Par l’étude de différents écrits ministériels datant de 2013 et 2014 et portant tous peu ou prou sur la réforme des programmes de l’école primaire, nous voudrions montrer le lien logique entre, d’un côté, la réduction du temps d’étude maintenue par MM. Peillon et Hamon et la réforme annoncée des programmes et, de l’autre, la baisse certaine du niveau scolaire des élèves français. Tout cela avec le consentement paradoxal du corps enseignant et dans le cadre d’une politique plus égalitariste que réellement socialiste.
Les maîtres d’école s’expriment sur l’objet de leur mission
En automne 2013 fut menée auprès des enseignants du premier degré une consultation nationale sur les programmes de l’école primaire de 2008. Selon le Rapport de synthèse nationale publié le 3 décembre 2013, cette consultation « a suscité un vif intérêt : toutes les académies ont renvoyé une synthèse et le taux de participation des équipes pédagogiques avoisine 70 % ; on dénombre aussi plus de 2 200 contributions directes. »
Déjà en 2008, les nouveaux programmes avaient été soumis au jugement (après coup) des instituteurs, lesquels très vite s’étaient montrés hostiles à leur encontre. Emblématique en cela avait été la fronde des « désobéisseurs », lesquels avaient refusé de mettre en place les heures de soutien, les évaluations nationales de fin de CE1 et de CM2, et qui jugeaient ouvertement ces programmes comme étant rétrogrades et abrutissants, vu la conception de l’instruction réduite à la mécanisation et à la docilité qui les sous-tendait. C’était battre en brèche les principes pédagogiques des programmes de 2002, nier ces derniers sans même avoir pris la peine de juger sereinement leurs qualités ou défauts, revenir donc à une conception de l’élève « table rase », alors que les écoliers français manquent d’audace intellectuelle et d’esprit d’initiative, pèchent par un cruel manque de confiance en eux-mêmes et d’imagination, comme nous le rapportent régulièrement toutes les évaluations internationales. Enfin, alourdir des programmes alors même que l’on supprimait pour tous les élèves deux heures d’enseignement hebdomadaire, comment ne pas voir là une contradiction évidente ?
Cinq années plus tard, le jugement des maîtres d’école se confirme. Si dans l’ensemble les programmes de 2008 sont jugés « clairs et concis », on déplore principalement la « trop grande densité des contenus » qui est incompatible avec le « temps d’enseignement imparti » (p. 4) et qui empêche « de donner du sens » (p. 5) à ce qui est enseigné. On regrette que ces programmes « lourds » et « denses » (p. 10) soient « déconnecté[s] de la transversalité des apprentissages » parce que « trop technique[s] » (p. 5). De plus, alors que le résultat attendu par M. Darcos de ses programmes était de « diviser par trois, en cinq ans, le nombre d’élèves qui sortent de l’école primaire avec de graves difficultés », le jugement des enseignants est sans appel : « les programmes [de 2008] ne respectent pas toujours les capacités et le rythme d’acquisition des élèves, et seraient donc trop difficiles pour eux. » (p. 4) Conclusion : « les enseignants déclarent vouloir accorder plus d’attention encore aux apprentissages fondamentaux » (p. 5).
Le principal reproche adressé aux programmes de l’ère Darcos est leur caractère transmissif, comme si enseigner consistait à transvaser du savoir d’un esprit plein (celui du maître) à un esprit vide (celui de l’élève) : « On souhaiterait davantage de manipulation, d’expérimentation, de recherche, de réflexion, de raisonnement, de tâtonnement, de découverte, de questionnement et d’observation (par ordre de fréquence de citation) dans toutes les contributions directes et académiques : « les programmes privilégient la mémorisation, la mécanisation des apprentissages, au détriment de la compréhension. Ils induisent un modèle transmissif, une perte de sens » (académie de Limoges). Face aux programmes, les enseignants déclarent être placés de fait en situation d’enseignement frontal, transmissif, alors qu’ils souhaiteraient mettre en place d’autres démarches d’apprentissages » (p. 9). Et enfin, ce jugement sans appel : le caractère transmissif des programmes de 2008 annule ce qui fait l’essentiel de l’enseignement dispensé en primaire, c’est-à-dire la transversalité des apprentissages qui est un gage de sens et d’intérêt pour les élèves : « Pour une majorité de contributions, le modèle transmissif et frontal ainsi que les manques de mises en réflexion engendrent une perte de sens et de transversalité des apprentissages. L’accumulation de contenus, de savoirs, au détriment de la démarche, un cloisonnement des enseignements induisent un recul de l’interdisciplinarité, de la mise en projet (53,57 %). Pour l’élève, à cause de ce mode d’apprentissage, « l’épanouissement n’est plus envisageable » (Nancy-Metz) » (p. 10).
