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Djemila Benhabib : « Quelques mots à mes amis de France à la suite de l’agression de Rayhana »

Comme plusieurs d’entre vous, je suis terrassée par l’agression barbare dont a été victime, en plein cœur de Paris, le 12 janvier dernier, la comédienne Rayhana, à quelques pas de la Maison des Métallos où elle devait monter sur les planches le soir même. Je lui exprime toute ma solidarité ainsi que ma profonde sympathie.

Nous nous sommes rencontrées à Ottawa, en mars 2009, alors qu’elle était invitée par Esther Beauchemin au Théâtre de la Vieille 17 pour présenter une lecture-spectacle de sa pièce intitulée « A mon âge, je me cache encore pour fumer », à l’occasion de la Journée internationale des femmes. J’ai vite été enveloppée par la moiteur du Hammam, emportée par ses intrigues et littéralement conquise par le caractère libérateur, voire même libertin de quelques personnages. Nul interdit ne subsistait. Nulle place au conformisme. Rayhana avait fait péter tous les verrous et du même souffle avait suspendu tous les tabous. J’avais oublié le froid glacial de cette nuit hivernale. Ottawa avait disparu, englouti sous le Hammam qui avait pris ses aises. Aspergée par les vapeurs, je me voyais là, débarrassée de mes lainages, quelque part entre ces femmes dont les voix étouffées s’étaient furtivement libérées, partageant leurs rêves et leurs blessures. On aurait cru que l’Algérie entière s’était donnée rendez-vous dans ce théâtre et que la vie de ces femmes convergeait vers le même idéal : leur émancipation. C’est précisément cette fin, un peu idéaliste et triomphaliste, qui m’a laissée perplexe. Autant admettre que je suis de celles qui ne croient pas en la vertu d’une solidarité féminine intrinsèque. Dans ma pensée, les lignes de démarcation transcendent les sexes et sont bien naturellement idéologiques. Pour ma part, les revendications féministes s’inscrivent toujours dans le champ du politique par leurs objectifs de transformation du système juridique et du modèle patriarcal. Cependant, cette réserve n’avait aucunement freiné mon élan. Lors de l’échange qui a suivi avec Rayhana, je saluais, émue, son souffle théâtral ô combien rafraichissant et courageux. Je découvrais aussi une femme d’une incroyable vivacité et immensément belle…parce que digne. Qui d’autre, mieux que cette artiste, pouvait incarner l’histoire de l’Algérie ? Elle qui est née dans un quartier populaire et a choisi de faire un métier interdit aux femmes. Elle qui se faisait traiter de pute depuis toujours ou presque. C’est ainsi qu’elle devient comédienne et féministe. Était-ce pour conjurer le sort ? Avec la montée de l’islamisme politique, vivre en Algérie ne lui était plus possible. Fatiguée de jouer à cache-cache avec la mort, elle a fui Alger il y a une dizaine d’année, meurtrie, endeuillée par tant de haine et de violence. A la fin de la pièce, elle m’a racontée, en aparté, les conditions difficiles de son départ. Elle m’a révélé, avec retenue, les énormes sacrifices auxquels elle a consenti pour regagner l’autre rive et les difficultés de vivre à Paris. Ses yeux étaient embués et son rire était devenu plus discret. Nous avons évoqué Alloula et Medjoubi, ces deux géants du théâtre algérien, tous deux assassinés. Puis, nous avons pleuré l’une dans les bras de l’autre, car une même douleur traversait nos corps. La douleur d’être femme lorsqu’on est de culture musulmane.

Bien que je me réjouisse de la vague de sympathie envers Rayhana, certaines réactions me laissent dubitatives. En effet, plusieurs voix s’élèvent, en France, pour demander s’il y a réellement un lien entre la nature de cette agression et sa pièce de théâtre. D’autres encore appellent à la prudence et à la patience en évoquant l’enquête policière qui suit toujours son cours. Je vous le dis d’emblée et probablement d’une façon brutale : vos réactions me gênent profondément. Non pas que je doute, une seule seconde, de votre compassion, mais votre attitude donne à penser qu’on pourrait saucissonner Rayhana. Est-ce la comédienne qu’on a voulu punir ou bien la féministe ? Est-ce tout simplement la femme? Et si c’était tout cela en même temps? Et si toutes les facettes de cette femme incarnaient en soi un parti pris pour la liberté, pour l’émancipation des femmes et le triomphe de l’art ? Et qui donc Rayhana dérange-t-elle autant? Qui traite de putains, de mécréantes et d’occidentalisées à longueur de prêches toutes les femmes qui sortent du rang ? Qui est obsédé par la sexualité et le corps des femmes? Qui veut les voir brulées, crevées, cachées, voilées, terrées, emprisonnées et anéanties? Qui déverse sa haine sur les journalistes, les écrivains, les caricaturistes, les poètes, les peintres, les dramaturges, les comédiens et les musiciens? Qui manie le sabre pour sectionner les têtes des libres-penseurs ? Qui arrose ces mercenaires de la mort de millions de dollars pour mettre à prix la tête de telle femme ou tel homme qui n’ont que pour seul tort de « mal penser » ? Qui donc a donné l’ordre par une fatwa d’assassiner le romancier Salman Rushdie ? Qui a eu l’audace criminelle d’attenter à la vie du seul prix Nobel de littérature du monde arabe, Naguib Mahfoud, alors âgé de 83 ans, en le poignardant? Qui a condamné à mort la féministe Nawal Saadawi en l’accusant d’apostasie et de non-respect des religions ? Qui a tenté d’assassiner le caricaturiste danois Kurt Westergaard, âgé de 74 ans, le 1er janvier dernier en soirée ? Devrait-on penser à monter un spectacle planétaire intitulé « Bas les masques » !? J’ai bien peur que la fiction serait dérisoire tant la terrible réalité surpasse l’entendement lorsqu’il est question de l’islamisme politique et de ses nombreuses manifestations. Quiconque est familier, un tant soit peu, avec la rhétorique des islamistes est forcé de reconnaître que l’idéologie qu’ils vocifèrent nourrit et perpétue toutes ces violences. S’élever contre l’agression de Rayhana, c’est d’abord et avant tout condamner l’idéologie islamiste. Sans cela, on contribue à isoler la main de l’agresseur de sa tête gangrenée par la haine des femmes, le passage à l’acte ne constituant qu’une étape d’un long processus jonché par la détestation et le mépris des femmes.

