Jaurès et Condorcet, deux hommes de rupture avec l’idéologie dominante dont les noms sont utilisés pour conserver l’idéologie dominante avec la Fondation Jean-Jaurès pour le PS et le Cercle Condorcet pour la Ligue de l’enseignement. C’est bien pourquoi notre rôle est de développer une éducation populaire pour l’action.
NDLR
À propos de 2012-2017 : quel avenir pour l’enseignement supérieur et la recherche ?, publié par la Fondation Jean Jaurès.
« [F]aire vivre le débat public et (…) concourir ainsi à la rénovation de la pensée socialiste » : telle est la « mission » revendiquée par la Fondation Jean Jaurès ; une mission suffisamment impérative pour qu’elle figure comme « avertissement » en prélude à ses publications. L’emploi du terme « rénovation » au lieu de celui de « renouvellement » (un peu comme « réformateur » est devenu le décalque avili de « réformiste ») fait déjà tiquer. Rénovation, ça fleure davantage le replâtrage bureaucratique que la haute inspiration doctrinale. Mais n’extrapolons pas à partir d’un si faible indice. Et voyons ce que l’on nous propose comme idées socialistes remises à neuf.
En avril dernier, quelques semaines avant le premier tour de l’élection présidentielle, la Fondation Jean Jaurès publiait dans sa collection « Les Essais » un opuscule intitulé 2012-2017 : quel avenir pour l’enseignement supérieur et la recherche ? [3], signé par Michel Destot. Maire de Grenoble et député de l’Isère, ce dernier est aussi membre de l’équipe de campagne du candidat du PS à l’investiture présidentielle. Et l’opuscule, parsemé de clins d’œil appuyés à François Hollande, se présente expressément comme une feuille de route pour un éventuel futur gouvernement de « gauche ». Or, son contenu est, à bien des égards, proprement effarant. Pas seulement parce qu’on pourrait escompter quelque chose de plus substantiel à se mettre sous la dent, même pour une note à visée pratique. Mais parce qu’en plus il répète avec un art consommé du psittacisme la novlangue managériale inepte dont nous sommes déjà abreuvés par ceux qui ont, au moins, le mérite d’être des adversaires politiques déclarés. Ce qui est, on en conviendra sans peine, un tout petit peu problématique quand on prétend avancer sous la barrière jaurésienne.
Dès le premier regard, les choses commencent mal : tous les signes extérieurs sont fâcheux. La parodie n’est pas toujours loin ; le plus souvent on est en plein dedans.
La quatrième de couverture, d’abord. Ce qui est censé résumer l’esprit de l’ouvrage, sinon sa lettre, débute ainsi : « L’enseignement supérieur, la recherche et l’innovation sont les clés de la croissance de demain. Mais la France souffre aujourd’hui du peu de synergies existantes entre l’université, la recherche et l’industrie et peine, dès lors, à activer les leviers d’une nouvelle compétitivité ». Pas besoin d’être lexicologue pour deviner qu’il y a, comment dire… comme un problème. Ce n’est pas seulement qu’on entend là exactement la même rengaine que la droite nous chante (nous braille, plutôt) sur tous les tons depuis au moins dix ans. C’est qu’on ferait difficilement mieux en si peu de mots pour faire plus éloigné de toute référence – même vague – au socialisme – même anémié – et imiter plutôt une banale plaquette d’entreprise.
Le profil de l’auteur, ensuite. Outre la mention de sa formation (ingénieur des arts et métiers et docteur en physique) et de ses fonctions politiques (député-maire de Grenoble et président de l’Association des maires des grandes villes de France), Michel Destot est présenté comme ayant « créé et dirigé une start-up de haute technologie » et comme auteur d’un essai, précédemment publié (déjà) par la Fondation Jean Jaurès, intitulé ETI et PME : pour une innovation compétitive (sic), dont 2012-2017 : quel avenir… se veut la « suite logique ». Comme carte de visite, pour qui entend contribuer au renouvellement de la pensée socialiste, tout de suite, ça fait rêver. Nul doute que Jaurès, s’il avait eu la joie de connaître notre époque, aurait abandonné les mots d’ordre poussiéreux du socialisme à l’ancienne pour promouvoir avec gourmandise ces belles valeurs que sont l’innovation et la compétitivité, sans parler de l’alliance magique des deux, innovation compétitive ou compétitivité innovante (avantage du baratin : son élasticité).