Récapitulons les attentes qui se dessinent de cette concertation automnale qui a permis « pour la première fois dans l’histoire des politiques éducatives de laisser s’exprimer les professionnels sur l’objet de leur mission » (p. 6) :
– la liberté pédagogique des enseignants doit être respectée, ce qui implique que les programmes ne doivent pas, de par leur lourdeur, n’être envisageable que d’un point de vue transmissif ;
– du coup, il faut en revenir à un caractère transversal de l’enseignement primaire « pour la mise en projet et pour donner du sens aux apprentissages » (p. 17) ;
– ce qui implique de repenser la durée hebdomadaire d’enseignement, puisque « c’est le temps d’enseignement qui s’avère la clé des apprentissages réussis et celle d’une prise en compte de l’élève » (p. 10) ;
– ou de recentrer les apprentissages sur les « fondamentaux », ce qui alors serait en contradiction avec cette « dimension culturelle » ou « le développement de la transversalité des apprentissages » que les enseignants « jugent indispensable[s] » (p. 11).
Un premier pas ministériel vers un allégement des programmes en vigueur
En juin 2014 est parue au Bulletin officiel (n° 25) la circulaire n° 2014-081, intitulée « Recommandations pour la mise en œuvre des programmes ». En voici l’introduction :
« Les observations faites lors de la consultation nationale menée à l’automne 2013 sur les programmes de l’école primaire de 2008 doivent être prises en compte. La présente circulaire a pour objectif d’apporter un certain nombre d’indications pour la mise en œuvre des programmes de l’école élémentaire, en attendant leur renouvellement à compter de la rentrée scolaire 2016. »
On est donc loin de la mascarade de consultation menée en 2008 et largement moquée: quelques mois après avoir demandé leur avis aux enseignants, le Ministère rectifie le tir et prend en compte les demandes de ceux qui ont une part prépondérante dans l’instruction publique. Jugeons plutôt :
« Les enseignants ménagent autant que possible des situations de transversalité qui permettent notamment des retours réguliers sur les apprentissages du français et des mathématiques : tous les domaines d’apprentissage donnent lieu à des exercices écrits et oraux réguliers. Cette transversalité donne plus de sens aux apprentissages en créant du lien entre les différents domaines. Accorder de l’importance au sens des apprentissages, c’est revenir sur l’opposition classique entre sens et automatisation : il ne s’agit pas de les opposer, mais de les construire simultanément. La construction du sens est indispensable à l’élaboration de savoirs solides que l’élève, acteur de ses apprentissages, pourra réinvestir. L’automatisation de certaines procédures est le moyen de libérer des ressources cognitives pour que l’élève puisse accéder à des opérations plus élaborées et à la compréhension ».
