ALSTOM voulant à son tour s’en délester, compte tenu des ses difficultés de trésorerie, CEGELEC fait donc l’objet d’un rachat par ses cadres en 2001 (avec Claude Darmon comme principal instigateur) pour la somme de 756 millions € quand elle avait coûté à ALSTOM à peu près le double.
Claude Darmon est alors épaulé par un second de choc en la personne de Jacques GOUNON, ancien Président d’Alstom France qui a exercé des responsabilités dans plusieurs ministères (Travail-Transports-Equipement). Il devient vice Président Directeur Général du groupe, responsabilité qu’il exercera jusqu’en 2005, date de son départ pour la Présidence d’Eurotunnel.
Le rachat s’opère sous forme de LMBO (« Leverage Management Buy Out »), avec la participation de la Caisse des Dépôts et Consignations (Etat français), de Charterhouse, un fond de pensions anglo-saxon, et de banques. CEGELEC devient un groupe indépendant avec 26 000 salariés répartis dans une trentaine de pays.
En mars 2006, revente de CEGELEC à LBO France et aux dirigeants de l’entreprise pour 1,1 milliard d’euro, dans le cadre d’un second LMBO. La dette supportée par l’entreprise s’élève alors à environ 630 millions dans le cadre d’un montage de type mezzanine.
En 2001, Jacques Gounon avait déclaré à un journal du sud-ouest : « Le changement de nom n’a eu aucune incidence sur les effectifs ou l’organisation, mais vient officialiser un rachat porté par les cadres dirigeants de l’entreprise »
En fait, entre 2001 et 2006, plus de 4000 salariés du groupe seront licenciés notamment dans les filiales françaises. La filiale la plus touchée sera celle du Nord-Est, qui perdra plus de 2000 salariés en 4 ans. Afin de masquer les licenciements, les membres de la direction de la filiale, aujourd’hui mis en examen ou témoins assistés suite à une plainte déposée par le comité d’entreprise, ont semble t’il procédé à une refonte du périmètre des filiales avec l’aide de la direction générale, qui, elle, n’a pas à ce jour été inquiétée par la Justice.
Entre 2006 et 2008, CEGELEC vend également une bonne partie de son patrimoine immobilier (41 immeubles), FACEO (900 salariés) dont elle était copropriétaire avec THALES, la division anglaise (réparation de turbines), sa division navale (TECNAV) dont elle vide préalablement les fonds de tiroir. Parallèlement, elle acquiert une douzaine d’entreprises, mais pour un total de 1100 salariés et un chiffre d’affaires de 125 millions d’euro seulement.
L’objectif : se refaire une beauté dans la perspective d’une revente, selon la logique des LBO, qui consiste dans un premier temps à faire supporter par l’entreprise elle-même, le remboursement de la dette générée par sa reprise initiale sur une période de 4 à 5 ans, et ensuite de « déboucler », c’est-à-dire, de réaliser la culbute espérée à la revente, une fois la « restructuration » opérée sous l’égide des prêteurs et actionnaires passagers.
D’ailleurs, en août 2007, un nouveau vice Président est nommé, Patrick BOISSIER, ancien PDG des Chantiers de l’Atlantique vendus par ALSTHOM à AKER YARDS le finlandais. Boissier est un « restructurateur » et un spécialiste de ce type d’opération (cf Péchiney, Moulinex, Chantiers de St Nazaire et TECNAV). Il est aussi un très proche de N. Sarkozy qui lui confiera en décembre 2008, la direction de la DCNS (Navale militaire).
En janvier 2008, c’est un nouveau DRH qui est nommé en la personne de Philippe BOUQUET-NADAUD, lequel est depuis des années est un proche de P.BOISSIER et un ancien dirigeant de la puissante UIMM (patronat de la Métallurgie) dont on se rappelle qu’Ambroise ROUX en était également issu. PBN est membre de l’UMP et proche de Denis GAUTIER-SAUVAGNAC (l’homme du milliard détourné au sein de l’UIMM). Il est aussi à l’origine du recours à la « main d’œuvre exotique » employée pour construire le paquebot Queen Mary 2.
Le 6 mai 2008, dans un communiqué de presse, Cegelec annonce qu’au 30 avril, elle a remboursé l’essentiel de sa dette bancaire du 1er LMBO (mezzanine, prêts sénior B et C, soit 366 millions d’euro), et que la dette contractée lors du 2ème LMBO a pu être diminuée de moitié pour s’établir à 385 millions d’euro, dont 320 millions de titrisation de créances commerciales ».
