Des sensibilités aux clivages
Le mouvement syndical, comme l’ensemble du mouvement social – associatif, politique, etc. – est traversé par différents courants et sensibilités, notamment sur le sujet de la laïcité. Ces différences qui parfois aboutissent au clivage voire à une tentative de fraction minoritaire – comme cela a été le cas avec le « forum syndical antiraciste » du 18 mai 2019 – sont révélatrices du projet politique et du mode de fonctionnement de « certains camarades ». Disons-le clairement, l’appel signé par 85 syndicalistes n’est pas homogène et tout le monde n’est pas à mettre dans le même sac : pour autant, il s’agit bien d’une opération concertée pour imposer en dehors des structures décisionnelles un projet politique proche de l’indigénisme. Si les motivations sont diverses et tournent souvent au « para-syndical » en déconnectant les pratiques et réflexions des questions sociales (pour les réorienter vers la question de l’identité), il est cependant urgent de réaffirmer la laïcité comme centrale dans le mouvement ouvrier, afin de rassembler les travailleurs et non les diviser. En effet, comment défendre un projet d’émancipation sociale, symbolisée pour beaucoup par la République sociale, en faisant le jeu des identitaires de tous poils – et en s’alliant d’ailleurs avec eux – pour arriver au final à défendre les signes religieux au nom de l’anti-racisme, mélangeant origine réelle ou supposée, religion réelle et supposée mais aussi prosélytisme ? Pas étonnant qu’une large partie des travailleurs ne se reconnaissent pas dans des stratégies obscures et souvent naïves, alors que la question centrale est bien celle de l’égalité des individus (et donc le partage des richesses et du travail). Il faut arrêter de faire le jeu des intégristes religieux qui ont toujours voulu remplacer l’anti-racisme et la lutte des classes par des luttes communautaristes. « Islamophobie » et « cathophobie » pour certains lorsqu’on émet n’importe quelle critique des dogmes religieux, « antisémitisme » pour d’autres à la simple émission d’une critique contre une politique gouvernementale de l’État israélien, en lieu et place d’un vrai anti-racisme universel qui défendrait chacun sans prendre en compte son origine et sans hiérarchisation et remettrait la liberté de conscience au centre des débats et donc celle de la laïcité pour le mouvement syndical – comme il l’a fait dans les moments de conquêtes sociales fortes.
Les noms ne se ressemblent pas, les collectifs si
Ce forum syndical antiraciste – avec une forte présence de militants de l’Éducation nationale et membres d’organisations politiques –, a au moins le mérite de questionner de prime abord la question du racisme et surtout de l’anti-racisme articulé dans le syndicalisme. Les enjeux sont en effet énormes pour déconstruire certains discours, des positionnements et tenter de voir ce que les travailleurs à travers leurs outils de lutte et d’organisation peuvent faire.
Des débats pourraient même être intéressants : comment lutter contre les discriminations à l’embauche ? Comment lutter contre le communautarisme et recréer des solidarités de classe ? Quels sont les outils à disposition pour lutter efficacement contre l’extrême-droite et la concurrence entre salariés en redonnant du sens aux conventions collectives ? Quels éléments de compréhension sur la montée des nationalismes et quelle réponse syndicale concrète au niveau international ? etc.
« Le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître et c’est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres » : la citation de Gramsci est reprise à toutes les sauces, car chacun peut y voir interprétation. Pourtant, le forum syndical anti-raciste n’est pas une première et vient comme l’aboutissement et le mélange de plusieurs expériences antérieures : collectif Rosa Parks, Journée internationale de lutte contre l’islamophobie, Semaine décoloniale, stages « en non-mixité raciale » de SUD éducation 93… où nous retrouvons en général peu ou prou les mêmes organisateurs et signataires, avec trois constantes :
- L’utilisation des organisations syndicales, politiques ou associatives en les détournant de leurs objectifs initiaux pour ne parler que de trois mots : islamophobie, impérialisme, migrations. Si les deux dernières notions méritent effectivement des débats, les lier au nom de l’anti-racisme pour en arriver à défendre les signes religieux au nom de l’égalité relève d’une sacrée gymnastique !
- La volonté, tout en étant minoritaire – mais en compensant par une suractivité au sein des organisations – d’imposer un positionnement sans mener le débat auparavant. Ainsi, les organisations dont les militants se réclament n’appellent pas, mais le trouble et la confusion peuvent laisser penser que si et qu’il s’agit de la position adoptée collectivement
- Enfin, le remplacement de l’anti-racisme et de la laïcité par un « anti-racisme politique » (comme si le premier ne l’était pas, bien au contraire !) et la lutte contre l’islamophobie. Raisonnement simpliste et finalement assez raciste que de considérer que les salariés pauvres sont souvent d’origine réelle ou supposée maghrébine et d’Afrique, donc forcément musulmans, oppressés pour leurs religions et qu’il faut donc défendre les signes religieux pour lutter contre le racisme. Cette vision essentialiste et étrangère la plupart du temps aux vécus des signataires laisse apparaître une zone de fantasmes et d’imaginaires. Nous invitons d’ailleurs nos lecteurs à relire la note de la Fondation Jaurès sur la « mouvance décoloniale » (https://jean-jaures.org/nos-
productions/radiographie-de- la-mouvance-decoloniale-entre- influence-culturelle-et- tentations)
Notons en conclusion de cette journée que la petite cinquantaine de militants – très en qui était prévu – a prévu initiative en octobre et conclu dans une motion bien courte à cet objectif : « À l’heure où le Sénat vote l’interdiction de sortie scolaire pour les mères voilées, il est de notre responsabilité de réagir et de nous organiser». En somme, de continuer à remettre en cause la loi de 1905 de manière détournée : un signe religieux, d’autant plus discriminant et sexué qu’il relève du privé, défendu par des organisations dites progressistes, il fallait aussi oser !
