Nous publions ces textes parce que, au-delà de la discussion théorique autour de la position de Marx sur le travail productif, l’enjeu politique est important pour le positionnement d’une gauche de gauche. Peut-on soutenir à gauche l’idée que les services sont productifs de revenu à l’heure où les néo-libéraux chantent la révolution numérique et la fin du salariat par le tous auto-entrepreneurs (on disait artisans) ? Peut-on tenir une posture tiers-mondiste et nier que le profit d’une société de services, notamment financiers, est un produit de l’impérialisme ? Il y a là des nœuds de contradictions que la gauche devra défaire
La Rédaction
Permettez-moi de m’immiscer très brièvement dans la discussion théorique sur laquelle mon ami et ancien collègue Michel Zerbato (MZ) revient régulièrement, notamment ces derniers temps en réponse à Charles Arambourou.
Je souscris à de nombreux points que soulève MZ (distinction entre travail et force de travail, distinction entre production et reproduction de la force de travail, refus de la notion de marché du travail…) mais pas sur un que je pense décisif.
Dans le début du Capital, Marx définit le travail productif comme celui qui produit de la valeur (donc de la plus-value) pour le capital. Il s’agit là de la définition du modèle abstrait, chimiquement pur, du capitalisme, qui n’a pas pris une ride. Mais une formation sociale concrète n’est pas la reproduction clonée du modèle théorique. Elle peut être l’imbrication de rapports sociaux de natures différentes, sous domination de l’un, en l’occurrence le rapport social capitaliste.
Il y a chez Marx (en tout cas, c’est comme ça que le comprends) trois niveaux d’analyse et d’abstraction de la valeur : la valeur d’usage comme condition de la valeur en tant que fraction du travail socialement validé, laquelle apparaît dans l’échange par le biais d’une proportion, la valeur d’échange qui est mesurée par la quantité de travail nécessaire en moyenne dans la société considérée. Le point qui me paraît le plus important est la validation sociale du travail. Or, dans le capitalisme concret que nous connaissons, le mode de validation du travail collectif connaît deux formes : le marché, qui valide les anticipations de débouchés pour les marchandises (comme disait Keynes), donc de profit ; et la décision collective de faire produire de l’éducation non marchande, du soin non marchand, etc.
Dès lors, si l’on définit la valeur comme une représentation monétaire du travail socialement validé, il n’y a plus de raison de restreindre la définition du travail productif à celui qui est destiné à nourrir l’accumulation du capital, sauf à dire une tautologie : est productif de capital le travail qui produit du capital. Ma thèse est donc que, dans une société concrète comme la nôtre, le travail qui est effectué dans la sphère non marchande produit de la valeur d’usage (ce point ne sera évidemment pas discuté) mais également de la valeur au sens défini plus haut, pas pour le capital mais pour la société. Ce qui permet, non seulement d’aller jusqu’au bout de l’idée de Marx (les trois niveaux d’analyse) et aussi de voir combien l’idée de Keynes suivante est également très juste : il faut distinguer le financement de la production (ex ante) et son paiement (ex post). Ce qui veut dire que, de la même façon que les entrepreneurs doivent trouver ex ante un financement monétaire pour lancer leurs investissements et embaucher, les acheteurs payant ensuite les marchandises, l’Etat, les collectivités locales, etc., doivent trouver un financement monétaire des investissements publics, les impôts venant ensuite « payer » de manière socialisée les services collectifs offerts. Au passage, on voit bien à quoi mènent la construction de l’euro et la confiscation de la politique monétaire.
Aussi, faut-il comprendre lesdits prélèvements obligatoires comme étant effectués sur un PIB déjà augmenté du fruit du travail réalisé dans la sphère monétaire non marchande. Sinon, il y a un gros risque théorique à ne concevoir ces prélèvements ex post, j’insiste, que comme effectués sur la seule production marchande, voire comme on le lisait dans les manuels des années 1950 sur la seule production marchande matérielle, qui ne représente plus qu’un quart à un tiers de la production totale. À ce sujet, il ne faut pas confondre la nature productive ou non du travail avec le fait que les gains de productivité sont le plus souvent beaucoup plus importants dans la production de biens matériels que dans les services marchands ou non.