Mais elle se garde bien de souligner que l’augmentation de la masse salariale n’a été que de 2,5%, que diverses primes ont été supprimées, et que la réduction des cotisations sociales a représenté 12 millions d’euro.
Le 4 juin 2008, la direction du groupe et LBO France annoncent logiquement leur volonté de vendre le groupe, perspective qui sera effectivement concrétisée le 22 octobre 2008 au profit du Qatar, dont l’émir est la même année, l’invité d’honneur de la France à l’occasion du 14 juillet et du défilé sur les Champs Elysées.
L’opération se déroulera en deux temps : Dès le 15 juillet 2008, Patrick CHENEL, ancien directeur financier d’ALCATEL et représentant de Qatar DIAR (branche financière de Qatari Investment Authority, directement liée à la monarchie Qatarienne), intervient devant les représentants du personnel lors d’un Comité d’Entreprise Européen à Bruxelles pour annoncer qu’il veut faire de CEGELEC « une vitrine sociale » et qu’il en a les moyens du fait du soutien de Qatar Diar.
En août 2008, le Ministère des Finances, dirigé par Mme LAGARDE, donne son aval sous contrôle du Ministère de la Défense, CEGELEC intervenant sur des sites classés sensibles ou confidentiel défense (Nucléaire-armement-espace…).
Et la plus value réalisée par LBO France et les dirigeants de Cegelec s’élève ainsi à 1,1 milliards d’euro. Claude DARMON, le PDG devient la 351ème plus grosse fortune de France avec des avoirs personnels estimés à 35 M € en 2006 et 85 M€ en 2009. Et comme par hasard, l’opération est montée au plan juridique et financier par « Baker & McKenzie » cabinet d’avocats américain dont Mme LAGARDE a été la Présidente jusqu’en 2004.
En septembre 2009, clap de fin et quatrième vente en moins de 10 ans, CEGELEC est revendue par le fonds qatari à l’entreprise VINCI.
-
Concernant ALCATEL, saigné par la vente d’Alstom et de GEC, l’entreprise est très affaiblie et, de 2001 à 2006, plus de 20 mouvements de fusions, acquisitions et cessions auront lieu.
Citons en quelques unes : cession de sa participation dans Alstom (24%) en 2001. Puis, après avoir filialisé ses activités câbles et composants dans la société Nexans, elle la met en bourse et n’en conserve que 20% du capital, puis bientôt 15%. Enfin, cession de sa participation dans Thalès, et cession de celle détenue dans Areva, …
En avril 2006, Alcatel fusionne avec l’américain Lucent (ex Bell Labs) qui va mal, et acquiert en décembre 2006 l’américain Lucent, qui va mal également. Patricia Russo, son ancienne dirigeante devient DG de l’ensemble quand Serge Tchuruk accède au poste de PDG. Ils dirigent alors l’un des leaders mondiaux des infrastructures de télécommunications.
Mais en septembre 2008 l’américaine Patricia Russo est licenciée, Serge Tchuruk est remplacé par Ben Verwayen, suite à des résultats exécrables et l’échec évident d’une stratégie folle dont il est l’initiateur et le porteur, celle du « fabless ». Autrement dit, d’un groupe mondialisé autour de ses seules capacités d’ingénierie et délesté de toutes ses usines, selon la lubie du président récemment débarqué, qui est au passage à l’origine d’une saignée sans précédent et de la mise à la retraite de bataillons d’ingénieurs de haut niveau.
Aujourd’hui, le groupe Alcatel va financièrement très mal. Il est considéré comme totalement dépassé technologiquement, y compris par les Chinois. Et les cadres dirigeants sont désormais basés aux USA : le directeur de la R&D, le directeur des ventes etc. Enfin, pour couronner le tout, Acatel vient d’engager l’ensemble de son portefeuille de brevets auprès des banques en garantie d’un grand emprunt.
-
Un mot sur la SAFT (filiale accumulateurs et batteries) : fin 2003 la SAFT est vendue par Alcatel au fond britannique Doughty Hanson ( dont le siège est à Londres et aux USA), spécialiste des fusions acquisitions, et qui met ainsi la main sur les compétences techniques et industrielles de l’entreprise pour 390 M €. La SAFT est aujourd’hui n°1 mondial de la conception, de la fabrication et de la commercialisation des batteries à haute technologie destinées au secteur de l’industrie et de la défense. Son siège reste à Paris mais elle est sortie du périmètre de contrôle et du pouvoir de décision national tout en appartenant à un secteur clé.