La bibliographie, enfin. Ah, la bibliographie… Dans son genre, elle fait très fort. Elle ne cite pas Jaurès, évidemment. Même pas en épigraphe, histoire d’avoir une entrée en matière un peu chic. Pensez-vous ! Ce n’est pas comme si ce vieux barbon avait jamais réfléchi à ces questions (1)Voir l’anthologie De l’éducation [4] (Nouveaux Regards/Syllepse, 2005) [4], éditée sous la direction de Madeleine Rebérioux, Guy Dreux et Christian Laval et réunissant des textes présentés par Gilles Candar et Catherine Moulin, notamment « Université et politique » (p. 109-122). Je renvoie plus généralement aux travaux de la Société d’études jaurésiennes [5], qui notamment publie les Cahiers Jaurès. Il y aurait beaucoup à dire sur la Fondation Jean Jaurès elle-même, mais ce n’est pas l’objet ici. … La bibliographie ne cite d’ailleurs aucun penseur socialiste. Ni aucun penseur ayant réfléchi à la fois à l’éducation et au socialisme, comme Émile Durkheim, malgré une référence solennelle dans le préambule au ministère de l’Instruction publique sous la Troisième République. Ni aucun penseur tout court, en fait. Pour quoi faire ? Mon pauvre ami ! Les idées, c’est bien beau, mais la réalité concrète, hein ? Mieux encore : le livret ne cite aucun des ouvrages – trop nombreux pour être mentionnés ici (2)On peut commencer par lire, sur le site de Contretemps, les articles de Grégoire Chamayou [6], d’Emmanuel Barot [7] (et la réponse de Thierry Labica [8]), d’Ugo Palheta [9]. – consacrés ces dernières années à la situation de l’université en France comme à l’étranger ou au développement de l’Espace européen de la recherche. Aucune référence, pas même envers les plus modérés (autour du collectif Refonder l’université par exemple) ; alors ceux qui le sont moins, et qui ont même l’impudence d’inscrire leur analyse dans celle des transformations générales du capitalisme, vous n’y pensez pas… Foin des livres, ces vieilleries inutiles : la bibliographie est essentiellement constituée de rapports, qui plus est pas tous du meilleur tonneau, et dont le point commun le plus remarquable est de n’avoir aucune espèce de rapport, même lointain, avec le socialisme, même le plus affadi.
L’exploit est d’autant plus remarquable que Michel Destot n’est nullement un auteur isolé, ayant d’autres chats à fouetter que de fréquenter les librairies : il s’est entouré d’un groupe de travail associant pas moins d’une quinzaine de personnes, où les entrepreneurs côtoient les universitaires, sans que la distinction entre les deux soit toujours facile à établir d’ailleurs. Ceci explique sans doute cela. Il faut reconnaître, en tout cas, une admirable constance dans la volonté de s’éloigner le plus possible de tout ce qui pourrait ressembler à des réflexes progressistes. Un journal est cité comme source ? Ce sera Les Échos, pas L’Humanité (cette feuille de chou communiste fondée par… par qui, déjà?). Une revue ? Ce sera Commentaire, pas Contretemps. So-cia-lis-te on vous dit !
La liste de ces contributeurs plus ou moins lointains trahit au passage un beau décalage. « Il va sans dire – explique la conclusion – qu’il est absolument nécessaire de placer les forces syndicales de la recherche et de l’enseignement supérieur au centre du dispositif de concertation ». « Il va sans dire », « absolument nécessaire » : ça, c’est de la résolution résolue ! Seul petit accroc : on ne trouve aucun représentant syndical dans la liste de ces contributeurs et aucun syndicat n’est nommément cité dans le corps du texte ou dans la bibliographie (les organisations comme Sauvons la Recherche et Sauvons l’Université étant tout aussi superbement ignorées). L’honneur est sauf.