Dans mon livre cité plus bas, j’écris :
« Dans les Grundrisse, Marx reprend l’exemple de Senior à propos du fabricant de pianos et du pianiste : « Le fabricant de pianos reproduit du capital ; le pianiste ne fait qu’échanger son travail contre un revenu. (1)Marx K., Principes d’une critique de l’économie politique, 1857-1858, dans Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1968, tome II p. 242. » Telle quelle, la réponse de Marx n’est pas suffisante et dans d’autres passages, il l’affinera. Nous considérons que quatre cas de figure au sujet du pianiste de Senior sont à envisager, qui correspondent à quatre modes de production abstraits différents. Premièrement, le musicien vient faire son récital devant son mécène et reçoit ensuite son obole des mains généreuses de son Altesse (tel fut le sort de Mozart à la cour de Vienne et de tant d’autres). C’est de ce cas dont parle Marx dans la citation ci-dessus et il le fait de manière correcte (à ceci près, comme nous le verrons plus tard, que le revenu est engendré), mais ce cas ne reflète pas le mode de production capitaliste.
Deuxièmement, le musicien est un artisan qui vend son produit à sa valeur reconnue par le marché, laquelle excède la valeur de sa seule force de travail et qui lui permet d’accumuler à petite échelle du capital (c’est ce point qui sépare l’artiste artisan de l’artiste mozartien). Troisièmement, le musicien est employé comme professeur dans une école de musique privée appartenant à un capitaliste cherchant la rentabilité de son capital : le musicien est productif de capital. C’est, sans conteste, également le point de vue de Marx. Le problème théorique naît avec le quatrième cas de figure possible : le musicien est employé par l’État ou une collectivité quelconque qui ont décidé que tous les enfants devaient apprendre la musique en même temps que le calcul. Faut-il ranger ce musicien dans la même catégorie que Mozart ? Marx ne répond pas à cette question, mais établit pourtant implicitement la même typologie que celle que nous proposons :
Une chanteuse qui chante comme un oiseau est un travailleur improductif. Lorsqu’elle vend son chant, elle est salariée ou marchande. Mais la même chanteuse, engagée pour donner des concerts et rapporter de l’argent, est un travailleur productif, car elle produit directement du capital. (2)Marx K., Matériaux pour l’économie (Théories sur la plus-value), 1861-1865, dans Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1968, tome II, p. 393. »
Il faudra donc construire une nouvelle catégorie, celle d’un travailleur ne produisant pas du capital mais du revenu et qui a quelques points communs avec le musicien mozartien. »
Si cela ne suffisait pas à convaincre, on peut redire qu’au sein de l’économie capitaliste, seule la production de valeurs d’échange marchandes par le travail salarié aboutit à une production de plus-value permettant d’accumuler privativement du capital, si l’on fait abstraction de la petite accumulation que peut réaliser le travail indépendant. C’est en ce sens qu’il faut entendre la définition du travail productif par Marx : dans le mode production capitaliste pur, seul le travail salarié est productif de valeur venant grossir le capital, c’est-à-dire, en un mot, seul ce travail est productif de capital. « N’est productif que le travail qui produit du capital » en déduit Marx (3)Marx K., Matériaux pour l’économie 1861-1865, op. cit, p. 388.. On aurait tort de prendre cette définition du travail productif de capital pour une définition du travail productif en soi, indépendamment des rapports sociaux dans lesquels il s’effectue. Marx lui-même nous avertit du problème :
« L’esprit borné du bourgeois confère un caractère absolu à la forme capitaliste de la production et la considère comme son unique forme naturelle. Il confond donc volontiers la question du travail productif et du travailleur productif, telle qu’elle se pose du point de vue du capital, avec la question du travail productif en général. (4)Marx K., Matériaux pour l’économie 1861-1865, op. cit, p. 388.»