Les maîtres de cycle 2 (CP-CE1) déploraient que l’enseignement systématique de la conjugaison et de la grammaire ait lieu alors que les élèves ne maîtrisaient pas encore suffisamment la lecture : « Le programme de français est « trop lourd », « hors de portée » (Nancy-Metz) sur tout le cycle 2. On relève majoritairement des difficultés sur les apprentissages de l’étude de la langue à « un moment où les élèves ne sont pas encore des lecteurs aguerris » (Nice). Les élèves ne comprennent pas la notion de conjugaison. De façon plus générale, les notions de français sont trop abstraites pour des enfants de cet âge-là. Les élèves n’ont pas la maturité. Il faut « s’appuyer sur l’oral notamment pour travailler la conjugaison » et mettre « l’accent sur le présent et le futur ». La conjugaison au passé composé au CE1 est « inaccessible ». En grammaire, la démarche proposée est trop explicite (Nice). La nature des mots, le genre et le nombre ainsi que l’accord ne peuvent être acquis par des enfants qui ne sont pas encore en possession de la lecture. Cet enseignement est effectué alors que les élèves ont encore besoin d’apprendre à lire. Il conviendrait de supprimer les classes de mots (Rouen). Les adverbes sont très souvent cités comme « difficiles à enseigner » voire à supprimer (Reims). Ces apprentissages se font au détriment de la lecture. Les notions sont abordées « prématurément » » (p. 18). Dont acte, et le Ministère de préconiser dans sa circulaire : « Afin de préparer les élèves à une réflexion sur la langue, en grammaire, l’étude des propriétés définissant certaines classes de mots (nom, verbe, adjectif, déterminant) est d’abord au service de la maîtrise de l’écriture et de l’orthographe. Elle s’effectue essentiellement à l’aide de manipulations et de transformations, sans objectif de systématisation ». De même : « La première approche des formes verbales vise à faire repérer les ressemblances entre les marques liées au temps ou au sujet. Des situations orales d’entraînement permettent d’en approcher les mécanismes de construction et d’en faire apparaître les régularités. »
Les enseignants du cycle 2 jugeaient les opérations « technicistes », affirmaient que « les élèves « mélangent tout » parce qu’ils apprennent les techniques sans le sens », ils demandaient en conséquence que « les situations problèmes et la manipulation devancent la technique opératoire » (p. 18) ; le Ministère prend en considération cet avis et affirme : « La construction du sens, l’automatisation et la mobilisation des savoirs sont particulièrement complémentaires en mathématiques. Comprendre les différentes opérations est indispensable à l’élaboration de savoirs solides que l’élève peut alors réinvestir. En parallèle, l’automatisation de la connaissance de « faits numériques » augmente considérablement les capacités de « calcul intelligent », où l’élève comprend ce qu’il fait et pourquoi il le fait. La résolution de problèmes permet de donner du sens aux apprentissages et de conforter les compétences dans chacun des domaines mathématiques. »
Les maîtres du cycle 3 (CE2-CM) demandaient « une forte augmentation du temps imparti à la résolution de problème pour donner du sens aux apprentissages dans ce domaine » (p. 22). Le Ministère martèle : « La résolution de problèmes joue un rôle essentiel dans l’activité mathématique. Elle est présente dans tous les domaines et s’exerce à tous les stades des apprentissages. »
Il semblerait donc que cet aggiornamento ministériel concernant les programmes du primaire aille dans le sens des désirs enseignants.
Distorsions dans les attentes du corps enseignant
Revenons au Rapport de synthèse sur la consultation nationale touchant les programmes de l’école primaire. Divers écarts peuvent être pointés, dont :
– un « accor[d] massi[f] » sur « les principes et les objectifs de formation suivants : le programme comme cadre national commun, la réussite de tous les élèves, la formation de citoyens responsables et éclairés » (p. 4) faisant bon ménage avec une demande professorale d’instruction au rabais en quelque sorte et modulable selon les territoires : « Les enseignants demandent que la gestion de l’hétérogénéité des élèves soit intégrée dans les programmes. Des pistes et des propositions de pédagogie différenciée pourraient ainsi être proposées, tout comme des pistes de remédiations possibles. Une différenciation dans le niveau d’exigence serait aussi distinguée. Des objectifs et/ou des repères de compétences intermédiaires, « des objectifs en fonction de la spécificité de l’école » sont aussi demandés » (p. 24) ;
– un « profond attachement » à la « liberté pédagogique » (p. 4) côtoyant une attitude en apparence servile puisque a été exprimée chez les enseignants « une forte demande pour que les programmes soient assortis de documents d’accompagnement et d’application ou encore d’exemples d’activités, voire d’annexes d’aide à l’application des programmes » (p. 5) ;
– une condamnation des programmes de 2008 pour leur trop grande « densité » et « lourdeur » qui entraîne une demande d’« allégement des programmes » (p. 5) et un « retour sur les apprentissages fondamentaux » (p. 10) faisant bon ménage avec le regret exprimé par les instituteurs de « ne pas trouver le temps nécessaire pour ajouter [à leur enseignement disciplinaire] une dimension culturelle qu’ils jugent indispensable ou le développement de la transversalité des apprentissages » (p. 11) ;
– un désir « d’opérer un recentrage sur l’essentiel, sur les fondamentaux, et de faire maîtriser les bases » (p. 12) tout en dénonçant le fait que les « horaires impartis ne [peuvent] satisfaire la volonté des enseignants de « boucler » le programme » (p. 11).