Le contenu est à l’avenant, c’est-à-dire qu’il se lit les poings serrés. Pour repérer la rénovation là-dedans, il faut s’accrocher : plus convenu, tu meurs. C’est un déferlement du brouet gestionnaire le plus niais et/ou le plus détestable qui sert de prêt-à-penser à l’époque, celle de la « société de la connaissance qui doit innover en permanence pour être compétitive » (p. 55) : faire fructifier le « capital humain », rester en piste pour la « compétition mondiale pour le savoir », équilibrer la « gouvernance », favoriser les « synergies », renforcer les « pôles de compétitivité » pour donner naissance à des « campus de rang mondial »… et s’empresser, pour ce faire, de rapprocher les universités des entreprises en subsumant l’enseignement supérieur et la recherche dans la sacro-sainte « innovation », sous la houlette d’un « ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation » – dans la stricte application des logiques qui ont présidé au niveau européen à la construction de l’« Espace européen de la recherche » et désormais à l’« Europe de l’innovation ». Promotion du « chercheur-entrepreneur » à tous les étages ! Il faut créer, nous expliquent Michel Destot et son équipe, un « continuum enseignement supérieur-recherche-industrie ». Elle est bien bonne : ça s’appelle en langage technocratique le « triangle de la connaissance » et c’est exactement l’un des principes directeurs de la politique néolibérale début de siècle. Tout ceci est déroulé avec comme fil rouge une promotion des réussites grenobloises, palmarès à l’appui, évidemment. Bref, la « nouvelle vision de l’enseignement supérieur et de la recherche qui affronte sans détour les nécessaires changements » (p. 99) ressemble comme deux gouttes d’eau aux brochures de promotion ministérielle de ces dernières années. C’est presque aussi original que c’est socialiste – et la prouesse n’était pas aisée à réaliser.
Soyons fair-play, il y a quand même quelques éléments d’originalité. Par exemple, l’ouvrage réussit l’exploit de ne mentionner ni la stratégie de Lisbonne, ni le processus de Bologne – chapeau, il fallait le faire ! Il mentionne cependant le programme « Horizon 2020 » qui a pris la relève de Lisbonne depuis 2010, ainsi que leur déclinaison nationale, la SNRI (Stratégie nationale de recherche et d’innovation). Sauf que l’auteur n’a pas tout compris, ou feint de ne pas comprendre. Il suggère que ce programme européen est factice ou incohérent (l’auteur propose d’ « engager notre pays dans la définition d’une « véritable » stratégie européenne de recherche » – c’est l’une des dix propositions qui structurent l’essai) et assure que la stratégie nationale qui le décline est un « cuisant échec » (p. 62). Pas sûr que les choses soient aussi simples. Car on peut soutenir que les principes qui organisent l’édification du « marché européen de la connaissance » sont au contraire, dans leur genre (un genre qui – euphémisme – n’est guère socialiste) parfaitement cohérents. Quant à cet « échec » prétendu, il a tout l’air d’une réussite : la preuve, sa vision du monde a triomphé à tel point que ceux qui sont censés la combattre y souscrivent éhontément. Même façon de voir, mêmes mots pour l’exprimer. Ce ne sont pas les principes des « réformes » accomplies ces dernières années qui sont pris pour cible (ils ne sont même pas envisagés avec un regard tant soit peu distancié), mais tout au plus leur modestie, leur ineffectivité, leur incohérence supposées.
Car le but ultime, vous comprenez bien, est le suivant (p. 9) : face aux « clivages », « dépassionner le débat », « forger des consensus », « rechercher des solutions au cœur de l’intérêt général »… Vous le sentez, le souffle du socialisme ajusté à son époque ? Lorsque le maire de Grenoble est amené à promouvoir ses vues en interview, il n’y va du reste pas par quatre chemins : ce qu’il faut, c’est restaurer (ou rétablir) la confiance3. Ah, la confiance, voilà le nœud du problème ! En plus, ça tombe bien, c’est vraiment une valeur phare du socialisme. C’était le problème de Raoul Villain : le gars n’avait sûrement pas assez confiance.
