jugement qui se greffe sur ce ressenti, en soutenant, avec une détermination tant explicative que performative, que la visée de la loi n’est pas de brimer l’islam ni aucune autre religion mais de préserver l’école de tous les prosélytismes religieux.
Cette loi est, il est vrai, exigeante puisqu’elle demande à certains élèves un effort, qui doit être reconnu et encouragé par l’école publique. La non manifestation de son appartenance religieuse réclame de chaque élève une réserve qui signifie positivement qu’il respecte un lieu qui est le sien et qu’il partage avec d’autres. La loi de 2004 ne considère pas l’élève comme un usager ou un consommateur d’école, mais comme un sujet scolaire responsable, qui contribue par son comportement à faire vivre l’école publique [10]. En s’obligeant à la discrétion sur le plan religieux, l’élève apprend à se manifester et même à se considérer comme simple élève de l’école de la République, en contrepoint des autres facettes de sa personnalité qui est, le plus souvent, en construction.
On peut alors faire saisir la différence entre l’école qui accueille les élèves sans distinction, ou sans discrimination, et une école qui devrait accepter les élèves avec toutes leurs distinctions communautaires et marquages identitaires. Dans le premier cas, on s’inscrit dans la tradition républicaine d’égalité. Dans le second, on court le risque de rendre la mission de l’école impossible.
Il convient donc d’opposer franchement une interdiction liberticide et une interdiction protectrice de libertés. De même, peut-on expliquer que dans un État de droit aucune liberté n’est illimitée, que des interdits et des contraintes sont nécessaires à toute vie collective. Peut-être est-ce aussi l’occasion de réfléchir au sens républicain de la liberté, comme préservation et comme garantie contre les dominations, et non pas seulement comme absence d’entraves ni même comme consentement. Et si on évite l’angélisme dans la façon de considérer les religions, on concèdera que la loi républicaine de 2004 protège l’élève d’éventuelles pressions qui peuvent s’exercer sur lui, de la part de sa famille ou d’autres élèves ou de divers groupements. On peut même estimer que la loi protège l’élève contre lui-même, en lui demandant de ne pas se figer continument et prématurément dans une identité religieuse ou une appartenance communautaire.
4 – L’école capitaliste des « compétences » dispensée de laïcité scolaire
Mais comment comprendre qu’une expression religieuse ostensible autorisée dans la rue ou au café ne soit pas admise à l’école également ? Pourquoi séparer le domaine du scolaire et celui de l’appartenance religieuse ? À ces questions, l’institution scolaire, hélas, n’apporte pas toujours de réponse assurée. C’est le cas par exemple quand elle se borne à invoquer un obscur « vivre ensemble » sans contenu substantiel ni finalité concrète.
On surmonte cet obstacle à l’intelligence de la loi de 2004 en rappelant la finalité proprement scolaire de l’école publique: transmettre des connaissances fondamentales et œuvrer à la formation du jugement de chaque élève. On montre ainsi la nécessité pour l’école de créer en son sein un climat le plus apaisé possible et de mettre chaque élève dans les meilleures dispositions pour s’approprier à sa façon et à son niveau des connaissances rationnelles et des grandes œuvres du patrimoine culturel de l’humanité. On ferait alors comprendre que le sens de la loi de 2004 est de préserver l’enseignement scolaire.
En revanche, la loi du 15 mars 2004 pourrait être abrogée sans dommage dans une « nouvelle école capitaliste » qui se bornerait à formater les élèves en leur inculquant des « compétences » et divers « savoir-faire » et « savoir-être » requis pour être employable et flexible sur un marché du travail durement compétitif. Comme le dit Olivier Py, on a trop demandé à l’école de « procéder à des évaluations des ressources humaines et d’être performante pour une société de l’efficacité et du rendement » au lieu d’être un « espace de transmission des savoirs et de partage des questions » [11].
À l’opposé de « l’école des compétences », l’école où se transmettent les connaissances et où « se partagent des questions » ambitionne de munir les élèves des moyens de comprendre le monde et de le juger. C’était déjà l’idéal humaniste et rationaliste de la Commune de Paris qui considérait l’école comme un « terrain neutre sur lequel tous ceux qui aspirent à la science se doivent rencontrer et se donner la main ». Cette école que nous continuons à vouloir a besoin de laïcité. Dans cette école-là et pour elle, il convient d’expliquer la loi du 15 mars 2004 et de faire vivre la récente charte de la laïcité à l’école publique. Avec ou, à défaut, sans la Ligue de l’enseignement.
NOTES
[1] http://blogs.mediapart.fr/
[2] https://www.change.org/fr/
[3] http://blogs.mediapart.fr/
[4] Nous avons proposé une première analyse de la mise en œuvre de loi de 2004, « Retour sur les raisons de la loi laïque du 15 mars 2004 », dans les Cahiers rationalistes, novembre-décembre/janvier-
[5] L’appropriation par les personnels et par les élèves de la récente charte de la laïcité dont l’article 14 reprend la loi du 15 mars 2004 sera l’un des enjeux de l’école dans les prochaines années. http://cache.media.eduscol.
[6] La laïcité est en ce sens un combat et les institutions laïques sont le résultat fragile et précieux de combats historiques pour la liberté et l’égalité. Sur la question, on peut consulter la tribune d’Anicet le Pors, « La laïcité est un combat », dans L’Humanité du 18 décembre 2013. http://www.humanite.fr/
[7] http://www.gaucherepublicaine.
[8]
[9] Ce qui suit reprend partiellement notre intervention lors du colloque de l’Association des professeurs de l’enseignement public (Appep) sur l’enseignement moral et civique le 16 novembre 213 à Paris.
[10] Allergiques à l’école républicaine, les enseignants signataires de l’appel pour l’abrogation de la loi de 2004 considèrent d’ailleurs leurs élèves comme des « usagers et usagères » (sic).
[11] Olivier Py, La parole comme présence à soi et au monde, leçon inaugurale au TNP de Villeurbanne le 4 décembre 2009, séminaire national « Enseigner le théâtre au collège et au lycée aujourd’hui ». http://eduscol.education.fr/