31 juillet 1914, 29 juin 1992, 4 novembre 1995 : Jean Jaurès, Mohamed Boudiaf, Yitzak Rabin, que de similitudes dans la stratégie de tension de l’extrême droite à trois moments paroxystiques en France, en Algérie, en Israël, avec le meurtre d’hommes-clés pour figer la situation au profit des extrêmes nationaliste, islamiste, ultra-orthodoxe… Ce rapprochement m’est venu en visionnant « Le dernier jour d’Yitzak Rabin », le tout récent film du réalisateur israélien Amos Gitaï. Laissons-lui la parole : « En un sens, ce film est la commission d’enquête qui n’a jamais existé. Il traite non seulement cet événement brutal arrivé il y a 20 ans, mais aussi de cette ombre qui continue de s’étendre sur Israël aujourd’hui ».
Similitudes de trois moments paroxystiques
Dans les trois cas, pas de commissions d’enquête dignes de ce nom. Dans le film d’Amos Gitaï, ce n’est qu’à la fin que le président de la pseudo commission d’enquête prend conscience que de ne traiter que de l’action personnelle du meurtrier Yigal Amir est une imposture. Comme pour Mohamed Boudiaf, où la pseudo commission d’enquête s’est arrêtée au constat que Lambarek Boumaarafi n’a pas agi seul mais sans aller plus loin. Comme pour Jean Jaurès dont l’assassin Raoul Villain a même été acquitté par 11 voix sur 12 !
Dans les trois cas, on voit que ni l’État, ni les forces de sécurité, ni la justice n’ont fait ce qu’ils savaient faire pour protéger ou rendre justice à ces leaders politiques. Ainsi, dans le film d’Amos Gitaï, on voit clairement que le meurtrier armé est resté plus de 40 minutes à attendre près de la voiture du Premier ministre sans que la zone ait été « stérilisée » par les forces de sécurité.
Dans les trois cas, l’assassinat a été précédé d’une campagne haineuse, d’appels aux meurtres incessants. Ainsi des effigies de Rabin habillé en officier SS ! Ainsi des textes « sacrés » suggérés au meurtrier de Rabin pour justifier son exécution !
Alors une question me taraude : pourquoi la gauche, et plus particulièrement aujourd’hui la gauche de la gauche, faute de saisir les enseignements du passé, court-elle le risque de voir le pire scénario se reproduire, même après toutes ces décennies passées ?
Avant même les assassinats, l’extrême droite avait dans les trois cas manifestement gagné dans le peuple la bataille de l’hégémonie culturelle (pour parler en termes gramsciens).
Dans les trois cas, les assassinats ciblés de l’extrême droite ont pu détruire le mouvement émancipateur qui restait encore possible
Dans les trois cas, la majorité de la gauche n’a pas été à la hauteur des enjeux, ni dans le soutien à ces hommes d’exception dans la période précédant les assassinats, ni dans la bataille culturelle qui les a précédés, ni même dans l’analyse des tâches une fois ces actes odieux perpétrés.
Que faire aujourd’hui alors que les extrêmes droites redeviennent en France très menaçantes ?
- Mener des initiatives d’éducation populaire : partir de ces cas paroxystiques pour en faire comprendre la nature, pour mener la bataille de l’hégémonie culturelle, pour en finir avec les angélismes, les gauchismes, les solipsismes, les sectarismes, l’empathie avec les terreaux favorables aux extrêmes droites, et autres maladies infantiles.
- Caractériser les extrêmes droites de la période : l’extrême droite politique du FN, l’extrême droite catholique de la « Manif pour tous », l’extrême droite islamiste. Mais la majorité des responsables de la gauche de la gauche refuse de caractériser le FN, préférant le rejet à l’analyse fine. Idem pour l’extrême droite catholique pourtant très puissante en France, y compris au sein de LR, des mouvements syndicaux non revendicatifs et d’un mouvement associatif puissant. Quant au refus de caractériser l’extrême droite islamiste, c’est la résultante d’une islamo-empathie qui fait de l’islam la religion des pauvres. Alors même que la plupart des structures religieuses (que nous séparons de la foi des croyants) sont instrumentalisées aujourd’hui dans des systèmes d’alliance avec le mouvement réformateur néolibéral. La lutte contre le racisme anti-musulman dans toute la société et la lutte contre l’islamo-empathie qui aveugle les responsables de la gauche de la gauche participent de la même nécessité et doivent être menées ensemble.