Nos responsabilités
Les organisations de luttes, bien qu’imparfaites, sont incontournables pour peser sur le réel, c’est-à-dire s’organiser concrètement. Que nos choix individuels et respectifs se soient tournés vers un mouvement politique, un syndicat, une association ou même parfois plusieurs d’entre eux, nous savons que l’engagement constitue la première pierre de toute démarche de transformation sociale. Différentes formes de luttes, d’organisations, d’attentes évoluent, au gré non pas des nouvelles technologies mais dans un monde mouvant où les frontières sur les valeurs sont parfois troubles et le militantisme dévalorisé. Car ce n’est pas seulement une partie du mouvement social qui a fait tomber sa boussole et l’a cassé, mais la période dans laquelle nous vivons qui est déréglée et qui voit l’extrême-droite, avec quelques coups de peinture de façade, flirter avec les 25 % des voix. Il suffisait de regarder quelques figures d’ailleurs derrière Marine Le Pen le soir des élections européennes pour voir que plusieurs militants en responsabilité proviennent de groupuscules identitaires et néo-nazis, en ne citant par exemple que le plus connu de tous, Philippe Vardon, tout sourire.
– Notre première responsabilité, dans la période, est justement de rappeler l’importance de l’engagement militant et de lui redonner toute sa place d’estime. Que ce soit pour les plus jeunes qui questionnent leur engagement éventuel ou pour les « vieux militants » qui ont connu autant de désillusions (démocratie interne, dérives individuelles, jeux d’appareil, corpus revendicatif, etc.) qu’ils ont apporté aux différents mouvements, il nous faut redonner de l’énergie et de la force à l’engagement.
– La deuxième condition qui nécessite de dépasser la phrase « il n’est plus possible de changer les choses » viendra questionner le rapport à la fatalité et au cynisme : les organisations militantes doivent redonner de la joie, un projet – celui de la République sociale – et permettre de s’investir collectivement et individuellement. Ainsi, face aux tentatives de construire à côté des organisations un projet indigéniste, il faut redonner tout son sens au projet de transformation sociale des organisations, en redonnant également la parole aux militants et non aux seuls camarades en responsabilité.
– La troisième est celle de la formation. Il est essentiel de pouvoir organiser, co-organiser ou impulser des événements et programmes sur le sujet. Comment mener une bataille sur la laïcité si le terme est mal maîtrisé ? Comment avoir les bons arguments pour les lier dans la pratique ? Comment ne pas tomber dans les pièges des mots comme « islamophobie » ? Où et quand est-ce que la laïcité s’est développée et dans quelles conditions et situation sociales d’un point de vue historique ? Les sujets et questions, en pagaille, ne doivent pas être délaissés et la formation reste stratégique pour se développer et véhiculer les idées laïques et de progrès social.
– La quatrième reste bien celle des batailles en interne : trop de militants laïques, fatigués et lassés des combats et souvent plus occupés sur le terrain que dans les réunions d’appareils – et il faut le dire, sans volonté de fractionner comme le font certains sur cette question depuis des années – sont donc absents des débats. En laissant trop de place à des camarades minoritaires mais adeptes des coups politiques internes, le positionnement et l’identité de plusieurs organisations s’en font ressentir. Il faut donc se retrousser les manches et (re)mener les batailles, la persévérance paie !
– Enfin, la cinquième qui réunit toutes les précédentes, est de questionner les pratiques militantes actuelles. Ce sont souvent d’anciens schémas qui offrent à un certain type de militant les responsabilités internes. De manière arbitraire, on pourrait les résumer à trois situations rencontrées : des militants légitimes, malheureusement souvent les moins nombreux, qui ont construit localement et après une phase de consolidation ont souhaité s’investir dans la vie de l’organisation. La deuxième, malheureusement trop fréquente, de militants qui ont tout fait pour que leur engagement militant soit un projet de carrière interne. Enfin la troisième, qui découle de la précédente, celle de la reproduction d’apparatchiks par l’appareil, en confiant la responsabilité à des militants qui n’auront jamais eu d’expérience de terrain ni de sens critique. Pour avoir des organisations qui sont en phase avec la réalité, il faut qu’elles soient animées par des militants sincères, authentiques, de terrain et qui peuvent parler à leurs voisins, collègues, au peuple en somme, avec un projet et des mots qui font mouche. Il faut donc que ces militants, aujourd’hui indispensables aux organisations qui la font vivre sur le terrain et dans les pratiques, puissent opérer une prise de responsabilité interne pour éviter aux organisations la sclérose.
Nous pourrions développer davantage sur la question de l’éthique et de l’exemplarité dans les organisations, mais il est urgent que les militants laïques et combatifs puissent, dès maintenant, s’organiser en redonnant du sens à ces combats dans les expressions, pratiques et luttes. Combat Laïque, Combat Social, fédérer le peuple (1)Voir https://www.combatlaiquecombatsocial.net/ et la toute récente création d’un comité départemental en Alsace reste l’une de ces structures unitaires permettant, à l’échelon nationale et local, de construire ces collectifs qui manquent au mouvement laïque pour s’organiser !
Notes de bas de page
↑1 | Voir https://www.combatlaiquecombatsocial.net/ et la toute récente création d’un comité départemental en Alsace |
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