éd. Raison d’Agir, Parid
Pour Frédéric Lordon, cette crise est un démenti aux prétentions cardinales de la doctrine néolibérale : l’autorégulation des marchés et l’allocation optimum des ressources. Il en veut pour preuve les nombreuses crises financières et monétaires qui ont secoué les économies capitalistes, toutes les deux années et demie en moyenne, durant ces deux dernières décennies.
Economiste marxiste s’il en est, l’auteur, tout en rappelant la cause structurelle et centrale de cette crise, à savoir les crises cycliques de surproduction (relative) auxquelles est confronté le système capitaliste, a surtout entrepris de démystifier le discours néolibéral triomphaliste sur la prétendue efficacité des mécanismes de marché. Il a aussi longuement analysé les conséquences désastreuses des mesures de déréglementation économiques et financières, mises en œuvre au service des prédateurs des marchés financiers, depuis les années 1980.
« Innovation financière » ou prolifération financière ?
C’est ainsi que les investisseurs (spéculateurs) ont recherché, à travers ce qu’ils ont nommé pompeusement l’ « innovation financière », les plus hauts rendements possibles à leurs capitaux propres. Cette innovation consiste en la transformation en titres financiers (ou titrisation) des crédits bancaires et un certain type d’assurance.
Les produits dérivés de crédits structurés (ou non) et les produits assurantiels sont titrisés sous l’une des deux formes suivantes : les ABS (Asset Backed Securities) et les CDS (Credit Default Swap).
Les ABS sont des produits financiers dérivés de crédits structurés. Ils sont en effet structurés en pools de 3 tranches hiérarchisés, selon les degrés de risque qu’ils font encourir à leurs détenteurs et les profits proportionnels qu’ils leur procurent. Ils peuvent prendre différentes appellations, selon la classe de produits, dont les crédits ont été titrisés : prêts immobiliers (MBS), crédits à la consommation, prêts étudiants, etc. Des produits titrisés peuvent être combinés entre eux sous différentes formes (TRS, CMDS, etc.). Ce mélange de diverses tranches de produits dérivés de crédits structurés vise selon leurs fabricants (banques et monolines) à diluer les risques. La titrisation permet aux banques de faire coup double : transférer les risques de non-remboursement par un emprunteur, en transformant des dettes en titres financiers, puis les vendre à d’autres établissements. Cette vente a l’avantage également de leur procurer de nouveaux capitaux, qu’elles accorderont sous forme de nouveaux crédits, et ainsi de suite.
Les CDS consistent, pour une banque, à transférer les risques de non-remboursement d’un crédit, en souscrivant à ce dernier une police d’assurance, auprès d’un établissement spécialisé (dit monoline). Les entrepreneurs souscrivent également ce type d’assurance contre la variation des taux de change, des taux d’intérêt, des prix des matières premières et ceux des produits finis. Les CDS ont eux aussi leur variante : les CDO.
En vérité, ces précautions comportent séparément et cumulativement des risques énormes, pour les spéculateurs, ainsi que pour les systèmes économiques et financiers nationaux et internationaux.
Il s’agit aussi bien de l’importante proportion de crédits accordés à des emprunteurs insolvables que de la fabrication de produits titrisés, de plus en plus complexes, et de ce fait extrêmement difficile à en évaluer les risques.
Il est également question de la négociabilité des produits titrisés, c’est-à-dire de leur capacité à être vendus et achetés sur les marchés financiers. Cette disposition a rendu, elle aussi, quasi-impossible non seulement l’évaluation des risques (le troisième ou le cinquième acquéreur du titre ne connait ni l’identité ni la solvabilité de l’emprunteur initial) et leur localisation (chez quel détenteur, tel produit titrisé se trouvent à tel ou tel moment), mais pousse aussi à négliger les risques que peut comporter un produit titrisé, par la banque et par toute la chaîne des spéculateurs, car chacun d’entre eux n’acquière la plupart du temps le produit en question, que pour le revendre immédiatement (le transfèrement du risque) et empocher une belle plus-value.
A titre d’illustration, la valeur de la dette d’entreprises (les obligations) s’élève à 5,7 trillions de dollars, alors que la valeur de leurs assurances (celle des CDS) s’étaient élevés à la mi-2008 à 62 trillions de dollars (un trillion = un millier de milliards), soit dix fois plus.
L’effet de levier
Outre les bonus versés aux traders, la forte complaisance des agences de notation corrompues et le nouveau système d’évaluation des risques de défaut de paiement, « Value-at-Risk » (Valeur exposée au risque), évaluation fondée sur les théories de probabilités, l’auteur cite l’effet de levier. Il s’agit d’un investissement, fondé en grande partie, sur des capitaux empruntés, et qui démultiplie les gains, mais aussi les pertes dans les mêmes proportions.
C’est pourquoi les banques exigent de l’emprunteur-investisseur un dépôt de garantie en fonds propres. Elles peuvent en rehausser le montant (deux fois, quatre fois plus…), si les risques de l’investissement s’accroissaient. L’intéressé peut se trouver alors obligé de vendre une partie de ses actifs pour disposer d’argent frais en vue de satisfaire au nouveau montant de dépôt de garantie. Cette vente, lorsqu’elle se déroule en même temps que la vente du même type d’actifs par plusieurs autres investisseurs, entraîne une perte considérable de la valeur aussi bien des actifs mis en vente que des actifs conservés par les investisseurs. Ceci à cause des nouvelles règles comptables internationales, « mark-to-market », aux conséquences, elles aussi catastrophiques : l’achat et la vente des actifs financiers se font au prix du marché, et non plus à leur valeur nominal (d’acquisition). C’est ce qui est arrivé à BNP-Paribas, Citigroup, Merril Lunch… ou acculés à la faillite, comme la banque Bear Stearns, etc.
Bâle I et Bâle II
Ce n’est donc pas les « mesurettes », décidées à Bâle I et à Bâle II, fixant notamment les ratios prudentiels des banques à 8% du volume total des crédits qu’elles octroient, qui ont été capables de prévenir les risques ou d’enrailler les multiples crises financières et monétaires de ces vingt dernières années.
L’opacité du marché des produits titrisés a également provoqué l’apparition du « risque de contrepartie » (méfiance mutuelle entre établissements financiers) et ses conséquences, la quasi-disparition des prêts interbancaires, ainsi que la montée en flèche de leurs taux d’intérêt.
La crise interbancaire actuelle a pris en otage les Etats et leurs banques centrales au profit des marchés financiers. Les premiers se trouvent obligés de venir au secours des seconds, afin d’éviter une crise systémique, c’est-à-dire l’extension (ou généralisation) de la crise financière aux sphères économique et monétaires, au lieu de re-réglementer les folles activités des marchés financiers.
Ces facilités ne pourront qu’encourager ces marchés à prendre davantage de risques dans le futur, tant ils sont sûrs d’être sauvés par les Etats.