- Montrer que, comme dans les années 30, les extrêmes droites ne sont là que pour permettre au mouvement réformateur néolibéral de poursuivre son œuvre : aujourd’hui en vue du moment où l’alternance des partis LR et PS n’arrivera plus à garantir au capital un taux de profit suffisant (sans répugnance à s’allier aux forces néo-féodales qui impulsent le terrorisme jusque sur son territoire).
- Lire les écrits des intellectuels de l’extrême droite. Dans les années 30, juger que Mein Kampf est écrit par un fou, c’est comme dire aujourd’hui que les extrêmes droites religieuses n’ont rien à voir avec les vraies religions, toutes d’amour. Il suffit de lire les intellectuels des extrêmes droites religieuses pour s’apercevoir qu’ils passent leur temps à se référer aux textes « sacrés ». Il suffit d’écouter leurs prêches pour comprendre qu’ils ont une excellente connaissance de ces textes et manient les références érudites.
Alors que dans de cette majorité de la gauche de la gauche, des commentateurs qui n’ont jamais lu les textes dits sacrés savent, eux, quels sont la bonne religion, le bon catholicisme, le bon islam : quelle imposture ! N’importe quel internaute doué de raison (donc pas tout le monde !) peut aller lire les 7 numéros du magazine de Daesh, Dabiq en anglais ou Dar-el-Islam en français, pour s’en persuader. Idem avec les 14 numéros d’Inspire d’Al Qaïda dans la Péninsule arabique. Idem pour les autres extrêmes droites. - Plus généralement, produire une ligne stratégique globale incluant tous les combats économiques, sociaux, laïques, démocratiques, féministes, écologiques sans en oublier un seul (la majorité des responsables de la gauche de la gauche en oublie plusieurs, dont l’indispensable pierre angulaire qu’est la laïcité). Bien sûr, cette ligne doit s’appuyer, sous peine d’être hors sol, sur une analyse la plus juste possible du fonctionnement de la formation sociale capitaliste et de ses lois tendancielles (1)Voir nos livres sur http://www.gaucherepublicaine.org/librairie.
- Mettre en place des nouvelles pratiques sociales à la place des anciennes, qui ne mobilisent que les apparatchiks.
- Pratiquer le développement politique gramscien des bases d’appui (les « casemates » de Gramsci), la guerre de position puis la guerre de mouvement. Dans le développement des bases d’appui, comme dans le reste de l’activité politique, travailler avec méthode et des objectifs clarifiés, et abandonner l’activisme brouillon, dispersé et émotionnel.
- Instituer des formations politiques pour sortir des maladies infantiles de la gauche de la gauche. Nous reviendrons bientôt sur ce sujet : une piste, pour finir, le camp populaire doit partir de ses besoins pour imposer ses propres priorités (son « agenda »). Car on ne peut continuer de ne réagir que par rapport aux priorités affichées par les néolibéraux de droite ou de gauche ou du Front national. Ce point est crucial pour une gauche de gauche car, sinon, ce sont les adversaires qui nous dictent le chemin à parcourir.
Alors, on commence quand (2)Nous sommes avec le REP, un centre de ressources qui anime plus de 350 initiatives d’éducation populaire sur tous les sujets. Nous intervenons régulièrement sur des formations soit organisés par nous-mêmes soit par les organisations associatives, syndicales, mutualistes et politiques qui nous sollicitent pour le faire. Contactez-nous pour vous renseigner. ?
Notes de bas de page
↑1 | Voir nos livres sur http://www.gaucherepublicaine.org/librairie |
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↑2 | Nous sommes avec le REP, un centre de ressources qui anime plus de 350 initiatives d’éducation populaire sur tous les sujets. Nous intervenons régulièrement sur des formations soit organisés par nous-mêmes soit par les organisations associatives, syndicales, mutualistes et politiques qui nous sollicitent pour le faire. Contactez-nous pour vous renseigner. |