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Documentaire François Duprat, l’homme qui a réinventé l’extrême droite française

Joseph Beauregard et Nicolas Lebourg ont déterré les racines du Front national. Dans le Web-documentaire, François Duprat, une histoire de l’extrême droite, ils explorent le mythe fondateur de l’extrême droite « moderne », qu’il a théorisé, avec ses déclinaisons actuelles, y compris dans la droite dite « républicaine ».

Pourquoi exhumer François Duprat, un stratège politique mort il y a trente-deux ans et toujours resté dans l’ombre ?
Joseph Beauregard.
Quand je visionne le film de William Karel, Histoire d’une droite extrême, ça commence sur sa tombe. Ils sont tous là. Moi qui m’intéresse aux groupuscules politiques, je sais qui est l’homme dans la tombe, qu’il a traversé les années soixante-dix dans une odeur de soufre. En 2002, j’y repense quand Jospin est éliminé de la présidentielle, et je me dis : « Ce type est dans la tombe, et c’est lui qui a gagné. »
En 2007, je m’y remets, en voyant Sarkozy, d’abord à l’Intérieur puis pendant sa campagne électorale, rejouer une musique que je connais, contre l’immigration. Je sais qui l’a imposée à l’extrême droite. C’est Duprat : un idéologue, un activiste, un stratège. Super-intelligent, donc super-dangereux. C’est pour ça qu’il a été éliminé. C’est un excellent fil rouge pour raconter comment l’extrême droite s’est réinventée dans ce pays.

Avant que votre travail trouve un débouché sous forme de web-documentaire (1)François Duprat, une histoire de l’extrême droite, à voir sur le site du Monde.fr, vous l’aviez proposé comme film pour la télévision.
Joseph Beauregard.
Quand on propose, en 2007, le film aux chaînes de télévision, toutes le refusent. On nous oppose que François Duprat n’est pas connu et, surtout, que Nicolas Sarkozy a « liquidé le FN ». Nous sommes, Nicolas Lebourg et moi, convaincus du contraire et que le truc va lui revenir en pleine gueule. Nous nous dirigeons alors vers le format du web-documentaire qui permet bien de raconter des histoires parallèles. C’est à partir de cette forme que nous avons fait le choix de séparer en plusieurs modules la carrière publique (conseiller politique) comme la trajectoire dans l’ombre (« honorable correspondant » des Renseignements généraux) de Duprat. D’un point de vue pédagogique, le Web offre un ensemble d’outils, de la frise chronologique qui situe les événements politiques nationaux et internationaux aux graphiques, en passant par les lexiques et notices biographiques. Pour de jeunes générations qui n’ont jamais entendu parler de Brigneau ou de Marcellin, c’est essentiel.

Duprat semble avoir anticipé l’imprégnation des thèmes de l’extrême droite par la droite « républicaine » : « Á chaque fois qu’un thème se normalise, on passe au suivant. »
Nicolas Lebourg.
Jean-Marie Le Pen était très doué pour cela : quand l’anti-immigration devient trop classique dans l’offre politique, il fait sa tirade sur « l’inégalité des races ». Prenons le thème de l’islamophobie : il a commencé à se structurer dans l’extrême droite radicale avec la guerre en ex-Yougoslavie, puis s’est lentement diffusé et normalisé après le 11-Septembre.

Quand la députée Chantal Brunel parle de mettre les immigrés dans des bateaux, elle dit à ses électeurs que depuis trente ans, c’est le FN qui a raison.
Joseph Beauregard. Juste une parenthèse, ce travail, c’est quatre ans d’enquête, 120 personnes interviewées, de toutes les générations de l’extrême droite, des jeunes aux anciens de la Milice. Dedans, il y en a qui étaient d’accord pour lui donner sa chance, à Sarkozy, avec le discours qu’il tenait. Ce qu’ils disent aujourd’hui, c’est : « Il nous a eus, on ne lâchera rien désormais. »

« Des campagnes de type xénophobes menées sur un angle social entraînent une résurgence de l’extrême droite », dites-vous dans votre documentaire. Marine Le Pen a intégré cette vision.
Nicolas Lebourg.
Oui, l’extrême droite porte le poids mémoriel de la Seconde Guerre mondiale. Elle avait donc besoin d’être rélégitimée culturellement pour l’être politiquement. Permettez-moi cet exemple : quand le PCF de Georges Marchais a été ambigu sur la question des immigrés, à la fin des années 1970, il y a un éditorial très intéressant dans la presse nationaliste-révolutionnaire qui dit en somme « la gauche avalise nos positions mais elle n’aura jamais notre programme. Remercions-la, elle mène campagne pour nous ».