Parmi les dix mesures proposées, la première est : « Développer la professionnalisation de l’enseignement en revalorisant les filières courtes ». Ça, c’est ce qui s’appelle tracer la voie de l’émancipation ! C’est que le socialisme, c’est bien joli, mais la soumission aux contraintes du marché du travail et la bonne marche de la reproduction du capital, c’est quand même vachement mieux. Pour celles et ceux qui n’ont pas encore compris : « La recherche menée par les scientifiques doit nourrir la créativité et l’inventivité des entrepreneurs, des ETI et des PME. La recherche développe la connaissance et la modernité, architecture de notre avenir. L’innovation relève du domaine des entreprises, de celles et de ceux qui créent la valeur ajoutée et la croissance dans un monde concurrentiel et compétitif » (p. 69-70). C’est clair (si tant est que ce charabia soit clair) maintenant ? Tous unis pour soutenir les « PME innovantes », c’est ça le jaurésisme du xxie siècle ! Au détour d’une note, Facebook est présenté comme exemple achevé d’une « innovation » permise par « l’interdisciplinarité et la fertilisation croisée des disciplines ». Si les réseaux sociaux c’est pas du socialisme… On pourrait s’amuser à multiplier les exemples. Sauf que l’amusement cède vite sa place à un rire jaune, du moins si l’on entend par « socialisme » autre chose qu’un vocable patiemment vidé de son sens pour n’en faire qu’un simple conditionnement (disons packaging, pour se faire comprendre des socialistes « modernes »).
Alors évidemment, si on a décidé d’être charitable, on peut repérer des inflexions, des passages qui ont vaguement (mais alors très vaguement) l’air de gauche : une critique des inégalités par ci, une annonce de revalorisation de la condition étudiante par là, ailleurs un mot aimable pour la démocratisation ou une pique émoussée contre les « sceaux pompeux mais incertains de « l’excellence », de « l’initiative », etc. » (p. 18-19) ou contre l’AERES, et même une allusion – timorée et éphémère, rassurez-vous – à l’existence des classes sociales. Certes, on peut trouver telle ou telle proposition digne d’intérêt. C’est bien le moins ! Mais on ne peut pas se contenter de se consoler en se répétant le truisme selon lequel c’est toujours mieux que quelque chose de pire.
On est d’ailleurs parfaitement en droit de défendre les positions qui sont contenues dans cet opuscule. Mais pourquoi cet acharnement saugrenu à vouloir absolument les faire passer pour du socialisme et les placer sous le patronage de Jaurès ? La Fondation du même nom prend soin, dans son avertissement préalable, de préciser qu’elle ne reprend pas forcément à son compte toutes les analyses et propositions contenues dans les livrets qu’elle édite. C’est bien peu face à la honte que devraient éprouver celles et ceux qui l’animent de détourner ainsi à leur profit, et la figure de Jean Jaurès, et la pensée socialiste.
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La composition du gouvernement qui vient à l’instant d’être annoncée fournit un épilogue tout à fait croustillant. D’un côté, devient ministre de l’Éducation : Vincent Peillon, connu pour être un spécialiste de… Jaurès. De l’autre, devient ministre à l’Enseignement supérieur et la Recherche : Geneviève Fioraso, ancienne cadre marketing chez France Télécom, P-D.G de la Sem Minatec Entreprises, et ancienne directrice de cabinet de… Michel Destot. La brochure 2012-2017… incarnée. On sait au moins à quoi s’en tenir. On n’est d’ailleurs pas étonné ; en revanche, une campagne de débaptisation de ce parti qui usurpe son nom s’impose…
Notes de bas de page
↑1 | Voir l’anthologie De l’éducation [4] (Nouveaux Regards/Syllepse, 2005) [4], éditée sous la direction de Madeleine Rebérioux, Guy Dreux et Christian Laval et réunissant des textes présentés par Gilles Candar et Catherine Moulin, notamment « Université et politique » (p. 109-122). Je renvoie plus généralement aux travaux de la Société d’études jaurésiennes [5], qui notamment publie les Cahiers Jaurès. Il y aurait beaucoup à dire sur la Fondation Jean Jaurès elle-même, mais ce n’est pas l’objet ici. |
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↑2 | On peut commencer par lire, sur le site de Contretemps, les articles de Grégoire Chamayou [6], d’Emmanuel Barot [7] (et la réponse de Thierry Labica [8]), d’Ugo Palheta [9]. |