Cette dénonciation, du reste, est à remarquer puisqu’elle s’accompagne d’une demande, certes en creux et adressée subrepticement, à un retour à 26 heures d’enseignement hebdomadaire : « Certains évoquent la réduction du temps de classe à 24 h sans que les programmes n’aient changé. Une fois le temps des récréations décompté, il ne reste plus que 22 h d’enseignement au lieu de 24 h. En conséquence, les enseignants et les équipes de circonscription demandent que les récréations soient « défalquées », « retirées », « enlevées », « non comptabilisées » dans les volumes horaires de chaque champ disciplinaire » (p. 11).
C’est là la principale distorsion mise à jour dans ce Rapport de synthèse nationale : dans un premier temps, on rédige (malgré soi ?) des programmes impraticables, en mettant les enseignants dans l’impossibilité de faire plus ou moins leur métier, puis, une fois que cette constatation et ce sentiment sont bien installés chez eux, les enseignants d’eux-mêmes demandent un allégement des programmes.
Vers une adhésion des maîtres d’école à la démolition de leur métier ?
Lisons la conclusion générale du Rapport (pp. 24-25) :
« Les enseignants déclarent qu’ils veulent des programmes stables et une amélioration de ceux existants sur beaucoup de points, une réduction générale des contenus, mais en aucun cas ils ne veulent de changement brutal.
Les défauts des programmes relèvent majoritairement de leur faisabilité ainsi que de leur conception pédagogique et didactique. Des programmes trop chargés, trop lourds, trop détaillés ou pas assez précis : les réponses montrent que les enseignants sont en difficulté. Ils souhaitent terminer le programme, le « boucler », mais déplorent la conception même de ce programme et le temps dont ils disposent pour le mettre en œuvre.
La volonté de réaffirmer les cycles dans l’écriture des prochains programmes est clairement énoncée : des programmes par cycles, allégés, mieux répartis au cours de la scolarité à l’école primaire dans le cadre du socle commun de connaissances, de compétences et de culture. Le programme pourrait alors devenir le gage d’une scolarité réussie, le garant de l’équité et de l’égalité sociale et scolaire ».
On se souvient que, depuis la loi Jospin de juillet 1989, les programmes reposent sur une politique des cycles : au lieu d’attendre d’un élève qu’il sache quelque chose d’assignable sur une année, avait été décidé que le meilleur atout pour chaque élève était le temps qui lui était alloué et que l’on devait exiger une maîtrise des savoirs enseignés non pas sur une année mais sur deux ou trois, sur un cycle donc. Ce « rousseauisme » pédagogique consistant à voir dans le temps perdu, le temps allongé, un gage de réussite scolaire, s’il est tout à fait pertinent – et, qui plus est, juste (tous les élèves ne sont pas capables d’apprendre au même rythme et la bienveillance du maître lui fait un devoir de se plier au temps de maturation intellectuelle propre à l’élève qu’il enseigne) – a pourtant été le prétexte (involontaire ?) d’un abandon de l’élève à lui-même : il n’arrive pas maintenant à lire, il le saura plus tard, quand bien même ce « plus tard » serait repoussé à la fin de la scolarité obligatoire ! La politique des cycles avec l’abandon du redoublement a eu pour conséquence de laisser des élèves dans leur ignorance en pensant que le temps supplémentaire à eux accordé pourrait de lui-même avoir une vertu pédagogique. La pertinence des programmes de 2008 était de rompre d’une certaine façon avec les cycles puisque, pour chaque année, était posé ce qui devait être maîtrisé par les élèves – repères annuels plébiscités du reste par les enseignants, si l’on en croit la p. 9 du Rapport : « Les découpages par domaines d’enseignement, par cycle et les repères annuels sont majoritairement retenus comme une qualité. 100 % des contributions apportent des réponses positives sur ce point. Les repères d’acquisition et de progressivité ainsi que les repères annuels constituent pour les enseignants de bons outils en complément des programmes (89,28 %). Les découpages, quels qu’ils soient, par cycle, par niveau ou par domaines d’enseignement, constituent des repères que les enseignants apprécient ».