L’apport idéologique de Duprat à l’extrême droite, c’est de « donner à ses camarades un horizon d’attente », dites-vous. Avec la banalisation de ses idées, cet horizon est-il atteint ?
Nicolas Lebourg.
Pour François Duprat, la banalisation était une première étape. Fondamentalement, il ne croyait pas que l’extrême droite puisse vaincre par les urnes. Un pouvoir d’extrême droite dans des institutions démocratiques n’était pas son objectif. Son espoir était qu’un parti populiste électoraliste puisse donner assez de surface sociale à un groupe révolutionnaire de combat pour qu’il s’empare du pouvoir, avec l’appui des éléments proches dans l’armée, lors d’une phase de chaos provoquée par l’affrontement entre les extrêmes. Son plan s’inspirait de ce qui s’était passé au Chili et en Italie. On est dans un pur cadre de guerre froide. Ce contexte en moins – les Le Pen n’étant pas, par ailleurs, fascistes -, il n’y a plus cet horizon d’attente révolutionnaire. La banalisation des idées du Front est allée de pair avec la normalisation sociale, la notabilisation de l’extrême droite, ce qui a évacué les révolutionnaires au profit des éléments plus bourgeois et réactionnaires.

Avec le slogan « Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés en trop », Duprat active une dynamique durable. L’extrême droite « légitimée ? » y a-t-elle dérogé depuis ?
Nicolas Lebourg.
Dans des notes internes du FN, Duprat insiste auprès des militants : tout discours raciste est prohibé, seul le thème de la concurrence sur le marché du travail entre Français et étrangers doit être abordé. Cela correspond à ses convictions, car il détestait les thèses et propos sur l’inégalité des races – le qualificatif de néonazi qui lui a été souvent appliqué à gauche est tout à fait fantaisiste. Cela correspond surtout à son analyse. D’une part, le souvenir de l’extermination rendait insupportable aux citoyens les discours raciaux. Il fallait donc leur proposer autre chose et dans le même mouvement nier ce crime. D’autre part, sur l’offre anticommuniste, la droite était plus crédible. Avec « un million de chômeurs. », l’idée était de décrocher des voix dans les classes populaires, que la droite cherchera à récupérer en critiquant à son tour le coût social de l’immigration.


Ce qui légitime la pensée de l’extrême droite.
Joseph Beauregard.
Avec la décolonisation et la guerre froide, l’extrême droite va commencer à se remettre en selle. Le héros d’alors de Jean-Marie Le Pen, rappelle la biographie de Gilles Bresson et Christian Lionet, c’est Moshe Dayan. L’extrême droite de l’époque est fascinée ; Jean-Yves Camus l’explique très bien dans le documentaire, car Israël, qui combat les Arabes, est un peuple de soldats, qui travaille la terre.

La guerre des Six Jours va permettre à Duprat, avec Maurice Bardèche, d’imposer l’antisionisme et la revue Défense de l’Occident. C’est à ce moment que Duprat publie l’Agression israélienne, son texte fondateur, négationniste.
Nicolas Lebourg
. L’extrême droite sortira de l’ombre de la Seconde Guerre mondiale pour redevenir un acteur politique à part entière, puisque légitimé. Certes, il y a eu des embardées, des provocations, mais le FN est bien parvenu à intégrer le jeu politique. Mieux : quand Jean-Marie Le Pen a atteint le second tour, le parti était sorti exsangue de la scission mégrétiste. Il n’avait plus de militants, plus de discours audible. Mais la campagne avait été faite sur ses thèmes et, comme Duprat l’avait dit avant Jean-Marie Le Pen, « l’électeur préfère toujours l’original à la copie ».

Vous rappelez que Jean-Marie Le Pen a d’abord été un leader par défaut.
Joseph Beauregard
. La présidence est d’abord proposée à Michel de Saint-Pierre, puis Georges Bidault, etc. Qui reste, qui est connu ? Jean-Marie Le Pen, qui a été le plus jeune député. Duprat est convaincu qu’il pourra faire ce qu’il veut de lui, alors que c’est Le Pen qui va les bouffer. Il a une conviction : il faut réussir l’union de la « famille », créer donc le Front national en 1972, en permettant la double appartenance avec des groupuscules plus radicaux. Duprat s’était fait exclure de plusieurs mouvements, qui l’ont réintégré parce que c’était un idéologue qui avait une vraie culture politique et historique.

