Résumé du premier épisode : La Compagnie Générale d’Électricité, apparue en France en 1898 est finalement scindée au bout d’un siècle tout juste en trois entités distinctes (ALSTHOM, CEGELEC, ALCATEL) après avoir connu un siècle de croissance ininterrompue et accompagné l’État dans le développement du secteur productif français. Ou en sont aujourd’hui les anciennes pépites de ce conglomérat qui, tout en soignant ses actionnaires, a tout de même traversé et servi trois Républiques ?
BILGER ou le (presque) fossoyeur d’Alsthom (source : la Bourse)
Pierre BILGER, ENA, promotion Marcel Proust (1965-1967), inspecteur des finances, fut PDG d’Alstom de 1991 à 2003. Ses erreurs de management et de gestion ainsi que le désastre industriel intervenu dans le secteur des turbines conduiront la société au bord du dépôt de bilan. Comment a t-on pu en arriver là ?
1er acte : Une erreur stratégique majeure
Pierre Bilger avait convaincu le géant helvético-suédois ABB de s’allier avec lui pour former leleader mondial de la fourniture de centrales thermiques et de s’affranchir de la technologie américaine dans le domaine des turbo-alternateurs qui les équipent. C’était un objectif louable dans le principe mais qui va se révéler être un très mauvais calcul.
Un an plus tard en effet, il est obligé de racheter pour 1,25 milliards d’euros, la part d’ABB dans la société créée à cet effet, les investisseurs perdant petit à petit confiance et l’action cédant 15 % de sa valeur en un jour en raison des problèmes techniques rencontrés. Bilger doit d’ailleurs reconnaître publiquement que les 79 machines déjà livrées ou fabriquées à cette date présentent toutes de gros dysfonctionnements. Il déclare que 1,6 milliards d’euros devront être déboursés sur trois ans pour venir à bout des difficultés industrielles et techniques, ce qui suffit à ce moment à rétablir la confiance. Le cours de l’action remonte pendant tout le premier semestre 2001.
Mais le rachat initialement prévu à hauteur de 100 % des turbines d’ABB Power à Alsthom et sa finalisation ont coûté à ce denier la modique somme de 1,4 milliard d’euros en 99 et un autre milliard en 2000. Bilger est alors obligé de revendre le département turbines gaz à GEC, mais cela ne rapporte que 900 millions d’euros en 1999, contre près de 4 milliards qui seront déboursés au titre de l’acquisition d’ABB et de ses conséquences.
Il faut y ajouter les pénalités pour retard de livraison qui s’élèveront à environ 4,5 milliards d’euros cumulés en 2003, les turbines d’ABB continuant à ne pas donner satisfaction. En 2003, l’entreprise se trouve ainsi endettée à hauteur de 5,3 Milliards d’euros pour seulement 970 millions de fonds propres. Elle est alors virtuellement en dépôt de bilan.
2ème acte : la grande braderie
L’article de Libération du 6 août 2003 résume le cynisme qui entoure et précipite cet échec pathétique : Dès le 22 juin 1998 en effet, les deux actionnaires d’Alsthom, GEC et Alcatel, jugeant le groupe pas assez rentable à leurs yeux, décident de mettre en bourse 52 % de son capital. Le groupe devient alors Alstom et, juste avant d’être lâché, se voit ponctionné par les deux actionnaires (dont le tout nouveau patron du groupe Alcatel, S. Tchuruk, dont nous reparlerons), à hauteur de 1,2 milliards d’euros de dividendes exceptionnels.
Bien plus, Alstom se voit contraint par Alcatel de racheter Cegelec (filiale commune aux trois sociétés) pour 1,5 milliards d’euros. Or CEGELEC ne pourra être revendue en 2001 que pour la moitié de cette somme (756 millions exactement), à l’occasion du LBO monté par le PDG Claude DARMON, c’est-à-dire du rachat de l’entreprise par ses cadres.
Pour améliorer sa trésorerie, le groupe entreprend alors de vendre les autres activités rentables, comme en 2004 les turbines à vapeur industrielles, regroupées au sein de T&D (équipements, transmission et distribution électrique). C’est Areva qui s’en portera acquéreur pour 920 millions d’euros mais la revendra à Schneider en 2010, sur ordre de l’Élysée, pour 4 milliards d’euros !
Pour couronner le tout, le déficit d’exploitation s’élève en 2003 à environ 1,3 milliard d’euros. A partir de cette date, le cours en Bourse va plonger sans interruption. Endetté jusqu’au cou, le groupe multipliera en vain les plans de réduction des coûts. Et en mal de crédibilité, Bilger embauchera Philippe Jaffré, inspecteur des finances, et ancien patron d’Elf. Mais il devra céder sa place à Patrick KRON, X mines, ex de Péchiney passé par les cabinets ministériels et ami de N. Sarkozy qui est alors ministre des finances (il sera présent au dîner du Fouquet’s).
Malgré le climat qui entoure son départ, l’assemblée des actionnaires vote tout de même le 2 juillet 2003, 5 millions d’euros d’indemnités à Pierre Bilger. Mais devant le scandale qui s’en suit, celui-ci finira par renoncer à ces indemnités.
Un salarié résume la situation :
« Dans l’euphorie de la libéralisation du marché de l’électricité, on imaginait que le prix de l’électricité allait baisser par le jeu de concurrence, et que la demande allait exploser. Il fallait donc construire des centrales. Au lieu de mettre au point sa propre technique, Alstom, qui jusque-là travaillait sous licence avec General Electric, décida d’acheter le savoir-faire d’ABB, ce qui constituera une erreur fatale : la technique n’était pas au point. Outre une image de marque ternie, ce rachat coûtera à Alstom plus de 5 milliards d’euros. »
3ème acte : Un sauvetage à coup de fonds publics
La participation de l’État au plan de sauvetage est présenté comme indispensable à la mobilisation des banques. Mais elles n’apporteront que 625 millions d’euros de concours tandis que l’État devra s’engager à hauteur de 2,475 milliards de cautions nouvelles et 300 millions sous forme de souscription d’actions, sans compter 200 millions d’euros de prêts subordonnés.
Pour justifier le montage, le gouvernement invoquera « la place d’Alstom dans l’économie, les enjeux industriels et sociaux pour l’entreprise, ses clients et ses sous-traitants, et les savoir-faire technologiques uniques développés par Alstom en France comme dans de nombreux pays européens ». Il annoncera également que la participation de l’État à cet accord de financement ferait très rapidement l’objet d’une notification à la Commission.
En fait, commentant ensuite cet accord, Francis MER (ministre de l’Industrie, X mines et ex PDG de la sidérurgie)déclarera finalement : « Ce n’est ni une nationalisation de pertes, ni de l’interventionnisme industriel. C’est avant tout le grand succès d’une négociation impliquant des efforts très importants d’Alstom et de tous ses créanciers, pour permettre à cette grande entreprise de repartir sur des bases saines. L’État a facilité ce résultat historique en réunissant l’entreprise et plus de 30 banques de tous pays sous son égide, et l’accompagnera en faisant un geste financier pour aider à la restructuration de l’entreprise».
A ce stade, la participation de l’État est évaluée à 3,175 milliards d’euros, sur un paquet total d’un montant de 7,1 milliards. Des licenciements massifs ont lieu. L’entreprise est, de fait, partiellement renationalisée. Merci l’État !
Prochain article : Qu’est-il advenu de CEGELEC et d’ALCATEL ?