C’était en 2101 si je ne me trompe pas… l’émotion brouille mes pensées… le 10 mai 2101 plus exactement. Je me trouvais sur le parvis de la gare centrale et je profitais des derniers instants d’animation avant le couvre-feu. Je m’étais installé à une table de bar isolée et je sirotais une menthe à l’eau, relevant de temps à autre mon masque afin de pouvoir glisser la paille entre mes lèvres. Le dernier TTGV de la journée venait d’entrer en gare… TTGV train à très grande vitesse, amenant les voyageurs, installés dans des compartiments monoplaces à l’autre bout du territoire en une heure maximum… Les passagers sortaient du hall au compte-gouttes, respectant scrupuleusement les distances de sécurité, sous l’œil impitoyable des caméras espionnes. Plusieurs épidémies successives particulièrement meurtrières avaient ravagé la planète et chacun était tenu de se couvrir des pieds à la tête, ne devant laisser aucune parcelle de son corps à la merci d’une éventuelle contamination. Seuls les yeux, parfois dissimulés par des lunettes en verre fumé, étaient visibles.
Il y avait là une foule cosmopolite. Ceux qui avaient réussi, les rentiers, étaient reconnaissables à leurs vêtements somptueux et à leurs masques vénitiens. Ils déployaient tels des paons leurs plumes colorées au sein de ce qu’ils pensaient être un immense carnaval. Il y avait aussi bon nombre de travailleurs des deux sexes, pantalons ou tailleurs noirs, chemises ou corsages blancs, masques austères, certains préférant la cravate noire au col ouvert, signifiant ainsi leur espoir d’intégrer bientôt le corps des rentiers. On pouvait voir aussi bon nombre de soignants, en tenue de scaphandriers, charlotte sur la tête. Au dehors les attendaient la grande masse de ceux qui n’étaient rien, les miséreux, couverts de vêtements recyclés ou rapiécés, un slip inversé leur tenant parfois lieu de masque. Ceux-là, éparpillés sur le parvis, tendaient la main, quémandant quelques pièces ou explorant les poubelles des restaurants à la recherche de nourriture. De temps à autre, un artiste, vêtu d’une combinaison ajustée et portant un masque blanc, se prenait à emboîter le pas d’un rentier, imitant sa démarche hautaine. On repérait aussi quelques rares pickpockets, masques noirs sur le visage, qui réussissaient à subtiliser à distance, grâce à leur grande habileté, la Rolex de tel ou tel parvenu. Mais cela devenait de plus en plus rare car le réchauffement climatique aidant et sentant la révolte poindre, certains rentiers, transpirant à grosses gouttes, avaient troqué leurs vêtements finement ouvragés mais pesants et leurs masques aux couleurs vives pour des tenues plus discrètes, celles des travailleurs notamment ou même celles des plus présentables des miséreux. Dispersés dans la foule, se trouvaient enfin une quantité importante de robocops, entièrement vêtus de noir, veillant sous leurs visières à ce que les distances de sécurité fussent respectées et à ce qu’aucun échange de paroles n’eût lieu.
L’horloge centrale marquait 20 h. La foule, pourtant jamais compacte, devenait maintenant très clairsemée. Les rentiers se préparaient à déserter la place, se dirigeant vers leurs voitures particulières où des chauffeurs les attendaient pour les ramener vers leurs magnifiques villas arborées en périphérie de la ville. Les travailleurs et soignants se dirigeaient vers les arrêts de tram ou les bouches de métro pour regagner leurs domiciles respectifs. Quant aux miséreux, ils s’apprêtaient à s’égayer dans le quartier afin de trouver un endroit pour dormir. Les robocops, eux, se faisaient de plus en plus pressants, arpentant le parvis d’un air inquisiteur. Je laissai donc une poignée de pièces sur la table, me levai et regagnai mon chez moi, un petit appartement au dernier étage d’un immeuble ancien surplombant la place. Après un repas frugal et vite préparé, je me couchai tôt, négligeant même de me connecter sur internet afin de passer, comme la plupart de mes concitoyens, une partie de la nuit à échanger des mails avec de parfaits anonymes, conversations qui se terminaient en général soit par des insultes, soit par des manœuvres de séduction plus ou moins subtiles aboutissant en général à des impasses. La procréation était désormais strictement encadrée et les jeunes, depuis leur naissance jusqu’à leur majorité, soumis à un isolement sévère. Quant aux vieux, ils étaient priés d’attendre sous cloche que la mort voulût bien d’eux.
Ma nuit fut agitée, peuplée de cauchemars comme d’habitude. Je crois avoir entrevu des éclairs zébrer le ciel et même entendu un violent coup de tonnerre ébranlant les alentours.
Le matin, sortant péniblement de ma somnolence, je vis en m’approchant de la fenêtre que le ciel avait pris des teintes étranges, surprenant camaïeu mêlant le rose et le bleu. Dirigeant mon regard vers le parvis, je crus distinguer au centre de la place une forme noire élancée, sorte d’immense monolithe dressé vers le ciel.
Intrigué, je revêtis à la hâte ma tenue d’artiste, descendis l’escalier et me retrouvai devant la gare. Il y avait là plusieurs miséreux qui avaient dormi dans les parages et quelques amis de l’art attirés par cet événement surnaturel. Certains esquissaient d’ailleurs quelques pas de danse autour du monolithe ; d’autres tentaient de déchiffrer d’énigmatiques inscriptions gravées sur son flanc. Une multitude de curieux commençait maintenant à envahir la place, les premiers travailleurs et soignants, mais aussi quelques rentiers qui claquaient l’un après l’autre les portières de leurs limousines.
C’est alors qu’un pigeon, décrivant une courbe élégante dans le ciel coloré, vide depuis belle lurette de toute trace d’avion, esquissa une manœuvre d’atterrissage et vint se poser tout en haut du monolithe. De son perchoir, il contempla la foule à ses pieds, remua le bec afin d ‘éprouver l’ambiance et déposa sur le sommet pointu une fiente généreuse qui dégoulina tout au long. Alors quelqu’un, je crois que c’était un artiste, se mit à éclater de rire. Puis un autre fit glisser sa combinaison, découvrant ses épaules, puis ses hanches. D’autres l’imitèrent et guenilles, costumes, blouses blanches et même quelques tenues d’apparat se mirent bientôt à joncher le sol… jusqu’à ce qu’il n’y ait plus sur les lieux que des disciples d’Adam et Eve, nus comme au jour de la création.
Une personne regarda alors son voisin le plus proche droit dans les yeux et le salua d’un bonjour retentissant, aussitôt repris par tous les occupants de la place. Puis les gens se parlèrent avec le cœur, ce qu’ils n’avaient pas fait depuis bien longtemps… et les masques tombèrent !
Extrait du journal intime de Mickaël Coulibaly daté du 03/05/2150 et découvert par Michel Coste, en furetant dans les archives du futur, le 03/05/2020.