Quand on demandait à Engels de dire quelles seraient les grandes lignes d’organisation de la société post-bourgeoise, il répondait ne pas être là « pour faire bouillir les marmites de l’avenir ». Car il savait que, si selon l’analyse critique des lois du capital, le sens de l’histoire condamnait le capitalisme à son propre dépassement, celui-ci n’était pas pour autant écrit dans son détail, tant il dépendait aussi des tours pris par la lutte des classes.
C’est ce même parti que prennent les auteurs de ce livre (1)Gérard Duménil et Dominique Lévy, La grande bifurcation. En finir avec le néolibéralisme, Éditions La Découverte. L’horizon des possibles, Paris, 2014., Gérard Duménil et Dominique Lévy. Très largement connus pour leurs travaux théoriques, notamment en macroéconomie, ils se proposent de se situer dans la ligne marxiste afin de « mener une enquête sur la dynamique du capitalisme ». En réfutation de ceux qui tirent argument de l’échec du système soviétique pour proclamer une fin de l’histoire qui pérenniserait définitivement le capitalisme néolibéral, les auteurs veulent rénover l’argumentation en faveur de sa fin en analysant les tendances et les transformations de la production capitaliste qui visent à le perpétuer, mais qui ne suppriment pas les contradictions internes qui le travaillent.
À cette fin, ils reprennent le fil d’une réflexion qui donna déjà lieu à la publication d’un petit livre (2)Gérard Duménil et Dominique Lévy, Économie marxiste du capitalisme, Éditions La Découverte. Repères, Paris, 2003. dans lequel ils émettaient l’« hypothèse cadriste », que ce livre explore plus avant. Cette hypothèse est que le développement « naturel » du capitalisme l’a socialisé et a autonomisé les fonctions de gestion qui revenaient de droit aux capitalistes en tant que « hommes aux écus », pour les confier à des cadres. Ces cadres de gestion sont au départ des salariés agissant pour le compte des propriétaires, mais ils vont progressivement se constituer en classe à part entière, dont la stratégie politique pèse sur le devenir du capitalisme, à travers le jeu des contradictions internes de lois tendancielles de la dynamique économique confrontées aux luttes sociales et politiques. La « grande bifurcation » est alors, entre « à droite » le dépassement du capitalisme néolibéral dans une société de classes « néomanagériale » sous le leadership des cadres alliés aux capitalistes, et « à gauche », la sortie vers une société effaçant graduellement les classes sous la conduite des « encadrés » alliés aux cadres, rappelant le compromis d’après 45, mais avec cette fois les classes populaires en position dominante.
Pour évaluer la pertinence de cette hypothèse, GD et DL revisitent l’histoire du capitalisme et des configurations de pouvoir qui se sont succédé. Selon eux, le capitalisme est foncièrement sous la domination de la finance, le 19e siècle en fut l’exemple qui opposa les capitalistes, possesseurs de l’argent, aux travailleurs producteurs immédiats. Mais la concentration du capital et le progrès technique ont fait émerger des cadres de gestion, des « managers », ce qui a changé la structure de classe, non plus bipolaire, mais devenue tripolaire : capitalistes, cadres et « encadrés » (les employés d’exécution et les ouvriers), ce qui a donc changé aussi les effets de la lutte des classes sur la dynamique sociale.
Ainsi, les auteurs analysent la période de forte croissance d’après-guerre, les fameuses « Trente glorieuses », comme un moment d’alliance « à gauche » des cadres avec les classes populaires, ce qui libéra les conditions d’une forte accumulation de capital, d’un fort progrès technique, d’un forte hausse des revenu et une baisse des inégalités. Mais cela aboutit aussi, à la fin, sous l’effet de la crise du profit de la fin des années soixante, à un blocage de l’accumulation, combattu par le recours à un chômage structurel croissant et une forte inflation qui pratiquait l’« euthanasie des rentiers ». Il en résulta un renversement d’alliance, les cadres rejoignant les capitalistes pour promouvoir et mener les politiques « monétaristes » de restauration des patrimoines et des profits. Le néolibéralisme, dirigé contre l’inflation et les transferts sociaux, succède ainsi au keynésianisme afin de rétablir l’hégémonie de la finance et assurer la « revanche des rentiers » (des capitalistes).