-
Enfin Nexans dont nous avons cité le cas plus haut : cette société réalise 7Mds € de chiffre d’affaires. Issue de la CGE (anciennement les Câbles de Lyon) elle change de nom en 2000 et est introduite à la bourse de Paris en 2001. Son capital est détenu à plus de 85% par les institutionnels et l’Etat en détient toujours quelque 5% à travers le Fond Stratégique Industriel (FSI).
Conclusion générale:
Cette « saga » (1) cf également l’ouvrage « Les intouchables » de Ghislaine Ottenheimer (Albin Michel 2004) est l’histoire d’un casse à l’échelle du siècle dans le cadre duquel un empire industriel comme la CGE, très lié à l’Etat et à l’intérêt général, participe au bout du compte de leur double affaiblissement, de leur exclusion de pans entiers de l’activité économique et de leur dépossession au profit d’intérêts privés ou étrangers. Car enfin, quel est le résultat de ce dépeçage sur fonds d’affairisme et de corruption ? Trois échecs industriels retentissants, sans parler du coût humain impliqué par les manigances que nous avons tenté de résumer ici à grands traits, et dont l’Etat a dû éponger les conséquences sociales, au moins pour partie.
La CGE n’était certes pas un modèle de vertu. Mais c’était au moins une réussite industrielle et financière. Et c’était le produit d’un système qui, même au prix de connivences coupables, donnait à la Nation la maîtrise d’une part de son destin. Si ce modèle est aujourd’hui condamné, dépassé et sans retour possible, s’il ne suscite d’ailleurs à nos yeux aucune nostalgie particulière en raison de ses aspects les plus discutables, il en dit long sur l’incapacité d’un capitalisme national à opposer de véritables garde-fous, face aux assauts des prédateurs et des financiers quand ceux-ci ne sont tenus en lisière que par un ordre juridique fragile ou des institutions désuètes. Lesquelles finissent un jour ou l’autre par se laisser fléchir. Surtout quand l’Etat lui-même est gangrené par le poison d’un « libéralisme » effréné qui n’est en fait, selon l’expression célèbre, que la liberté du renard dans le poulailler.
Un seul remède à nos yeux, que la nationalisation ratée de 1981 souligne en creux, de par le caractère très illusoire du rempart qu’elle n’a pu, su ni voulu instaurer à l’époque. Et qui en dit long sur la vanité de solutions issues en droite ligne du passé et d’une mythologie aujourd’hui révolue : Il est grand temps en effet de changer de braquet et de transférer résolument tous les actifs de notre patrimoine économique entre les mains des salariés, de leur conférer enfin le pouvoir de s’immiscer dans la sphère réelle de la gouvernance collective et directe de ces ensembles dont ils connaissent peut-être aussi bien – sinon mieux – les ressorts que les « mozarts » de la finance ou les apprentis sorciers de la stratégie de salon dont on voit aujourd’hui où leurs errements nous ont conduit.
Faut-il en effet craindre qu’une assemblée souveraine des salariés propriétaires d’un groupe comme ALCATEL, soient finalement moins clairvoyants que ce M. TCHURUK pétri d’ambition et d’orgueil, au point de se faire le chantre intéressé et tout puissant d’une véritable élucubration industrielle et financière, du seul fait qu’il a été proclamé détenteur unique du véritable pouvoir, celui conféré par une oligarchie de grands actionnaires ?
Le cas de la CGE, ou celui d’ALCATEL montre à l’évidence que des salariés propriétaires de leur outil pour le compte de la Nation, ne pourraient faire pire et que la conscience de leurs intérêts légitimes ou de ceux dont ils auraient la charge, est non seulement la seule à même d’interdire la réédition de tels gabegies, mais aussi la meilleure garantie d’une sagesse que le peuple détient et s’est vu reconnaître, depuis qu’il a émergé sur la scène de l’histoire. Le temps est donc venu d’élargir la démocratie en lui donnant un lieu géographique où se régénérer, où se réinventer : celui de l’entreprise en est l’archétype, où elle reste aujourd’hui tenue en lisière, et où la folie capitaliste s’avère capable de la même ardeur à détruire en quelques années toute la valeur que ses féodaux les plus capables ou les plus avisés en avaient mis pour la bâtir en un siècle. Après tout, une telle mutation ne serait que le prolongement d’une émancipation politique commencée il y a deux siècles. Et elle s’avère aujourd’hui, à nos yeux, affaire de salut public et de réalisme économique autant que de dignité humaine et de mise en accord avec nos grands principes, sous forme de transformation sociale authentique enfin accomplie.
Notes de bas de page
↑1 | cf également l’ouvrage « Les intouchables » de Ghislaine Ottenheimer (Albin Michel 2004) |
---|