Et pourtant la conclusion générale, comme nous l’avons lu plus haut, en appelle à une volonté « réaffirmée » des cycles dans l’écriture des prochains programmes…
De même, nous avons relevé chez les enseignants ayant répondu à la consultation sur les programmes de l’école primaire un souci certain porté à l’hétérogénéité des élèves, souci allant jusqu’à la demande que leur soient proposées des « pistes et des propositions de pédagogie différenciée, tout comme des pistes de remédiations possibles » (p. 24). Mieux, ces mêmes enseignants, sincèrement attachés à leur liberté pédagogique et au principe laïque d’égalité de traitement de tous les élèves, « expriment le souhait « d’échelles individuelles de progression et non un niveau commun à atteindre » qui serait ou non validé, une forme d’évaluation positive de l’élève » (p. 24). Là encore, comme par miracle, le Ministère écoute la parole magistrale en lançant, toujours fin juin 2014, la conférence nationale sur l’évaluation des élèves. L’avant-propos de M. Hamon est sur ce point on ne peut plus éclairant : « Il y a aujourd’hui urgence à changer le rapport des élèves français à l’erreur, à la faute, à l’échec. Je veux que nous puissions faire évoluer en profondeur notre manière d’évaluer. Tel est l’enjeu des réflexions que je souhaite ouvrir aujourd’hui, dans le cadre d’un grand chantier pédagogique pensant conjointement l’évolution des pratiques d’évaluation des élèves, la définition du nouveau socle commun de connaissances, de compétences et de culture, et la refonte des programmes de la scolarité obligatoire ». Tout est donc lié !
Remarquons, en passant, que le raisonnement ministériel en matière de notation repose sur la même prémisse que le raisonnement ayant servi à la justification de la réforme des rythmes scolaires, la prémisse que l’on pourrait appeler « le souci de l’élève fragile » ou, de manière plus polémique, « le souci corinthien de la fausse égalité ». (1)Les Grecs racontaient cette histoire de Périandre, tyran au départ trop doux et qui, voulant affermir son pouvoir, était allé demander conseil à Thrasybule de Milet, lequel, silencieusement, avait conduit son visiteur devant un champ de blé et en avait fait couper tous les épis qui dépassaient. Des élèves, trop nombreux, passent leur mercredi à s’abrutir devant la télévision, tandis que d’autres, fortunés (le gouvernement a su jouer sur l’ambiguïté de cet adjectif), visitent des musées, jouent d’un instrument, pratiquent un sport ou vaquent tranquillement, eh bien, coupons tout ce qui dépasse et, au lieu de mener une politique vraiment socialiste en défendant une politique nationale (et non communale) en matière de culture et de sport, ouvrons l’école le mercredi matin et empêchons certains élèves de s’enrichir en famille.
« Les élèves les plus fragiles […] subissent des évaluations dont ils ne saisissent pas toujours les codes ni les attendus implicites, contrairement aux élèves les mieux pourvus culturellement, qui acquièrent ceux-ci en dehors de l’École » ; dont acte : supprimons la « note-couperet » (sans « abaisser le niveau d’exigence », cela va sans dire) au lieu justement que l’école donne à tous les élèves ces codes et ces attendus implicites.
Il est donc à craindre que la mise en œuvre de « pratiques évaluatives réfléchies, explicites, claires et justes » soit galvaudée comme la mise en place des cycles par M. Jospin : de même que, comme nous l’avons vu, la politique des cycles a permis (bien malgré elle, peut-être) que les élèves connaissant des difficultés scolaires aient le même sort qu’Ulysse et errent, sous prétexte de prendre leur temps, sur une mer scolaire sans jamais accoster au port du savoir, ainsi la volonté ministérielle d’adoucir la notation risque de ne plus rien rendre assignable et de confiner à un égalitarisme de bien mauvais aloi, finalement tout à fait méprisant pour ceux-là mêmes dont on prétendait avoir souci, c’est-à-dire les élèves faibles et scolairement à la peine.
Mais les enseignants étaient demandeurs d’une telle réforme de l’évaluation : le moyen alors de ne pas les satisfaire ? Et dans quelques années sans doute on se demandera pourquoi le niveau des élèves aura encore baissé.