Où cela peut-il conduire ? Le capitalisme néolibéral ne peut pas continuer tel quel, miné par ses contradictions internes, mais les trajectoires suivies sont tendanciellement différentes aux É-U et en Europe. Selon les auteurs, aux É-U, il semble que la tendance soit plutôt à la consolidation d’un néolibéralisme revivifié par les bas salaires et le faible coût de l’énergie (grâce au gaz de schiste), avantages dont il dispose pour l’instant, mais un néolibéralisme « néomanagerial », c’est-à-dire financiarisé et sous domination des cadres, soit donc une société de classes post-capitaliste.
En Europe, par contre, malgré des différences entre une Allemagne plutôt tournée vers l’industrie et une France qui compte plutôt sur la finance, les structures de gestion et le poids du modèle social peuvent laisser entrevoir une résistance à ce néomanagérialisme. Une possibilité s’ouvre alors de prendre la bifurcation « à gauche », vers un nouveau compromis cadres-couches populaires apte à casser l’hégémonie de la finance, soucieux de retrouver l’autonomie de gestion afin de se mettre à l’abri des effets destructeurs de la mondialisation, ce qui suppose une gouvernance pour le bien commun.
Cette espérance ouvre un vaste programme. Les auteurs sont conscients qu’un nouveau compromis « à gauche » à visée de domination du peuple n’est pas un long fleuve tranquille, et leurs espoirs reposent sur la capacité des alliés à dépasser leur concurrence dans une « démocratie étendue [sous la double condition de démocratie interne dans la classe des cadres et d’autonomie des classes populaires] permettant à la pression populaire de se faire valoir en tant que telle, sans doute le seul véritable contexte susceptible d’empêcher les dérives des ambitions des cadres ».
Entre méfiance envers un enthousiasme excessif et volonté de ne pas renoncer, ce livre veut porter l’espoir que les luttes sociales parviendront à transformer le monde pour peu qu’elles parviennent à le faire bifurquer dans la bonne direction.
Acceptons-en l’augure, même si on peut s’interroger sur certaines bifurcations de l’analyse. Ainsi, on peut se demander s’il est correct de définir le capitalisme par la domination de la classe des capitalistes, et non par le rapport de production, qui se moque bien de savoir qui le gère. À ce compte, l’économie soviétique n’était pas capitaliste, ce qui peut se discuter. De même, il n’est pas certain que la structure de classe bipolaire capitalistes-ouvriers sur laquelle Marx a fondé sa prédiction de la fin de la société de classes soit dépassée. Dans cette ligne, on peut très bien faire des cadres une classe intermédiaire, une nouvelle petite-bourgeoisie, qui n’aura jamais vocation à devenir dominante, mais qui devra un jour choisir son camp. À la fin, le résultat est le même, dira-t-on, et pourquoi ne pas considérer que ce livre explore les principes et les conditions de la transition. À méditer.
Mais à faire de la prospective de temps long, au prétexte de l’urgence, on oublie le temps court, celui de la crise, de la réalité de la vie, on oublie l’état de la conscience de classe des classes populaires, qui peut les conduire à bifurquer à l’extrême droite, autre configuration néolibérale déjà vue, alliant cadres et bourgeoisie. Il manque donc une articulation de la gestion de la crise actuelle aux tendances longues décelées. On peut avoir l’impression qu’aux yeux des auteurs, la crise structurelle ouverte à la fin des années soixante n’est déjà plus qu’un accident de parcours, un épiphénomène, et qu’au fond, l’hypothèse cadriste leur permet, à juste titre, de réfuter le duo catastrophisme du grand soir-gradualisme de la social-démocratie originelle, mais qu’elle n’est pas plus qu’une fiction désincarnée supplémentaire.
Notes de bas de page