J’en arrive alors à la deuxième ambigüité qui sous-tend la prise de position précédemment citée. En évacuant le lien de cause à effet qui existe entre la main et la tête de l’agresseur, on situe l’agression hors du temps et hors de l’histoire. C’est comme si la pièce ne faisait plus partie de l’histoire. C’est comme si Rayhana n’appartenait plus à l’histoire. C’est comme si les personnages étaient soudainement devenues a-historiques. Et tout compte fait c’est comme s’il fallait occulter le contexte politique, aussi bien en France qu’ailleurs, dans lequel l’agression s’est produite. C’est comme s’il fallait soudainement devenir amnésique et vider l’histoire de son sens. Est-ce un hasard si l’ordre islamiste régule le quartier où Rayhana a été agressée ? Est-ce encore un hasard si les commerces communautaires ont écrasé de tout leur poids le reste des échoppes avoisinantes? Est-ce un hasard encore si la burqa se commercialise dans le quartier ? Est-ce toujours un hasard si la mosquée du quartier rythme la vie des riverains ? Je vous surprendrai peut-être, mais pour vous dire vrai, je ne suis aucunement surprise par l’agression de la comédienne. Depuis quelques années déjà je suis constamment alertée par des amis extrêmement inquiets de l’avancée de l’islamisme politique au sein même de leur quartier et de leur ville. A Marseille, à Lyon, à Lille, à Paris et en région parisienne ou ailleurs, plusieurs de mes amies ont été victimes d’agressions verbales et physiques. On les accusait toujours des mêmes maux : de mécréantes et de putains. C’est dire qu’une violence, avant d’être physique, est d’abord verbale et porte en elle une profonde charge symbolique. Aujourd’hui, j’en arrive à me demander combien sont-ils, en France, à subir des menaces et des intimidations sans jamais rien dire ni porter plainte? Combien sont-elles à emprunter des ruelles sinueuses les entrailles nouées par la peur?

Cet état de fait est la conséquence directe d’une situation particulière qui se caractérise par un recul de la laïcité, de la mixité, un affaiblissement des services et de l’école publics. Dans ce contexte, le lien social se fissure, et viennent se loger dans ces trous béants de la République des poches de régression qui échappent totalement à ses lois, à ses valeurs et à ses principes. Il ne fait aucun doute pour moi que la mouvance islamiste, extrêmement bien organisée, s’est greffée à toutes les sphères de la société française, y compris la sphère économique et financière. Elle a ses entrées partout, ses représentants sont reconnus et reçus par tous les paliers gouvernementaux du municipal au national en passant par le régional ; ses prédicateurs, à travers le bruyant Tarik Ramadan, reçoivent toute l’attention des médias. La mouvance islamiste n’avance plus sur la pointe des pieds. Elle est dans la démonstration de sa force et de son arrogance. En ce sens, l’occupation des rues le vendredi après-midi lors de la prière en est un bon exemple. La multiplication des voiles, du hidjab à la burqa, en est une autre. Pendant ce temps, ceux qui osent dénoncer ces pratiques se font rabrouer et accuser de racistes et d’islamophobes alors que d’autres sont menacés et agressés. Se peut-il qu’il soit devenu périlleux de défendre les idées de Voltaire dans le pays des Lumières ? J’en ai bien peur. Ce ne sont pas là que des mots que je lance à la légère. C’est le fruit d’un constat auquel je suis arrivée après avoir goutté un peu à la médecine des islamistes, en France, lors du lancement de mon livre Ma vie à contre-Coran à l’automne dernier. Cela ne signifie nullement que l’adversité me fait reculer. Absolument pas. Je dis seulement qu’il est urgent d’unir nos forces pour que la République reprenne ses droits. Dans cette épreuve, j’ai besoin de croire en votre solidarité concrète et de lever toutes les ambiguïtés qui viendraient la parasiter. Ce n’est que de cette façon que les Rayhana de France et d’ailleurs feront éclater leurs talents sans jamais craindre pour leur vie. Rayhana, quant à toi, je souhaite que la France entière, que dis-je ? que le monde entier, se transforme en un gigantesque théâtre pour accueillir ton Hammam.

Djemila Benhabib, auteure de Ma vie à contre-Coran
djemilabenhabib@yahoo.ca

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