Pour en finir avec cet activisme violent, ils voulaient refaire le coup du poujadisme, avec « quelque chose en plus ». Qu’avait Le Pen en plus ?
Joseph Beauregard
. Duprat est convaincu que Le Pen est parfait parce que c’est un tribun. Et que ce n’est pas un théoricien. Avec Duprat, Le Pen trouve un bosseur, avec une grosse capacité de travail, une équipe constituée. Ça lui permettait de se reposer, il n’a jamais aimé travailler.


Ce n’est plus l’histoire que raconte le FN aujourd’hui.
Joseph Beauregard
. Jean-Marie Le Pen le relègue désormais au rang de « numéro deux sans responsabilités particulières ». Dans l’entretien qu’il nous a accordés, ce qui est fascinant c’est son incapacité à s’oublier. Il ramène toujours tout à lui.

Peut-être parce qu’aller chercher Le Pen, était la première étape de la notabilisation, bien avant les tentatives actuelles de Marine Le Pen ?
Joseph Beauregard
. Dans les années soixante-dix, son père disait : « Nous sommes la droite, la droite populaire, la droite sociale. Il y a dans notre parti des gens de droite, des gens, je vous le concède, qui sont d’extrême droite et qui en sont fiers. »

Ça, c’est du Duprat.
Joseph Beauregard.
C’est là qu’il tend à la droite parlementaire un piège qui fonctionne encore aujourd’hui. Duprat sait que les législatives de 1978 vont être très serrées pour la droite, et qu’il y a de la place pour une campagne anti-immigration à caractère social. D’ailleurs, lorsqu’il est muté comme prof en Seine-Maritime, il entrevoit, entre Dieppe et Le Havre, communistes, et Rouen centriste, la possibilité de capter l’électorat ouvrier.

C’est cette même OPA sur l’électorat populaire qui est poursuivie par l’héritière Le Pen.
Joseph Beauregard.
Certes, même si elle ne lui rend pas hommage comme a pu le faire son père. Mais n’oublions pas que dans son entourage, beaucoup ont été formés à l’école du nationalisme-révolutionnaire de Duprat, qui prônait cette idée.

Il y a aussi réinvention de la droite tout court. Beaucoup des cadres de l’UMP aujourd’hui sont soit des gens qui s’inspirent de ces thèses, soit qui ont appartenu à l’extrême droite : dans les différents gouvernements Sarkozy, on retrouve Longuet, Novelli, Devedjian.
Joseph Beauregard.
Et Patrick Buisson, le conseiller de Sarkozy. On a tenu à ce que cela soit dit par quelqu’un de l’Intérieur qui a été pendant dix ans a été le conseiller de Jean-Marie Le Pen, Lorrain de Saint-Affrique : « Le président actuel ne se rend pas compte de ce qu’il fait. La droite dite républicaine s’est ancrée sur des fondamentaux de l’extrême droite. »

Jamais il n’y a eu autant d’anciens d’extrême droite dans les rouages de l’État. Pourquoi ?
Nicolas Lebourg.
Á mon sens, c’est plutôt une question due au fonctionnement de nos élites. Nos dirigeants étaient jeunes, il y a quarante ans. Ceux qui étaient d’extrême droite et aptes à exercer des responsabilités n’avaient aucune possibilité d’assouvir une carrière dans une extrême droite à 1 %. Á partir de 1974, il y a donc un grand recyclage des radicaux. C’est plus une affaire démographique que de réseaux politiques.

Mais il n’y a aucune autre raison politique à réintégrer quelqu’un comme Gérard Longuet !
Joseph Beauregard.
C’est un appel du pied majeur, le dernier signal. Qui le prend sous son aile, Longuet, au sortir de l’ENA ? Michel Poniatowski. C’est Longuet qui, dans les années quatre-vingt-dix, prône des alliances avec le Front national. Les gens s’en souviennent, dans sa famille politique.

Entretien réalisé par Grégory Marin et Lionel Venturini

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Notes de bas de page
1 François Duprat, une histoire de l’extrême droite, à voir sur le site du Monde.fr
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