La réforme des rythmes scolaires, clé de voûte de la destruction ministérielle de l’école républicaine
On s’est étonné que, dès son accession au ministère de l’Éducation nationale, M. Peillon ait lancé sa réforme des rythmes scolaires ; on disait qu’en matière d’instruction publique il y avait bien d’autres priorités, comme le recrutement et la formation initiale et continue des maîtres, leur remplacement en cas de maladie, le nombre d’élèves par classe, les programmes, etc, etc. Or, même s’il s’agit de ne pas donner dans le mouvement rétrograde du vrai et de poser des ponts là où finalement seul le hasard, ou l’impéritie, est à l’œuvre, force est de constater que maintenir la diminution du temps hebdomadaire d’enseignement ne pouvait avoir comme conséquence logique qu’une « réduction générale des contenus », qu’un « recentrage sur l’essentiel, sur les fondamentaux » « en dégageant du temps d’enseignement sur d’autres apprentissages », voire en « report[ant] ces enseignements sur les temps périscolaires », comme le demandent eux-mêmes les maîtres d’école. Quand on sait que la réforme des rythmes scolaires s’accompagne d’une municipalisation de ce qui n’était jusqu’à présent que la prérogative de l’État, on mesure combien le Ministère est à l’écoute de ses enseignants.
Sur le site de Sauver les lettres, on peut lire des extraits d’un Rapport remis en 1998 par M. Ferrier, inspecteur de l’Éducation nationale, à Mme Royal, alors ministre déléguée à l’enseignement scolaire – et notamment celui-ci : « on ne peut s’étonner de déficits d’apprentissages quand le temps de travail est réduit, surtout quand il n’y a aucun relais extrascolaire ». En juin 2014, dans sa lettre adressée aux enseignants et vantant les bienfaits de la réforme des rythmes scolaires, M. Hamon écrivait : « Vous m’avez souvent dit à quel point ce sont les élèves les plus défavorisés qui ont besoin de plus d’école. Pour tous ces enfants, plus d’école, cela ne veut pas dire plus d’heures d’enseignement, mais une meilleure répartition de ces heures. C’est précisément ce à quoi visent les nouveaux temps scolaires ». On ne saurait mieux mesurer le fossé qui s’est creusé au sein même des socialistes en une quinzaine d’années : à présent, un ministre encarté au PS peut sans vergogne persévérer dans l’amoindrissement du temps d’étude et même renvoyer l’école à l’extérieur d’elle-même en transférant aux municipalités des missions qui jusqu’alors relevaient de la seule instruction publique. Même si M. Hamon a en un sens raison, en ce que le plus important n’est pas le temps passé sur les bancs de l’école mais ce que l’on y apprend et comment le maître y enseigne, il n’en reste pas moins que l’on ne peut que s’étonner de la réduction systématique du temps dévolu à l’étude dans les écoles françaises depuis un siècle.
Comparons, en effet, les horaires de français tels qu’ils étaient en 1923 et tels qu’ils sont à présent selon les programmes de 2008. Si l’on part sur la base d’une année scolaire comptant 36 semaines, un élève ayant accompli sa scolarité selon les programmes de 1923 aura reçu en 5 ans 2 538 heures d’enseignement en français; un élève des programmes de 2008 en aura, lui, reçu seulement 1 584 heures : la perte est donc de 954 heures, c’est-à-dire près de 40 semaines d’enseignement de 24 heures hebdomadaire d’école, soit un peu plus d’une année scolaire. On se dit tout de même que plus d’école au sens de plus d’heures d’enseignement pourrait finalement avoir une certaine efficacité.
Seule la parution des nouveaux programmes du primaire au premier trimestre de 2015 validera ou non les inquiétudes dont nous avons fait part dans cet article. Comme on peut le lire sur le site du Ministère, la remise par le Conseil supérieur des programmes (CSP) des propositions de programmes de l’école élémentaire sera suivie par une consultation des enseignants : nous aurons donc tout loisir de faire part de nos inquiétudes, s’il y a lieu… D’autant plus que, comme il l’est écrit dans la Charte des programmes rédigée par le CSP : « les enseignants et tous les acteurs de l’éducation doivent être pleinement associés à des procédures transparentes d’élaboration des programmes, avoir connaissance des motifs des choix effectués comme des perspectives d’évolution ».
Notes de bas de page
↑1 | Les Grecs racontaient cette histoire de Périandre, tyran au départ trop doux et qui, voulant affermir son pouvoir, était allé demander conseil à Thrasybule de Milet, lequel, silencieusement, avait conduit son visiteur devant un champ de blé et en avait fait couper tous les épis qui dépassaient. |
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