Ces derniers temps, il m’arrive fréquemment d’être interpelée sur la compatibilité de l’islam avec la démocratie. Et certains considèrent manifestement cette question comme définitivement tranchée.
Inutile de préciser que cette manière de poser le problème m’inquiète beaucoup. Car si à titre personnel, je considère les religions comme des fables et l’athéisme comme un réjouissant indice de bon sens, je trouve extrêmement maladroit et contre-productif de présenter une religion, quelle qu’elle soit, comme définitivement incompatible avec la modernité. Car cela équivaut à poser un ultimatum aux croyants concernés : soit vous devenez comme nous (athées ou, à la rigueur, croyants en une religion qui a fait son aggiornamento), soit vous restez musulmans, c’est-à-dire inévitablement hostiles aux principes démocratiques, quoi que vous prétendiez.
Je ne suis pas théologienne, loin s’en faut. Mais ceux qui prennent à témoin des sourates guerrières du Coran pour démontrer que l’islam est par essence une religion conquérante me laissent perplexe, parce qu’enfin l’Ancien Testament n’est pas exempt de ce type d’exhortations pour le moins musclées, qu’on en juge :
Lorsque Moïse (Exode V, 32) découvre que le peuple juif entier, sauf les Lévi, s’est adonné au culte du Veau d’or, il parle ainsi aux Lévi :
« Ainsi parle Yahvé, le Dieu d’Israël : Ceignez chacun votre épée ! Circulez dans le camp, d’une porte à l’autre, et tuez, qui son frère, qui son ami, et qui son proche ! » Les fils de Lévi exécutèrent la consigne de Moïse et, ce jour-là, environ trois mille hommes du peuple perdirent la vie. Moïse dit : « Vous vous êtes aujourd’hui conféré l’investiture comme prêtres de Yahvé, qui au prix de son fils, qui au prix de son frère, de sorte qu’il vous donne aujourd’hui la bénédiction. »
Dans la Bible encore (Deutéronome, chap. 7), Moïse s’adresse en ces termes aux Hébreux :
« Lorsque Yahvé ton Dieu t’aura fait entrer dans le pays dont tu vas prendre possession, des nations nombreuses tomberont devant toi : les Hittites, les Girgashites, les Amorites, les Cananéens, les Perizzites, les Hivvites, les Jébuséens, sept nations plus nombreuses et plus puissantes que toi. Yahvé ton Dieu te les livrera et tu les battras. Tu les dévoueras par anathème. Tu ne concluras pas d’alliance avec elles, tu ne leur feras pas grâce. Tu ne contracteras pas de mariage avec elles, tu ne donneras pas ta fille à leur fils, ni ne prendras leur fille pour ton fils. Car ton fils serait détourné de me suivre ; il servirait d’autres dieux ; et la colère de Yahvé s’enflammerait contre vous et il t’exterminerait promptement. Mais voici comment vous devrez agir à leur égard : vous démolirez leurs autels, vous briserez leurs stèles, vous couperez leurs pieux sacrés et vous brûlerez leurs idoles. Car tu es un peuple consacré à Yahvé ton Dieu ; c’est toi que Yahvé ton Dieu a choisi pour son peuple à lui, parmi toutes les nations qui sont sur la terre. »
Cela n’a pas empêché un philosophe comme Spinoza de mettre en question la notion de « peuple élu » et de défendre l’idée selon laquelle les textes religieux du judaïsme devaient être contextualisés, et non interprétés de manière littérale.
Toutes les religions du livre sont traversées des mêmes questions : quelle interprétation du texte sacré faut-il privilégier ? Que faire lorsque le texte en question contredit manifestement des principes plus modernes ?
Certains, progressivement séduits par les Lumières, se distancient de la religion et finissent par lui tourner le dos. D’autres tentent à toute force de montrer que le texte contient déjà ces principes. Tentative à mes yeux puérile de sauver une religion ; mais pourquoi pas ? D’autres enfin récusent la démocratie et ses valeurs parce qu’elles sont incompatibles avec la lecture littérale du texte sacré.
Ceux-là m’apparaissent comme indubitablement les plus dangereux. Et ceux qui présentent aujourd’hui l’islam comme incompatible, une fois pour toutes, avec la démocratie, s’en font hélas les alliés objectifs : en posant en principe que le texte sacré n’est pas interprétable, ou qu’il ne l’est que d’une manière univoque (ce qui revient au même) ils empêchent toute émergence d’un « islam des Lumières ». Dont, personnellement, je dois bien avouer que je me fiche éperdument de savoir s’il est fidèle à l’esprit du Coran…
Que des croyants se réapproprient le texte sacré, qu’ils se mettent à le lire avec des yeux éclairés, qu’ils en rejettent toute lecture littérale engendrant violence et intolérance, n’est-ce pas finalement le point de départ de ce que nous appelons les Lumières ?
Et plutôt que de souhaiter un monde d’athées, ou à tout le moins un monde délivré de l’islam, n’est-ce pas ce qu’il nous faut encourager chez les musulmans eux-mêmes, plutôt que de les sommer de choisir entre un texte définitivement condamné et un rejet total de leur religion ?
Alors certes, le climat mondial n’est guère rassurant à cet égard. L’islam souffre d’une maladie grave, nommée islamisme. Un islamisme qui croît sur le terreau de la haine de l’occident et, précisément, de ses Lumières. Raison de plus pour renforcer notre soutien aux musulmans qui tentent de faire émerger les Lumières au sein de la civilisation musulmane elle-même.