Encore faut-il ajouter que le concept s’inscrit dans une vision collective du procès de travail :
« À partir du moment, cependant, où le produit individuel est transformé en produit social, en produit d’un travailleur collectif dont les différents membres participent au maniement de la matière à des degrés très divers, de près ou de loin, ou même pas du tout, les déterminations de travail productif, de travailleur productif, s’élargissent nécessairement. Pour être productif, il n’est plus nécessaire de mettre soi-même la main à l’œuvre ; il suffit d’être un organe du travailleur collectif ou d’en remplir une fonction quelconque. La détermination primitive du travail collectif, née de la nature même de la production matérielle, reste toujours vraie par rapport au travailleur collectif, considéré comme une seule personne, mais elle ne s’applique plus à chacun de ses membres pris à part. (5)Marx K., Le Capital, Livre I, dans Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1965, tome I, p. 1001-1002.»
La reformulation que je propose est seule capable à mon sens d’articuler les questions du travail, de la valeur et de la monnaie. C’est ce que j’ai tenté de montrer au cours de la seconde moitié de ma vie professionnelle (http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/index-valeur.html et http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/soutenabilite/index-soutenabilite.html) et que j’ai synthétisée il y a deux ans dans La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une crtique socio-écologique de l’économie capitaliste (LLL, 2013). C’est sur cette base que j’ai mené un débat contradictoire avec 1) la conception idéaliste et hors-sol de la valeur d’André Orléan ; 2) la conception proprement néoclassique de la soi-disant « valeur économique intrinsèque de la nature » ou de la « valeur des services monétaires rendus par la nature » de la plupart des prétendus théoriciens écologistes ; 3) les conceptions du revenu d’existence ou du « salaire à vie » de Bernard Friot, omettant la question de la validation sociale des activités : en cela, MZ a raison d’objecter à C. Arambourou que toute activité humaine n’est pas productrice de valeur, car ce qui fait la différence, c’est la validation sociale, ce que ne comprennent ni les prétendus écologistes ni les partisans du revenu inconditionnel (voir ma chronique dans Politis du 8 octobre dernier et d’autres textes dans http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/travail/index-travail.html) ; 4) les « cognitivistes qui, sous prétexte que le travail est transformé par le capitalisme, situeraient le fondement de la valeur dans un « ailleurs » que le travail, jusque dans la finance !
Dans tout cela, j’ai donc plaidé pour l’inscription de la question sociale (de façon, en termes de transition, à borner l’espace où le capital se valorise et à élargir par décision démocratique l’espace monétaire non marchand) et de la question écologique à l’intérieur de la matrice théorique léguée par la critique de l’économie politique de Marx et sa fameuse « loi de la valeur ». C’est d’ailleurs cette inscription qui permet de comprendre la crise actuelle comme une crise de production et de réalisation de la valeur provenant de la difficulté de plus en plus grande à aller au-delà d’un certain seuil d’exploitation de la force de travail sous peine de suraccumulation et au-delà d’un certain seuil d’exploitation de la nature sous peine de tarir la base matérielle de l’accumulation (voir mon livre ainsi que mon article pour le colloque 2015 de la Régulation, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/soutenabilite/fin-croissance-rr.pdf.
Notes de bas de page
↑1 | Marx K., Principes d’une critique de l’économie politique, 1857-1858, dans Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1968, tome II p. 242. |
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↑2 | Marx K., Matériaux pour l’économie (Théories sur la plus-value), 1861-1865, dans Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1968, tome II, p. 393. |
↑3 | Marx K., Matériaux pour l’économie 1861-1865, op. cit, p. 388. |
↑4 | Marx K., Matériaux pour l’économie 1861-1865, op. cit, p. 388. |
↑5 | Marx K., Le Capital, Livre I, dans Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1965, tome I, p. 1001-1002. |